Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 42

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XLII.

Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc trois portes et deux pièces à traverser avant celle où elle supposait Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s’arrêter, si la force lui manquait.

Elle pénétra dans une salle voûtée, qui n’offrait d’autre ameublement qu’un lit de fougère sèche sur lequel était jetée une peau de mouton. Une paire de chaussures à l’ancienne mode, dans un délabrement remarquable, lui servit d’indice pour reconnaître la chambre à coucher de Zdenko. Elle reconnut aussi le petit panier qu’elle avait porté rempli de fruits sur la pierre d’Épouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin disparu. Elle se décida à ouvrir la seconde porte, après avoir refermé la première avec soin ; car elle songeait toujours avec effroi au retour possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde pièce où elle entra était voûtée comme la première, mais les murs étaient revêtus de nattes et de claies garnies de mousse. Un poêle y répandait une chaleur suffisante, et c’était sans doute le tuyau creusé dans le roc qui produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo avait observée. Le lit d’Albert était, comme celui de Zdenko, formé d’un amas de feuilles et d’herbes desséchées ; mais Zdenko l’avait couvert de magnifiques peaux d’ours, en dépit de l’égalité absolue qu’Albert exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne chagrinait pas la tendresse passionnée qu’il lui portait et la préférence de sollicitude qu’il lui donnait sur lui-même. Consuelo fut reçue dans cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la serrure, s’était posté sur le seuil, l’oreille dressée et l’œil inquiet. Mais Cynabre avait reçu de son maître une éducation particulière : c’était un ami, et non pas un gardien. Il lui avait été si sévèrement interdit dès son enfance de hurler et d’aboyer, qu’il avait perdu tout à fait cette habitude naturelle aux êtres de son espèce. Si on eût approché d’Albert avec des intentions malveillantes, il eût retrouvé la voix ; si on l’eût attaqué, il l’eût défendu avec fureur. Mais prudent et circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit sans être sûr de son fait, et sans avoir examiné et flairé les gens avec attention. Il approcha de Consuelo avec un regard pénétrant qui avait quelque chose d’humain, respira son vêtement et surtout sa main qui avait tenu longtemps les clefs touchées par Zdenko ; et, complètement rassuré par cette circonstance, il s’abandonna au souvenir bienveillant qu’il avait conservé d’elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur les épaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu’il balayait lentement la terre de sa queue superbe. Après cet accueil grave et honnête, il alla se recoucher sur le bord de la peau d’ours qui couvrait le lit de son maître, et s’y étendit avec la nonchalance de la vieillesse, non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de Consuelo.

Avant d’oser approcher de la troisième porte, Consuelo jeta un regard sur l’arrangement de cet ermitage, afin d’y chercher quelque révélation sur l’état moral de l’homme qui l’occupait. Elle n’y trouva aucune trace de démence ni de désespoir. Une grande propreté, une sorte d’ordre y régnait. Il y avait un manteau et des vêtements de rechange accrochés à des cornes d’aurochs, curiosités qu’Albert avait rapportées du fond de la Lithuanie ; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux étaient bien rangés sur une bibliothèque en planches brutes, que soutenaient de grosses branches artistement agencées par une main rustique et intelligente. La table, les deux chaises, étaient de la même matière et du même travail Un herbier et des livres de musique anciens, tout à fait inconnus à Consuelo, avec des titres et des paroles slaves, achevaient de révéler les habitudes paisibles, simples et studieuses de l’anachorète. Une lampe de fer curieuse par son antiquité, était suspendue au milieu de la voûte, et brûlait dans l’éternelle nuit de ce sanctuaire mélancolique.

Consuelo remarqua encore qu’il n’y avait aucune arme dans ce lieu. Malgré le goût des riches habitants de ces forêts pour la chasse et pour les objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n’avait pas un fusil, pas un couteau ; et son vieux chien n’avait jamais appris la grande science, en raison de quoi Cynabre était un sujet de mépris et de pitié pour le baron Frédérick. Albert avait horreur du sang ; et quoiqu’il parût jouir de la vie moins que personne, il avait pour l’idée de la vie en général un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait ni donner ni voir donner la mort, même aux derniers animaux de la création. Il eût aimé toutes les sciences naturelles ; mais il s’arrêtait à la minéralogie et à la botanique. L’entomologie lui paraissait déjà une science trop cruelle, et il n’eût jamais pu sacrifier la vie d’un insecte à sa curiosité.

Consuelo savait ces particularités. Elle se les rappelait en voyant les attributs des innocentes occupations d’Albert. Non, je n’aurai pas peur, se disait-elle, d’un être si doux et si pacifique. Ceci est la cellule d’un saint, et non le cachot d’un fou. Mais plus elle se rassurait sur la nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublée et confuse. Elle regrettait presque de ne point trouver là un aliéné, ou un moribond ; et la certitude de se présenter à un homme véritable la faisait hésiter de plus en plus.

Elle rêvait depuis quelques minutes, ne sachant comment s’annoncer, lorsque le son d’un admirable instrument vint frapper son oreille : c’était un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n’avait entendu un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui était inconnu ; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu’il devait être plus ancien que toute l’ancienne musique qu’elle connaissait. Elle écoutait avec ravissement, et s’expliquait maintenant pourquoi Albert l’avait si bien comprise dès la première phrase qu’il lui avait entendu chanter. C’est qu’il avait la révélation de la vraie, de la grande musique. Il pouvait n’être pas savant à tous égards, il pouvait ne pas connaître les ressources éblouissantes de l’art ; mais il avait en lui le souffle divin, l’intelligence et l’amour du beau. Quand il eut fini, Consuelo, rassurée entièrement et animée d’une sympathie plus vive, allait se hasarder à frapper à la porte qui la séparait encore de lui, lorsque cette porte s’ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte s’avancer la tête penchée, les yeux baissés vers la terre, avec son violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa pâleur était effrayante, ses cheveux et ses habits dans un désordre que Consuelo n’avait pas encore vu. Son air préoccupé, son attitude brisée et abattue, la nonchalance désespérée de ses mouvements, annonçaient sinon l’aliénation complète, du moins le désordre et l’abandon de la volonté humaine. On eût dit un de ces spectres muets et privés de mémoire, auxquels croient les peuples slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l’on voit agir sans suite et sans but, obéir comme par instinct aux anciennes habitudes de leur vie, sans reconnaître et sans voir leurs amis et leurs serviteurs terrifiés qui fuient ou les regardent en silence, glacés par l’étonnement et la crainte.

Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s’apercevant qu’il ne la voyait pas, bien qu’elle fût à deux pas de lui. Cynabre s’était levé, il léchait la main de son maître. Albert lui dit quelques paroles amicales en bohémien ; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui reportait ses discrètes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement les pieds de cette jeune fille qui étaient chaussés à peu près en ce moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tête, il lui dit en bohémien quelques paroles qu’elle ne comprit pas, mais qui semblaient une demande et qui se terminaient par son nom.

En le voyant dans cet état, Consuelo sentit disparaître sa timidité. Tout entière à la compassion, elle ne vit plus que le malade à l’âme déchirée qui l’appelait encore sans la reconnaître ; et, posant sa main sur le bras du jeune homme avec confiance et fermeté, elle lui dit en espagnol de sa voix pure et pénétrante :

« Voici Consuelo. »