Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 105

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CV.

Le comte Christian tomba comme foudroyé sur son fauteuil ; la chanoinesse, en proie à des sanglots convulsifs, se jeta sur Albert, comme si elle eût espéré le ranimer encore une fois par ses caresses ; le baron Frédéric prononça quelques mots sans suite ni sens qui avaient le caractère d’un égarement tranquille. Supperville s’approcha de Consuelo, dont l’énergique immobilité l’effrayait plus que la crise des autres :

« Ne vous occupez pas de moi, Monsieur, lui dit-elle, ni vous non plus, mon ami, répondit-elle au Porpora, qui portait sur elle toute sa sollicitude dans le premier moment. Emmenez ces malheureux parents. Soignez-les, ne songez qu’à eux : moi, je resterai ici. Les morts n’ont besoin que de respect et de prières. »

Le comte et le baron se laissèrent emmener sans résistance. La chanoinesse, roide et froide comme un cadavre, fut emportée dans son appartement, où Supperville la suivit pour la secourir. Le Porpora, ne sachant plus lui-même où il en était, sortit et se promena dans les jardins comme un fou. Il étouffait. Sa sensibilité était comme emprisonnée sous une cuirasse de sécheresse plus apparente que réelle, mais dont il avait pris l’habitude physique. Les scènes de deuil et de terreur exaltaient son imagination impressionnable, et il courut longtemps au clair de la lune, poursuivi par des voix sinistres qui lui chantaient aux oreilles un Dies iræ effrayant.

Consuelo resta donc seule auprès d’Albert ; car à peine le chapelain eut-il commencé à réciter les prières de l’office des morts, qu’il tomba en défaillance, et il fallut l’emporter à son tour. Le pauvre homme s’était obstiné à veiller Albert avec la chanoinesse durant toute sa maladie, et il était au bout de ses forces. La comtesse de Rudolstadt, agenouillée près du corps de son époux, tenant ses mains glacées dans les siennes, et la tête appuyée contre ce cœur qui ne battait plus, tomba dans un profond recueillement. Ce que Consuelo éprouva en cet instant suprême ne fut point précisément de la douleur. Du moins ce ne fut pas cette douleur de regret et de déchirement qui accompagne la perte des êtres nécessaires à notre bonheur de tous les instants. Son affection pour Albert n’avait pas eu ce caractère d’intimité, et sa mort ne creusait pas un vide apparent dans son existence. Le désespoir de perdre ce qu’on aime tient souvent à des causes secrètes d’amour de soi-même et de lâcheté en face des nouveaux devoirs que leur absence nous crée. Une partie de cette douleur est légitime, l’autre ne l’est pas et doit être combattue, quoiqu’elle soit aussi naturelle. Rien de tout cela ne pouvait se mêler à la tristesse solennelle de Consuelo. L’existence d’Albert était étrangère à la sienne en tous points, hormis un seul, le besoin d’admiration, de respect et de sympathie qu’il avait satisfait en elle. Elle avait accepté la vie sans lui, elle avait même renoncé à tout témoignage d’une affection que deux jours auparavant elle croyait encore avoir perdue. Il ne lui était resté que le besoin et le désir de rester fidèle à un souvenir sacré. Albert avait été déjà mort pour elle ; il ne l’était guère plus maintenant, et peut-être l’était-il moins à certains égards ; car enfin Consuelo, longtemps exaltée par le commerce de cette âme supérieure, en était venue depuis, dans ses méditations rêveuses, à adopter la croyance poétique d’Albert sur la transmission des âmes. Cette croyance avait trouvé une forte base dans sa haine instinctive pour l’idée des vengeances infernales de Dieu envers l’homme après la mort, et dans sa foi chrétienne à l’éternité de la vie de l’âme. Albert vivant, mais prévenu contre elle par les apparences, infidèle à l’amour ou rongé par le soupçon, lui était apparu comme enveloppé d’un voile et transporté dans une nouvelle existence, incomplète au prix de celle qu’il avait voulu consacrer à l’amour sublime et à l’inébranlable confiance. Albert, ramené à cette foi, à cet enthousiasme, et exhalant le dernier soupir sur son sein, était-il donc anéanti pour elle ? Ne vivait-il pas de toute la plénitude de la vie en passant sous cet arc de triomphe d’une belle mort, qui conduit soit à un mystérieux repos temporaire, soit à un réveil immédiat dans un milieu plus pur et plus propice ? Mourir en combattant sa propre faiblesse, et renaître doué de la force ; mourir en pardonnant aux méchants, et renaître sous l’influence et l’égide des cœurs généreux ; mourir déchiré de sincères remords, et renaître absous et purifié avec les innéités de la vertu, ne sont-ce point là d’assez divines récompenses ? Consuelo, initiée par les enseignements d’Albert à ces doctrines qui avaient leur source dans le hussitisme de la vieille Bohême et dans les mystérieuses sectes des âges antérieurs (lesquelles se rattachaient à de sérieuses interprétations de la pensée même du Christ et à celle de ses devanciers) ; Consuelo, doucement, sinon savamment convaincue que l’âme de son époux ne s’était pas brusquement détachée de la sienne pour aller l’oublier dans les régions inaccessibles d’un empyrée fantastique, mêlait à cette notion nouvelle quelque chose des souvenirs superstitieux de son adolescence. Elle avait cru aux revenants comme y croient les enfants du peuple ; elle avait vu plus d’une fois en rêve le spectre de sa mère s’approchant d’elle pour la protéger et la préserver. C’était une manière de croire déjà à l’éternel hyménée des âmes des morts avec le monde des vivants ; car cette superstition des peuples naïfs semble être restée de tout temps comme une protestation contre le départ absolu de l’essence humaine pour le ciel ou l’enfer des législateurs religieux.

Consuelo, attachée au sein de ce cadavre, ne s’imaginait donc pas qu’il était mort, et ne comprenait rien à l’horreur de ce mot, de ce spectacle et de cette idée. Il ne lui semblait pas que la vie intellectuelle pût s’évanouir si vite, et que ce cerveau, ce cœur à jamais privé de la puissance de se manifester, fût déjà éteint complètement.

« Non, pensait-elle, l’étincelle divine hésite peut-être encore à se perdre dans le sein de Dieu, qui va la reprendre pour la renvoyer à la vie universelle sous une nouvelle forme humaine. Il y a encore peut-être une sorte de vie mystérieuse, inconnue, dans ce sein à peine refroidi ; et d’ailleurs, où que soit l’âme d’Albert, elle voit, elle comprend, elle sait ce qui se passe ici autour de sa dépouille. Elle cherche peut-être dans mon amour un aliment pour sa nouvelle activité, dans ma foi une force d’impulsion pour aller chercher en Dieu l’élan de la résurrection. »

Et, pénétrée de ces vagues pensées, elle continuait à aimer Albert, à lui ouvrir son âme, à lui donner son dévouement, à lui renouveler le serment de fidélité qu’elle venait de lui faire au nom de Dieu et de sa famille ; enfin à le traiter dans ses idées et dans ses sentiments, non comme un mort qu’on pleure parce qu’on va s’en détacher, mais comme un vivant dont on respecte le repos en attendant qu’on lui sourie à son réveil.

Lorsque le Porpora retrouva sa raison, il se souvint avec effroi de la situation où il avait laissé sa pupille, et se hâta de la rejoindre. Il fut surpris de la trouver aussi calme que si elle eût veillé au chevet d’un ami. Il voulut lui parler et l’exhorter à aller prendre du repos.

« Ne dites pas de paroles inutiles devant cet ange endormi, lui répondit-elle. Allez vous reposer, mon bon maître ; moi, je me repose ici.

— Tu veux donc te tuer ? dit le Porpora avec une sorte de désespoir.

— Non, mon ami, je vivrai, répondit Consuelo ; je remplirai tous mes devoirs envers lui et envers vous ; mais je ne l’abandonnerai pas d’un instant cette nuit. »

Comme rien ne se faisait dans la maison sans l’ordre de la chanoinesse, et qu’une frayeur superstitieuse régnait à propos d’Albert dans l’esprit de tous les domestiques, personne n’osa, durant toute cette nuit, approcher du salon où Consuelo resta seule avec Albert. Le Porpora et le médecin allaient et venaient de la chambre du comte à celle de la chanoinesse et à celle du chapelain. De temps en temps, ils revenaient informer Consuelo de l’état de ces infortunés et s’assurer du sien propre. Ils ne comprenaient rien à tant de courage.

Enfin aux approches du matin, tout fut tranquille. Un sommeil accablant vainquit toutes les forces de la douleur. Le médecin, écrasé de fatigue, alla se coucher ; le Porpora s’assoupit sur une chaise, la tête appuyée sur le bord du lit du comte Christian. Consuelo seule n’éprouva pas le besoin d’oublier sa situation. Perdue dans ses pensées, tour à tour priant avec ferveur ou rêvant avec enthousiasme, elle n’eut pour compagnon assidu de sa veillée silencieuse que le triste Cynabre, qui, de temps en temps, regardait son maître, lui léchait la main, balayait avec sa queue la cendre de l’âtre, et, habitué à ne plus recevoir les caresses de sa main débile, se recouchait avec résignation, la tête allongée sur ses pieds inertes.

Quand le soleil, se levant derrière les arbres du jardin, vint jeter une clarté de pourpre sur le front d’Albert, Consuelo fut tirée de sa méditation par la chanoinesse. Le comte ne put sortir de son lit, mais le baron Frédéric vint machinalement prier, avec sa sœur et le chapelain, autour de l’autel, puis on parla de procéder à l’ensevelissement ; et la chanoinesse, retrouvant des forces pour ces soins matériels, fit appeler ses femmes et le vieux Hanz. Ce fut alors que le médecin et le Porpora exigèrent que Consuelo allât prendre du repos, et elle s’y résigna, après avoir passé auprès du lit du comte Christian, qui la regarda sans paraître la voir. On ne pouvait dire s’il veillait ou s’il dormait ; ses yeux étaient ouverts, sa respiration calme, sa figure sans expression.

Lorsque Consuelo se réveilla au bout de quelques heures, elle descendit au salon, et son cœur se serra affreusement en le trouvant désert. Albert avait été déposé sur un brancard de parade et porté dans la chapelle. Son fauteuil était vide à la même place où Consuelo l’avait vu la veille. C’était tout ce qui restait de lui en ce lieu qui avait été le centre de la vie de toute la famille pendant tant de jours amers. Son chien même n’était plus là ; le soleil printanier ravivait ces tristes lambris, et les merles sifflaient dans le jardin avec une insolente gaieté.

Consuelo passa doucement dans la pièce voisine, dont la porte restait entr’ouverte. Le comte Christian était toujours couché, toujours insensible, en apparence, à la perte qu’il venait de faire. Sa sœur, reportant sur lui toute la sollicitude qu’elle avait eue pour Albert, le soignait avec vigilance. Le baron regardait brûler les bûches dans la cheminée d’un air hébété ; seulement des larmes, qui tombaient silencieusement sur ses joues sans qu’il songeât à les essuyer, montraient qu’il n’avait pas eu le bonheur de perdre la mémoire.

Consuelo s’approcha de la chanoinesse pour lui baiser la main ; mais cette main se retira d’elle avec une insurmontable aversion. La pauvre Wenceslawa voyait dans cette jeune fille le fléau et la destruction de son neveu. Elle avait eu horreur du projet de leur mariage dans les premiers temps, et s’y était opposée de tout son pouvoir ; et puis, quand elle avait vu que, malgré l’absence, il était impossible d’y faire renoncer Albert, que sa santé, sa raison et sa vie en dépendaient, elle l’avait souhaité et hâté avec autant d’ardeur qu’elle y avait porté d’abord d’effroi et de répulsion. Le refus du Porpora, la passion exclusive qu’il n’avait pas craint d’attribuer à Consuelo pour le théâtre, enfin tous les officieux et funestes mensonges dont il avait rempli plusieurs lettres au comte Christian, sans jamais faire mention de celles que Consuelo avait écrites et qu’il avait supprimées, avaient causé au vieillard la plus vive douleur, à la chanoinesse la plus amère indignation. Elle avait pris Consuelo en haine et en mépris, lui pouvant pardonner, disait-elle, d’avoir égaré la raison d’Albert par ce fatal amour, mais ne pouvant l’absoudre de l’avoir impudemment trahi. Elle ignorait que le véritable meurtrier d’Albert était le Porpora. Consuelo, qui comprenait bien sa pensée, eût pu se justifier ; mais elle aima mieux assumer sur elle tous les reproches, que d’accuser son maître et de lui faire perdre l’estime et l’affection de la famille. D’ailleurs, elle devinait de reste que, si, la veille, Wenceslawa avait pu abjurer toutes ses répugnances et tous ses ressentiments par un effort d’amour maternel, elle devait les retrouver, maintenant que le sacrifice avait été inutilement accompli. Chaque regard de cette pauvre tante semblait lui dire : « Tu as fait périr notre enfant ; tu n’as pas su lui rendre la vie : et maintenant, il ne nous reste que la honte de ton alliance. »



C’est la mort ! (Page 295.)

Cette muette déclaration de guerre hâta la résolution qu’elle avait déjà prise de consoler, autant que possible, la chanoinesse de ce dernier malheur.

« Puis-je implorer de Votre Seigneurie, lui dit-elle avec soumission, de me fixer l’heure d’un entretien particulier ? Je dois partir demain avant le jour, et je ne puis m’éloigner d’ici sans vous faire connaître mes respectueuses intentions.

— Vos intentions ! je les devine de reste, répondit la chanoinesse avec aigreur. Soyez tranquille, Mademoiselle ; tout sera en règle, et les droits que la loi vous donne seront scrupuleusement respectés.

— Je vois qu’au contraire vous ne me comprenez nullement, Madame, reprit Consuelo ; il me tarde donc beaucoup…

— Eh bien, puisqu’il faut que je boive encore ce calice, dit la chanoinesse en se levant, que ce soit donc tout de suite, pendant que je m’en sens encore le courage. Suivez-moi, Signora. Mon frère aîné paraît sommeiller en ce moment. M. Supperville, de qui j’ai obtenu encore une journée de soins pour lui, voudra bien me remplacer pour une demi-heure. »

Elle sonna, et fit demander le docteur ; puis, se tournant vers le baron :

« Mon frère, lui dit-elle, vos soins sont inutiles, puisque Christian n’a pas encore recouvré le sentiment de ses infortunes. Peut-être cela n’arrivera-t-il point, heureusement pour lui, malheureureusement pour nous ! Peut-être cet accablement est-il le commencement de la mort. Je n’ai plus que vous au monde, mon frère ; soignez votre santé, qui n’est que trop altérée par cette morne inaction où vous voilà tombé. Vous étiez habitué au grand air et à l’exercice : allez faire un tour de promenade, prenez un fusil : le veneur vous suivra avec ses chiens. Je sais bien que cela ne vous distraira pas de votre douleur ; mais, au moins, vous en ressentirez un bien physique, j’en suis certaine. Faites-le pour moi, Frédéric : c’est l’ordre du médecin, c’est la prière de votre sœur ; ne me refusez pas. C’est la plus grande consolation que vous puissiez me donner en ce moment, puisque la dernière espérance de ma triste vieillesse repose sur vous. »

Le baron hésita, et finit par céder. Ses domestiques l’emmenèrent, et il se laissa conduire dehors comme un enfant. Le docteur examina le comte Christian, qui ne donnait aucun signe de sensibilité, bien qu’il répondit à ses questions et parût reconnaître tout le monde d’un air de douceur et d’indifférence.

« La fièvre n’est pas très-forte, dit Supperville bas à la chanoinesse ; si elle n’augmente pas ce soir, ce ne sera peut-être rien. »

Wenceslawa, un peu rassurée, lui confia la garde de son frère, et emmena Consuelo dans un vaste appartement, richement décoré à l’ancienne mode, où cette dernière n’était jamais entrée. Il y avait un grand lit de parade, dont les rideaux n’avaient pas été remués depuis plus de vingt ans. C’était celui où Wanda de Prachalitz, la mère du comte Albert, avait rendu le dernier soupir ; et cette chambre était la sienne.

« C’est ici, dit la chanoinesse d’un air solennel, après avoir fermé la porte, que nous avons retrouvé Albert, il y a aujourd’hui trente-deux jours, après une disparition qui en avait duré quinze. Depuis ce moment-là, il n’y est plus entré ; il n’a plus quitté le fauteuil où il est mort hier au soir. »

Les sèches paroles de ce bulletin nécrologique furent articulées d’un ton amer qui enfonça autant d’aiguilles dans le cœur de la pauvre Consuelo. La chanoinesse prit ensuite à sa ceinture son inséparable trousseau de clefs, marcha vers une grande crédence de chêne sculpté, et en ouvrit les deux battants. Consuelo y vit une montagne de joyaux ternis par le temps, d’une forme bizzarre, antiques pour la plupart, et enrichis de diamants et de pierres précieuses d’un prix considérable.

« Voilà, lui dit la chanoinesse, les bijoux de famille que possédait ma belle-sœur, femme du comte Christian, avant son mariage ; voici, plus loin, ceux de ma grand-mère, dont mes frères et moi lui avons fait présent ; voici, enfin, ceux que son époux lui avait achetés. Tout ceci appartenait à son fils Albert, et vous appartient désormais, comme à sa veuve… Emportez-les, et ne craignez pas que personne ici vous dispute ces richesses, auxquelles nous ne tenons point, et dont nous n’avons plus que faire. Quant aux titres de propriété de l’héritage maternel de mon neveu, ils seront remis entre vos mains dans une heure. Tout est en règle, comme je vous l’ai dit, et quant à ceux de son héritage paternel, vous n’aurez peut-être pas, hélas, longtemps à les attendre. Telles étaient les dernières volontés d’Albert. Ma parole lui a semblé valoir un testament.

— Madame, répondit Consuelo en refermant la crédence avec un mouvement de dégoût, j’aurais déchiré le testament, et je vous prie de reprendre votre parole. Je n’ai pas plus besoin que vous de toutes ces richesses. Il me semble que ma vie serait à jamais souillée par leur possession. Si Albert me les a léguées, c’est sans doute avec la pensée que, conformément à ses sentiments et à ses habitudes, je les distribuerais aux pauvres. Je serais un mauvais dispensateur de ces nobles aumônes ; je n’ai ni l’esprit d’administration ni la science nécessaire pour en faire une répartition vraiment utile. C’est à vous, Madame, qui joignez à ces qualités une âme chrétienne aussi généreuse que celle d’Albert, qu’il appartient de faire servir cette succession aux œuvres de charité. Je vous cède tous mes droits, s’il est vrai que j’en aie, ce que j’ignore et veux toujours ignorer. Je ne réclame de votre bonté qu’une grâce : celle de ne jamais faire à ma fierté l’outrage de renouveler de pareilles offres. »

La chanoinesse changea de visage. Forcée à l’estime, mais ne pouvant se résoudre à l’admiration, elle essaya d’insister.

« Que voulez-vous donc faire ? dit-elle en regardant fixement Consuelo ; vous n’avez pas de fortune ?

— Je vous demande pardon, Madame, je suis assez riche. J’ai des goûts simples et l’amour du travail.

— Ainsi, vous comptez reprendre… ce que vous appelez votre travail ?

— J’y suis forcée, Madame, et par des raisons où ma conscience n’a point à balancer, malgré l’abattement où je me sens plongée.

— Et vous ne voulez pas soutenir autrement votre nouveau rang dans le monde ?

— Quel rang, Madame ?

— Celui qui convient à la veuve d’Albert.

— Je n’oublierai jamais, Madame, que je suis la veuve du noble Albert, et ma conduite sera digne de l’époux que j’ai perdu.

— Et cependant la comtesse de Rudolstadt va remonter sur les tréteaux !

— Il n’y a point d’autre comtesse de Rudolstadt que vous, madame la chanoinesse, et il n’y en aura jamais d’autre après vous, que la baronne Amélie, votre nièce.

— Est-ce par dérision que vous me parlez d’elle, Signora ? s’écria la chanoinesse, sur qui le nom d’Amélie parut faire l’effet d’une brûlure.

— Pourquoi cette demande, Madame ? reprit Consuelo avec un étonnement dont la candeur ne pouvait laisser de doute dans l’esprit de Wenceslawa ; au nom du ciel, dites-moi pourquoi je n’ai pas vu ici la jeune baronne ! Serait-elle morte aussi, mon Dieu ?

— Non, dit la chanoinesse avec amertume. Plût au ciel qu’elle le fût ! Ne parlons point d’elle, il n’en est pas question.

— Je suis forcée pourtant, Madame, de vous rappeler ce à quoi je n’avais pas encore songé. C’est qu’elle est l’héritière unique et légitime des biens et des titres de votre famille. Voilà ce qui doit mettre votre conscience en repos sur le dépôt qu’Albert vous a confié, puisque les lois ne vous permettent pas d’en disposer en ma faveur.

— Rien ne peut vous ôter vos droits à un douaire et à un titre que la dernière volonté d’Albert ont mis à votre disposition.

— Rien ne peut donc m’empêcher d’y renoncer, et j’y renonce. Albert savait bien que je ne voulais être ni riche, ni comtesse.

— Mais le monde ne vous autorise pas à y renoncer.

— Le monde, Madame ! eh bien, voilà justement ce dont je voulais vous parler. Le monde ne comprendrait pas l’affection d’Albert ni la condesendance de sa famille pour une pauvre fille comme moi. Il en ferait un reproche à sa mémoire et une tache à votre vie. Il m’en ferait à moi un ridicule et peut-être une honte ; car, je le répète, le monde ne comprendrait rien à ce qui s’est passé ici entre nous. Le monde doit donc à jamais l’ignorer, Madame, comme vos domestiques l’ignorent ; car mon maître et M. le docteur, seuls confidents, seuls témoins étrangers de ce mariage secret, ne l’ont pas encore divulgué et ne le divulgueront pas. Je vous réponds du premier, vous pouvez et vous devez vous assurer de la discrétion de l’autre. Vivez donc en repos sur ce point, Madame. Il ne tiendra qu’à vous d’emporter ce secret dans la tombe, et jamais, par mon fait, la baronne Amélie ne soupçonnera que j’ai l’honneur d’être sa cousine. Oubliez donc la dernière heure du comte Albert ; c’est à moi de m’en souvenir pour le bénir et pour me taire. Vous avez assez de larmes à répandre sans que j’y ajoute le chagrin et la mortification de vous rappeler jamais mon existence, en tant que veuve de votre admirable enfant !

— Consuelo ! ma fille ! s’écria la chanoinesse en sanglotant, restez avec nous ! Vous avez une grande âme et un grand esprit ! Ne nous quittez plus.

— Ce serait le vœu de ce cœur qui vous est tout dévoué, répondit Consuelo en recevant ses caresses avec effusion ; mais je ne le pourrais pas sans que notre secret fût trahi ou deviné, ce qui revient au même, et je sais que l’honneur de la famille vous est plus cher que la vie. Laissez-moi, en m’arrachant de vos bras sans retard et sans hésitation, vous rendre le seul service qui soit en mon pouvoir. »

Les larmes que versa la chanoinesse à la fin de cette scène la soulagèrent du poids affreux qui l’oppressait. C’étaient les premières qu’elle eût pu verser depuis la mort de son neveu. Elle accepta les sacrifices de Consuelo, et la confiance qu’elle accorda à ses résolutions prouva qu’elle appréciait enfin ce noble caractère. Elle la quitta pour aller en faire part au chapelain et pour s’entendre avec Supperville et le Porpora sur la nécessité de garder à jamais le silence.