Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 10

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X.

La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermée au verrou, et, après qu’il eut attendu presque un quart d’heure sur l’escalier, il fut admis enfin à voir son amie revêtue de sa toilette de fête, dont elle avait voulu faire l’épreuve devant lui. Elle avait une jolie robe de toile de Perse à grandes fleurs, un fichu de dentelles, et de la poudre. Elle était si changée ainsi, qu’Anzoleto resta quelques instants incertain, ne sachant si elle avait gagné ou perdu à cette transformation. L’irrésolution que Consuelo lut dans ses yeux fut pour elle un coup de poignard.

« Ah ! tiens, s’écria-t-elle, je vois bien que je ne te plais pas ainsi. À qui donc semblerai-je supportable, si celui qui m’aime n’éprouve rien d’agréable en me regardant ?

— Attends donc un peu, répondit Anzoleto ; d’abord je suis frappé de ta belle taille dans ce long corsage, et de ton air distingué sous ces dentelles. Tu portes à merveille les larges plis de la jupe. Mais je regrette tes cheveux noirs… du moins je le crois… Mais c’est la tenue du peuple, et il faut que tu sois demain une signora.

— Et pourquoi faut-il que je sois une signora ? Moi, je hais cette poudre qui affadit, et qui vieillit les plus belles. J’ai l’air empruntée sous ces falbalas ; en un mot, je me déplais ainsi, et je vois que tu es de mon avis. Tiens, j’ai été ce matin à la répétition, et j’ai vu la Clorinda qui essayait aussi une robe neuve. Elle était si pimpante, si brave, si belle (oh ! celle-là est heureuse, et il ne faut pas la regarder deux fois pour s’assurer de sa beauté), que je me sens effrayée de paraître à côté d’elle devant le comte.

— Sois tranquille, le comte l’a vue ; mais il l’a entendue aussi.

— Et elle a mal chanté ?

— Comme elle chante toujours.

— Ah ! mon ami, ces rivalités gâtent le cœur. Il y a quelque temps si la Clorinda, qui est une bonne fille malgré sa vanité, eût fait fiasco devant un juge, je l’aurais plainte du fond de l’âme, j’aurais partagé sa peine et son humiliation. Et voilà qu’aujourd hui je me surprends à m’en réjouir ! Lutter, envier, chercher à se détruire mutuellement ; et tout cela pour un homme qu’on n’aime pas, qu’on ne connaît pas ! Je me sens affreusement triste, mon cher amour, et il me semble que je suis aussi effrayée de l’idée de réussir que de celle d’échouer. Il me semble que notre bonheur prend fin, et que demain après l’épreuve, quelle qu’elle soit, je rentrerai dans cette pauvre chambre, tout autre que je n’y ai vécu jusqu’à présent.

Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Consuelo.

« Eh bien ! tu vas pleurer, à présent ? s’écria Anzoleto. Y songes-tu ? tu vas ternir tes yeux et gonfler tes paupières ? Tes yeux, Consuelo ! ne va pas gâter tes yeux, qui sont ce que tu as de plus beau.

— Ou de moins laid ! dit-elle en essuyant ses larmes. Allons, quand on se donne au monde, on n’a même pas le droit de pleurer. »

Son ami s’efforça de la consoler, mais elle fut amèrement triste tout le reste du jour ; et le soir, lorsqu’elle se retrouva seule, elle ôta soigneusement sa poudre, décrêpa et lissa ses beaux cheveux d’ébène, essaya une petite robe de soie noire encore fraîche qu’elle mettait ordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-même en se retrouvant devant sa glace telle qu’elle se connaissait. Puis elle fit sa prière avec ferveur, songea à sa mère, s’attendrit, et s’endormit en pleurant. Lorsque Anzoleto vint la chercher le lendemain pour la conduire à l’église, il la trouva à son épinette, habillée et peignée comme tous les dimanches, et repassant son morceau d’épreuve.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, pas encore coiffée, pas encore parée ! L’heure approche. À quoi songes-tu, Consuelo ?

— Mon ami, répondit-elle avec résolution, je suis parée, je suis coiffée, je suis tranquille. Je veux rester ainsi. Ces belles robes ne me vont pas. Mes cheveux noirs te plaisent mieux que la poudre. Ce corsage ne gêne pas ma respiration. Ne me contredis pas : mon parti est pris. J’ai demandé à Dieu de m’inspirer, et à ma mère de veiller sur ma conduite. Dieu m’a inspiré d’être modeste et simple. Ma mère est venue me voir en rêve, et elle m’a dit ce qu’elle me disait toujours : Occupe-toi de bien chanter, la Providence fera le reste. Je l’ai vue qui prenait ma belle robe, mes dentelles et mes rubans, et qui les rangeait dans l’armoire ; après quoi, elle a placé ma robe noire et ma mantille de mousseline blanche sur la chaise à côté de mon lit. Aussitôt que j’ai été éveillée, j’ai serré la toilette comme elle l’avait fait dans mon rêve, et j’ai mis la robe noire et la mantille : me voilà prête. Je me sens du courage depuis que j’ai renoncé à plaire par des moyens dont je ne sais pas me servir. Tiens, écoute ma voix, tout est là, vois-tu. »

Elle fit un trait.

« Juste ciel ! nous sommes perdus ! s’écria Anzoleto ; ta voix est voilée, et tes yeux sont rouges. Tu as pleuré hier soir, Consuelo ; voilà une belle affaire ! Je te dis que nous sommes perdus, que tu es folle avec ton caprice de t’habiller de deuil un jour de fête ; cela porte malheur et cela t’enlaidit. Et vite, et vite ! reprends ta belle robe, pendant que j’irai t’acheter du rouge. Tu es pâle comme un spectre. »

Une discussion assez vive s’éleva entre eux à ce sujet. Anzoleto fut un peu brutal. Le chagrin rentra dans l’âme de la pauvre fille ; ses larmes coulèrent encore. Anzoleto s’en irrita davantage, et, au milieu du débat, l’heure sonna, l’heure fatale, le quart avant deux heures, juste le temps de courir à l’église, et d’y arriver en s’essoufflant. Anzoleto maudit le ciel par un jurement énergique. Consuelo, plus pâle et plus tremblante que l’étoile du matin qui se mire au sein des lagunes, se regarda une dernière fois dans sa petite glace brisée : puis se retournant, elle se jeta impétueusement dans les bras d’Anzoleto.

« Ô mon ami, s’écria-t-elle, ne me gronde pas, ne me maudis pas. Embrasse-moi bien fort, au contraire, pour ôter à mes joues cette pâleur livide. Que ton baiser soit comme le feu de l’autel sur les lèvres d’Isaïe, et que Dieu ne nous punisse pas d’avoir douté de son secours ! »

Alors, elle jeta vivement sa mantille sur sa tête, prit ses cahiers, et, entraînant son amant consterné, elle courut aux Mendicanti, où déjà la foule était rassemblée pour entendre la belle musique du Porpora. Anzoleto, plus mort que vif, alla joindre le comte, qui lui avait donné rendez-vous dans sa tribune ; et Consuelo monta à celle de l’orgue, où les chœurs étaient déjà en rang de bataille et le professeur devant son pupitre. Consuelo ignorait que la tribune du comte était située de manière à ce qu’il vît beaucoup moins dans l’église que dans la tribune de l’orgue, que déjà il avait les yeux sur elle, et qu’il ne perdait pas un de ses mouvements.

Mais il ne pouvait pas encore distinguer ses traits ; car elle s’agenouilla en arrivant, cacha sa tête dans ses mains, et se mit à prier avec une dévotion ardente. Mon Dieu, disait-elle du fond de son cœur, tu sais que je ne te demande point de m’élever au-dessus de mes rivales pour les abaisser. Tu sais que je ne veux pas me donner au monde et aux arts profanes pour abandonner ton amour et m’égarer dans les sentiers du vice. Tu sais que l’orgueil n’enfle pas mon âme, et que c’est pour vivre avec celui que ma mère m’a permis d’aimer, pour ne m’en séparer jamais, pour assurer sa joie et son bonheur, que je te demande de me soutenir et d’ennoblir mon accent et ma pensée quand je chanterai tes louanges.

Lorsque les premiers accords de l’orchestre appelèrent Consuelo à sa place, elle se releva lentement ; sa mantille tomba sur ses épaules, et son visage apparut enfin aux spectateurs inquiets et impatients de la tribune voisine. Mais quelle miraculeuse transformation s’était opérée dans cette jeune fille tout à l’heure si blême et si abattue, si effarée par la fatigue et la crainte ! Son large front semblait nager dans un fluide céleste, une molle langueur baignait encore les plans doux et nobles de sa figure sereine et généreuse. Son regard calme n’exprimait aucune de ces petites passions qui cherchent et convoitent les succès ordinaires. Il y avait en elle quelque chose de grave, de mystérieux et de profond, qui commandait le respect et l’attendrissement.

« Courage, ma fille, lui dit le professeur à voix basse ; tu vas chanter la musique d’un grand maître, et ce maître est là qui t’écoute.

— Qui, Marcello ? dit Consuelo voyant le professeur déplier les psaumes de Marcello sur le pupitre.

— Oui, Marcello, répondit le professeur. Chante comme à l’ordinaire, rien de plus, rien de moins, et ce sera bien. »

En effet, Marcello, alors dans la dernière année de sa vie, était venu revoir une dernière fois Venise, sa patrie, dont il faisait la gloire comme compositeur, comme écrivain, et comme magistrat. Il avait été plein de courtoisie pour le Porpora, qui l’avait prié d’entendre son école, lui ménageant la surprise de faire chanter d’abord par Consuelo, qui le possédait parfaitement, son magnifique psaume : I cieli immensi narrano. Aucun morceau n’était mieux approprié à l’espèce d’exaltation religieuse où se trouvait en ce moment l’âme de cette noble fille. Aussitôt que les premières paroles de ce chant large et franc brillèrent devant ses yeux, elle se sentit transportée dans un autre monde. Oubliant le comte Zustiniani, les regards malveillants de ses rivales, et jusqu’à Anzoleto, elle ne songea qu’à Dieu et à Marcello, qui se plaçait dans sa pensée comme un interprète entre elle et ces cieux splendides dont elle avait à célébrer la gloire. Quel plus beau thème, en effet, et quelle plus grande idée !

I cieli immensi narrano
Del grande Iddio la gloria ;
II firmamento lucido
All’ universo annunzia
Quanto sieno mirabili
Della sua destra te opere.

Un feu divin monta à ses joues, et la flamme sacrée jaillit de ses grands yeux noirs, lorsqu’elle remplit la voûte de cette voix sans égale et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortir que d’une grande intelligence jointe à un grand cœur. Au bout de quelques mesures d’audition, un torrent de larmes délicieuses s’échappa des yeux de Marcello. Le comte, ne pouvant maîtriser son émotion, s’écria :

« Par tout le sang du Christ, cette femme est belle ! C’est sainte Cécile, sainte Thérèse, sainte Consuelo ! c’est la poésie, c’est la musique, c’est la foi personnifiées ! »

Quant à Anzoleto, qui s’était levé et qui ne se soutenait plus sur ses jambes fléchissantes que grâce à ses mains crispées sur la grille de la tribune, il retomba suffoqué sur son siège, prêt à s’évanouir et comme ivre de joie et d’orgueil.

Il fallut tout le respect dû au lieu saint pour que les nombreux dilettanti et la foule qui remplissait l’église n’éclatassent point en applaudissements frénétiques, comme s’ils eussent été au théâtre. Le comte n’eut pas la patience d’attendre la fin des offices pour passer à l’orgue, et pour exprimer son enthousiasme au Porpora et à Consuelo. Il fallut que, pendant la psalmodie des officiants, elle allât recevoir, dans la tribune du comte, les éloges et les remerciements de Marcello. Elle le trouva encore si ému qu’il pouvait à peine lui parler.

« Ma fille, lui dit-il d’une voix entrecoupée, reçois les actions de grâce et les bénédictions d’un mourant. Tu viens de me faire oublier en un instant des années de souffrance mortelle. Il me semble qu’un miracle s’est opéré en moi, et que ce mal incessant, épouvantable, s’est dissipé pour toujours au son de ta voix. Si les anges de là-haut chantent comme toi, j’aspire à quitter la terre pour aller goûter une éternité des délices que tu viens de me faire connaître. Sois donc bénie, enfant, et que ton bonheur en ce monde réponde à tes mérites. J’ai entendu la Faustina, la Romanina, la Cuzzoni, toutes les plus grandes cantatrices de l’univers ; elles ne te vont pas à la cheville. Il t’est réservé de faire entendre au monde ce que le monde n’a jamais entendu, et de lui faire sentir ce que nul homme n’a jamais senti. »

La Consuelo, anéantie et comme brisée sous cet éloge magnifique, courba la tête, mit presque un genou en terre, et sans pouvoir dire un mot, porta à ses lèvres la main livide de l’illustre moribond ; mais en se relevant, elle laissa tomber sur Anzoleto un regard qui semblait lui dire : Ingrat, tu ne m’avais pas devinée !