Constantinople en 1831

CONSTANTINOPLE


EN 1831[1].

Les Osmanlis sont à nos yeux un peuple arrivé à un point extrême de criticisme, n’ayant plus aucune foi en sa force ; assez lié, d’un côté, par l’autorité d’une religion, qui est à la fois toute l’organisation sociale, pour ne point oser marcher violemment dans un nouveau système, et de l’autre trop détaché du Koran pour en tirer de l’unité d’action, et ce fanatisme qui les a menés si long-temps à la gloire. Ils restent là, n’avançant que pas à pas, lorsque l’Europe est en pleine course sur la route du progrès.

Du temps de Frédéric le Grand, la politique maladroite de la France les a séparés de l’action générale ; ils sont demeurés long-temps sans être mêlés aux guerres des autres puissances ; ils ne se trouvent plus aujourd’hui en harmonie avec les peuples qu’ils avaient vaincus autrefois. Ils roulent seuls dans leur système, mais ils doivent craindre qu’un corps plus solide ne les rencontre et ne les brise dans sa révolution.

Avec la diplomatie qui ne travaille point en grand, qui raccommode et qui ne construit point, ils continueront encore long-temps à se débattre contre leur croupissante désorganisation ; mais dès que l’on songera à refaire l’Europe sur un nouveau plan, à redresser nos états si difformes, nos limites boiteuses ; quand nous pourrons hâter l’avenir de l’humanité, nous donnerons peut-être un autre tour à la politique, et alors, au lieu d’aider à replâtrer l’édifice social en Turquie, nous le renverserons d’une manière ou d’une autre.

Cet empire se compose encore d’élémens bruts comme chez les anciens ; les forces se trouvent ou isolées ou perdues[2]. Ce sont plusieurs peuples, des castes, des esclaves, des serfs, de la théocratie, du despotisme militaire : la femme est là une chose, un meuble ; elle est toute en dehors de la société. Le système de centralisation y a presque tout à faire.

Déjà, il est vrai, pour rendre l’état plus compact, le sultan a soumis la plupart des grands feudataires de l’empire ; son action sur ses sujets est devenue plus directe, moins contestée ; avec la destruction des janissaires, la force militaire a reçu le principe d’obéissance passive ; la population est désarmée. Selon moi encore, la séparation de la Grèce aura servi à la Turquie ; c’est un germe de dissolution de moins. L’Albanie, qui est en révolte, ne sera pas même une perte. Si les Osmanlis sont des inutilités ou une maladie du système européen, nul doute qu’ils ne soient rejetés en Asie ; mais si, au contraire, leur existence peut s’arranger avec la nôtre, alors leurs revers, ou ce que l’on appelle ainsi, auront servi à leur grandeur future ; ils auront déterminé de nouveaux efforts de leur part pour se remettre à notre hauteur.

La condition actuelle des rayas est le grand obstacle. Pour la modifier d’une manière complète, le Koran devrait être expliqué plus largement, comme il l’était sous les califes d’Espagne ou de Bagdad, époque où les arts et les sciences étaient entre les mains des Musulmans. Jusque là, la réforme sera toujours tronquée. Voyez : ici, des Arméniens schismatiques ; là, des Arméniens catholiques ; puis des Grecs, des Juifs, toutes nations, que la politique du sérail laisse s’enrichir tour à tour pour les spolier à son aise. Ils sont perdus pour une grande partie des directions humaines. Ils sont en tutelle et suspects ; ils font partie du butin. Leur influence dans le gouvernement n’est jamais immédiate, toujours recherchée dans un but mercantile et souvent ennemi. Leur industrie est naturellement timide, sans grands moyens, boutiquière. Dans les grandes crises, ils portent malheur. Ces derniers temps, on a vu les Arméniens de l’Asie fournir des corps de cavalerie au général Paskewitch, les Grecs et les Bulgares émigrer en foule vers les provinces russes, les rayas de Constantinople servir constamment d’agens à l’étranger, et acheter, avec l’or d’une puissance voisine, les secrets et les votes du divan.

Malheureusement les ulémas, gens de la loi, auxquels est confiée la garde de l’ordre social en Turquie, sont encore entourés de respects ; le laissez-passer du mufti est toujours une bonne formalité, et le grand-seigneur a, je suppose, encore la tête rasée pour lui plaire. Sa Hautesse n’ose même rentrer dans le grand-sérail, de peur de retomber sous le joug de l’étiquette religieuse, d’avoir à subir chaque jour les hideux regards des eunuques, et de voir l’intendante du harem retourner ses pantoufles, s’il s’oubliait plus d’une heure avec une de ses femmes. Jugez : quand il changea le costume, c’était faire une révolution ; entre le fessi et le turban, il y a pour un uléma la différence de la réforme de Luther et du catholicisme.

Au milieu de cette combinaison théocratique, le régime militaire trouve sa place. L’empire turc est un camp ; ses provinces ont des sandjiaks, des drapeaux ; la population est divisée officiellement par aile droite et aile gauche, prête à se rallier au centre à Constantinople. Les pachas sont des généraux d’armée ; ils punissent de mort sans consultation, comme s’ils étaient en campagne, et le sultan donne le mot d’ordre à tous.

La lutte est aujourd’hui entre l’ordre religieux et l’ordre militaire.

L’ordre religieux, auquel on doit les grandes choses du passé, n’est plus guère qu’un embarras.

Parmi les premiers sultans qui envahirent les provinces du Bas-Empire, il y en eut qui n’ignoraient pas le latin et qui lisaient les fragmens d’Homère et la Bible. La diplomatie de Soliman-le-Grand était moins fanatique que celle de François Ier. À côté des mosquées, le papas desservait en liberté sa chapelle ; le caloyer bâtissait son monastère près des cieux, sur la même montagne où le derviche allumait les lampes de son Tekè. De nos jours encore, la procession catholique passe dans Péra au son des cloches, et révérentieusement escortée par des gardes turcs. Les Musulmans ont laissé au tombeau de Jésus, au mont des Oliviers, sa sainteté.

Jusqu’à la réforme de Luther, les chrétiens furent peut-être au-dessous des sectateurs de Mahomet : les armées de ces derniers tinrent long-temps toute l’Europe en échec. Les tapis de Smyrne, les riches étoffes de Brousse, les laines d’Angora, les armes de Damas, étaient le luxe de nos cours, de nos châteaux. Partout, dans l’Orient, on voyait s’élever des fondations pieuses, les mosquées avec leurs bibliothèques, leurs écoles, leurs hospices, les khans aux lourds piliers de pierres, les caravansérails aux arcades orientales, et les kiosques chinois. Sur un sentier écarté, au milieu d’un bois, le voyageur découvrait souvent, dans une délicieuse surprise, une fontaine de marbre brillante de sculptures d’or et d’azur, qu’une pieuse sultane avait consacrée au prophète. — Le repos des morts était ombragé par des cyprès, et celui des vivans par des platanes. — La danse, la musique, les chants étaient cultivés par les derviches, et l’on admirait la délicatesse de leurs peintures sur étoffe.

La religion mahométane présidait à tous les actes de la vie, et quand au mois de mai, l’on quittait la pelisse de fourrure pour la robe de châlit, et quand l’on allait en guerre, ou qu’il était prescrit, dans un temps de détresse, de n’avoir plus que six plats à sa table. Cette religion était un système spirituel et matériel comme le saint-simonisme ; elle ralliait toutes les forces de l’homme. La domesticité ne retranchait point une classe entière de l’ordre politique : l’esclave de la veille, qui apportait au visir, en se courbant, la pipe et son plateau de cuivre, se trouvait le lendemain vêtu d’un caftan d’honneur, et voyait son maître vendre des pastèques à la porte de son conak[3] : la naissance n’avait des droits que sur le trône.

Toute cette vie religieuse est sans doute encore celle des Turcs, mais superficielle, pâle et sans création.

Le janissarisme, affiliation militaire, est venu diviser l’action sociale, reléguer les sultans au fond des harems, et perpétuer dans des familles les propriétés, les timars, qui ne devinrent plus le prix de la bravoure et du mérite. Une tolérance mal réglée envers les chrétiens, tantôt accompagnée d’avanies, de confiscations, et tantôt laissant surgir les écoles de Chio et de Tchesmé, n’a pas peu contribué aussi à tuer l’unité de l’état. Les Turcs, qui forment au plus un tiers de la population dans leurs domaines en Europe, et peut-être les trois quarts en Asie, sont perdus au nombre de quatre ou cinq millions sur la surface de leur vaste empire[4]. Les Curdes, la plupart Yezdis ou adorateurs du mauvais esprit, et les Turcomans, sont les plaies de l’Anatolie, où l’on marche souvent douze à quinze heures sans trouver de culture et sans voir autre chose qui sente l’homme qu’un café abandonné. Les Principautés, la Servie, le pays des Curdes, les pachaliks de Syrie, l’Égypte, l’Albanie musulmane, tout cela n’appartient à l’empire que nominativement. Les Turcs ne sont, à proprement dire, une puissance que dans Constantinople ; tout est mort ailleurs, tout s’écroule avec les murs de leurs vieux forts.

Eh bien ! cependant, il leur est resté cela de leur ancienne énergie, qu’ils ont vaincu les Russes en 1828, et qu’à la bataille de Koulaktché de jeunes réguliers ont essuyé, sans reculer d’un pas, le feu de trois batteries et les charges réitérées de la cavalerie. Ces enfans tombèrent à leurs rangs sur le champ de bataille, couchés comme des gerbes de blé.

Il faut le dire encore, entourés de l’abjection des Juifs, de la lourdeur et de l’égoïsme des Arméniens, de la fourberie des Grecs, les Turcs se sont conservés plus simples, plus purs qu’on ne devait l’espérer ; car la filouterie, le vol, sont inconnus parmi eux, et un jour qu’un fratricide avait été commis, le peuple resta consterné, sans force ; l’assassin disparut, il avait commis un crime nouveau. Ensuite, n’ayant pu guère nous connaître pratiquement que par les intrigues et la corruption des Levantins, faux Européens, gens sans patrie véritable, sans devoirs, et par conséquent sans garanties ; ayant à lutter contre les sales jalousies et les défiances réciproques des différentes diplomaties, les Musulmans ont dû ressentir peu d’affection pour l’Europe, rester dans l’incertitude, l’inertie, et mal comprendre même les intentions si loyales de la France pour la régénération ottomane.

Mahmoud, élève de Sélim, sultan que les Grecs autrefois employés à la Porte initièrent dans les idées européennes, est sans doute l’expression des besoins de son temps ; mais il ne peut être ce que fut Pierre le Grand, dont il a étudié, dit-on, la vie. On reconnaîtra toujours en lui le Turc, l’homme du sérail. Le czar n’était pas embarrassé comme lui dans les replis d’une religion qui enlaçait tous ses pas, et ce n’était pas né dans une ignorance totale qu’il prêchait la civilisation à son peuple. — Examinez dans quelle cour Mahmoud a vécu ; les officiers de compagnie de S. H. en sont encore aux temps du xive siècle, aux beaux jours de l’alchimie. Un d’eux, un musahib, demandait s’il était vrai que le fils de Napoléon eût une boîte dans laquelle il put se mettre pour traverser les airs. — De jeunes Grecs, de jeunes Juifs y étaient élevés à la manière des femmes, dans leurs danses, leurs caresses. La faveur y était souvent le prix de la beauté de l’homme. — Le sérail n’était qu’une prison un peu mieux faite, et encore aujourd’hui les courtisans vivent la plupart couchés au pied de leur maître ou sur leurs moelleux divans ; le seul exercice qu’ils prennent, c’est de tirer un certain nombre de coups de flèches sur un but placé dans leurs appartemens. Du reste, ils n’ont sous les yeux aucune partie de ce luxe aux formes élégantes, heureuses, aucun tableau, aucun livre, rien qui change l’ordre matériel de leurs idées. Ce sont des murs nus, quelques coffres, un sabre formant trophée avec des pistolets, un esclave debout et à la figure immobile. Quelquefois on les voit fixer stupidement leurs regards sur une longue vue, à travers laquelle ils étudient le monde. Chez le secrétaire du sultan, on n’aperçoit pas un kalem (plume), pas une feuille de papier ; seulement, quand les Européens paraissent, on voit aussitôt se mouvoir le télégraphe des doigts ; le langage des muets devait convenir à des esclaves. — Les exorciseurs sont encore à la mode ; des derviches viennent au sérail, conjurer de petites figures de cire, et Achmed, capitan-pacha, croyait que son hydropisie était due à une belette qu’il avait dans le ventre. — Les forteresses de la mer Noire ne tenaient tant à cœur aux grands de la Porte que parce qu’elles leur servaient de dépôts pour les esclaves qu’ils tiraient de la Géorgie, de la Circassie. — Enfin, c’est aux alentours des palais impériaux que l’on voit le plus d’immondices : les chiens, les vautours, les goëlans, s’y disputent leur proie sous les pieds des chevaux du sultan. C’est encore aux portes de ces palais que l’on trouvait à côté des cavas, des bourreaux, les têtes empaillées et les sacs d’oreilles.

Trois hommes ont aujourd’hui une grande influence dans l’empire : le secrétaire du sultan, Mustapha Effendi, Chosrew-Pacha, et Cassas-Artin.

Le premier est un superbe jeune homme, batelier dans son enfance, et que sa belle voix dans les écoles des mosquées fit distinguer ; il dirige son maître et est dirigé à son tour par un ancien domestique franc. Il s’occupe, à ce qu’il prétend, de donner l’impulsion au commerce et à l’industrie, c’est-à-dire qu’il expédie pour son compte trois ou quatre bâtimens dans la mer Noire, qu’il monopolise les denrées, qu’il a fait venir une charrue et un agronome d’Angleterre, que S. H. et lui marchandent comme des bacals[5], et ont ensemble des conférences de tailleur.

Chosrew-Pacha, dit le pacha boiteux, esclave circassien du grand-seigneur, est à la tête de la réforme militaire ; c’est un petit homme tenant beaucoup du singe, avec sa figure colorée, ses favoris blancs ; à force de souplesse, il a conservé sa tête à travers toutes les révolutions du sérail. On le regarde comme le premier menteur de l’empire ; on le trouve partout avec son activité prodigieuse, faisant la police des rues et parlant au divan. C’est lui qui, se promenant avec quinze cents hommes dans Constantinople, maintint les restes des janissaires au moment de la prise d’Andrinople par les Russes. Il veut exercer et payer ses soldats lui-même. Il escamotait, pour ainsi dire, des livres, des mémoires aux instructeurs, dans l’espérance de pouvoir se passer ensuite de leurs conseils.

Ces deux hommes ne sont pas sans grandes qualités ; mais, de même que pour leur maître, il eût fallu un nouveau prodige de Mahomet avant de les séparer entièrement des défauts de leur nation.

L’Arménien Cassas-Artin, ancien domestique de la famille des Douz-Ouglou, à la chute de laquelle il contribua, est un des auteurs de la persécution des catholiques. Il est parvenu à acheter tout le sérail.

Au milieu de cette cour, dont je n’ai présenté que quelques traits, le sultan travaille à la réorganisation de l’empire.

Il a commencé avec les autres puissances des rapports qui ne tiennent plus de l’ancienne barbarie. Autrefois les Turcs, ne connaissant les Européens que par les drogmans, et croyant que la politique ne pouvait se faire sans intrigue, laissaient leurs affaires entre les mains des Grecs, passés maîtres en fait de corruption. Ce ne fut qu’après 1821 qu’ils commencèrent à voir par eux-mêmes, et depuis cette époque aussi, plus de franchise, plus de dignité parut dans toutes les transactions. On voit encore quelques drogmans baiser la robe des grands de la Porte, ou se coucher à leurs pieds ; mais le temps n’est plus où tel interprète vendait des têtes, des pachaliks.

On traduit nos règlemens, nos théories militaires, nos codes même. Les Français sont regardés en Turquie comme les maîtres des saines organisations, et Napoléon est quelque chose pour eux comme le prophète. De jeunes Musulmans sont envoyés à Paris, et bientôt l’on pourra voir des écoles militaires à Constantinople, fondées avec nos moyens. Notre langue promet de devenir la langue de la cour.

Déjà, dans le dix-huitième siècle, l’artillerie était réorganisée par nos agens, et Bonaparte avait reçu l’autorisation du comité de salut public pour passer au service des Turcs. Les forteresses du Bosphore et des Dardanelles sont les ouvrages des ingénieurs français.

Des officiers de santé, sortis de nos armées, sont attachés aux hôpitaux turcs ; mais il est vrai que l’enseignement de la médecine est encore confié à un garçon barbier venu de Hongrie.

L’administration des finances a reçu des améliorations notables : un contrôle s’exerce sur les recettes et les dépenses, qui ont été séparées.

Le sultan a réussi aussi à modifier le style d’affaire des effendis. Ce style, dont il a donné le modèle, est devenu plus simple, plus précis. La chancellerie turque aura sa terminologie ; l’emphase orientale est mise de côté.

La réforme militaire marche avec nos conseils ; elle a quelquefois pourtant un caractère d’enfantillage. Les Turcs croient saisir la science en écoutant à nos portes ; ils veulent jouir de suite. Dans l’origine, ils pensaient que quelques conversations avec des officiers français leur donneraient une armée, et c’est avec le seul sous-officier Gaillard qu’ils essayèrent d’organiser soixante bataillons d’infanterie. Du reste, les soldats couchent dans leurs uniformes, les chevaux dans leur harnachement, et l’administration de l’armée coûte les deux tiers plus qu’en France.

En 1826, on rencontrait dans Constantinople une population grave, majestueuse, chargée de cachemires, de châles, de draps d’or, d’armes ciselées. L’effendi, le visir, sous leurs turbans cylindriques, sous leurs bonnets en pyramides, montraient des traits larges, imposans : on les voyait tantôt sur les tapis ou les divans, caresser la longue barbe qui retombait sur leur poitrine ; tantôt s’avancer à pas lents, comme dans une marche triomphale, sur un coursier arabe dont un écuyer tenait la bride dorée. Ici passaient les janissaires, portant pour coiffure la manche de Bechiktach, leur patron ; là, les bandes asiatiques avec leurs longs fusils à mèche, et aux crosses sculptées par la hache. L’Orient était debout, comme du temps de Xerxès, avec la pompe variée de ses costumes. Alors le Franc était humble ; il tremblait devant les chiens et les écoliers des mosquées ; et quand défilaient les célèbres marmites de Pilaf avec les menaçantes cuillères, il s’arrêtait respectueusement et courbait les bras sur sa poitrine. Le raya était chaque jour en crainte de partager sa bourse ou sa femme avec les soldats du prophète. Des firmans prescrivaient la largeur de sa robe et de son kalpack.

Le café avait alors tous les jours ses mangeurs d’opium, avec leurs convulsions, leurs extases ; les bancs de pierre du sérail, leurs trophées ; le carrefour, son supplice ; on trouvait le bacal, l’oreille clouée sur la porte de sa boutique, et l’on jetait à la mer, dans un sac, la femme turque dont le yachmak[6] était trop ouvert, ou le feredge[7] trop brillant.

En même temps l’on entendait dans les rues la lyre à trois cordes, le tambour de basque, la cornemuse, la clarinette criarde, avec des airs monotones ou dolens, et partout l’on chantait du nez. Le hamal[8] passait gravement avec un pestiféré sur le dos, et le pompier marchandait ou versait de l’huile au milieu du feu. La majesté du sultan était presque toujours cachée derrière les triples murs du sérail ; s’il apparaissait, c’était, ou inconnu au milieu de la foule, écoutant des plaintes, et désignant des coupables, ou mystérieusement voilé par les hautes plumes de héron de ses pages, et alors les Musulmans baisaient la terre de peur de rencontrer l’éclair de ses regards.

Aujourd’hui les Turcs, avec leurs fessis, leurs vestes étriquées, paraissent mesquins, grêles ; leur démarche est empruntée, et ce n’est que parés du mantelet espagnol qu’ils reprennent de la noblesse. Cependant ils sont déjà plus dégagés : la pensée suivra le mouvement du corps. Ils ont quitté les hautes selles de velours et l’étrier tartare. Ils étudient les manières du Franc, qui passe orgueilleusement au milieu d’eux, respecté et envié, portant avec fierté sa tête au milieu de sa cravate. Les pachas, les ridjals[9], viennent dans les cercles européens, humbles, embarrassés, ridicules copies de nos mœurs, et s’enivrant avec aisance.

Les jeunes Grecques dansent la romaïka devant le sultan ; des chanteuses sont à ses gages. Sous ses fenêtres, et à la tête des régimens, l’on entend la musique de Rossini et la Marseillaise. S. H. se montre dans les palais des ambassadeurs et donne des audiences privées. — Ses femmes sont moins entourées de gardes qu’autrefois, lorsqu’elles se promènent au mois de mai sur les pelouses de la vallée des Eaux douces, et l’importation des eunuques est moins considérable. Les esclaves ont moins à craindre la fureur de conversion de leurs maîtres ; le voile vert ne met plus les dames franques en danger d’être lapidées.

Au résumé, l’Orient n’est plus que dans nos tableaux : on voit un peuple qui se déshabille, vêtemens et mœurs ; ce n’est pas le beau moment pour l’admirer. Attendons qu’il soit devenu entièrement européen.

Remarquez ensuite qu’il n’y a plus guère d’autre art que l’architecture, que cet art est cultivé traditionnellement par des entrepreneurs et des maçons ; que la poésie est toute arabe ou persane, et que la littérature n’est cultivée que par les conteurs de café et les graveurs de cachets ; que la police utile des voyers est inconnue ; que l’industrie et le commerce sont morts, bien que fasse Mustapha-Pacha ; que les importations surpassent de plus d’un dixième les exportations ; que la Turquie tire ses blés de la Russie, lorsque autrefois ceux de Roumélie, de Macédoine, étaient abondans sur les marchés de Constantinople ; que la dépréciation des monnaies, le monopole, ont été les grands moyens de gestion ; que les taxes pesant sur toutes les denrées, mais n’atteignant pas celles-ci aux lieux de leur production, les marchés deviennent déserts, la consommation diminue ; que les mines sont abandonnées, la fabrication arrêtée ; que la plus grande partie de la classe ouvrière turque a disparu depuis la destruction des janissaires, et enfin que la Porte, sans ressources propres, a refusé l’emprunt de Rotschild pour payer les créances russes.

Quelle action peut-on espérer, après cela, du sultan en Europe ? La politique extérieure de Sa Hautesse a d’ailleurs toujours été médiocre et dominée par les préjugés de la loi mahométane. Le principe de la nécessité a seul été invoqué. Mahmoud n’a pas su éviter les traités de Londres et d’Andrinople ; il pouvait le faire au moyen de faibles concessions en faveur des Grecs.

Maintenant il est douteux que la Porte, embarrassée du côté de l’Albanie, se décide à payer ses dettes à coups de canon ; elle se reconnaît province russe. La réforme militaire entrave plus qu’elle n’aide ; le peuple est sans goût pour les nouvelles institutions, sans amour pour son maître, sans souvenir du passé ; il ne demande qu’à payer le riz bon marché.

Dans quelques années, à moins que l’Europe ne soit trop pressée et veuille se reconstruire de suite sur un plan général, lorsque les essais de civilisation en Turquie poindront hors de terre, si alors les ulémas sont compatibles avec l’ordre nouveau, si le mufti change le commentaire du Koran ; si, comme on le proclame dans un firman, les rayas et les Turcs sont égaux devant la loi, alors l’empire ottoman reprendra une belle place dans l’histoire, et l’Asie pourra recevoir de lui ses lumières.

Ce sont les Turcs, après tout, qui les premiers, bien que moins glorieusement que les Polonais, ont montré le secret de la faiblesse des Russes. Peut-être sont-ils destinés, quand ils auront passé par des idées plus larges, à refouler les hommes du Nord dans les steppes de la Tartarie, et à prouver qu’ils n’ont jadis conquis l’Europe que par surprise.

Jh. François-Cressen.
  1. Fragment d’un voyage dans le Levant
  2. La somme des idées en circulation, la valeur individuelle, le prix de la vie y sont moindres qu’en France ; un homme peut toujours être remplacé par un autre homme ; le visir et le bacal se ressemblent. — Tuer, emprisonner, ce n’est que retrancher des unités. — Il n’y a point de chiffres de dixaines. — L’abolition de la peine de mort sera un brevet de capacité pour l’espèce humaine.
  3. Conak, maison.
  4. Je crois que leur nombre a été beaucoup exagéré jusqu’à présent.
  5. Bacal, marchand en détail, épicier.
  6. Voile.
  7. Manteau.
  8. Portefaix.
  9. Les grands.