Constantinople (Gautier)/Chapitre XX

Fasquelle (p. 240-253).

XX

LE BEÏRAM


Le Ramadan était fini : et, sans vouloir entacher en rien le zèle des musulmans, on peut dire que la cessation du jeûne est accueillie avec une satisfaction générale ; car, malgré le carnaval nocturne dont est doublé ce carême, il n’en est pas moins pénible. À cette époque, chaque Turc renouvelle sa garde-robe, et rien n’est plus joli que de voir les rues diaprées de costumes neufs, de couleurs vives et riantes, agrémentées de broderies ayant tout leur éclat, au lieu d’être tachés de haillons pittoresquement sordides, plus agréables dans un tableau de Decamps que dans la réalité ; tout musulman revêt alors ce qu’il a de plus gai, de plus riche : le bleu, le rose, le vert-pistache, le jaune-cannelle, l’écarlate, brillent de toutes parts ; les mousselines des turbans sont propres, les babouches pures de boue et de poussière ; la métropole de l’Islam a fait sa toilette de fond en comble. — Si un voyageur arrivé par un bateau à vapeur descendait à terre en ce moment et s’en retournait le lendemain, il emporterait de Constantinople une idée toute différente de celle qu’il aurait après un séjour prolongé. La ville des sultans lui paraîtrait beaucoup plus turque qu’elle ne l’est.

Dans les rues se promènent, avec flûte et tambour, des musiciens qui ont donné des aubades pendant le Ramadan sous les fenêtres des maisons les plus considérables. Lorsque leur tintamarre a suffisamment duré pour attirer l’attention des habitants du logis, un grillage s’écarte, une main paraît qui laisse tomber un châle, une pièce d’étoffe, une ceinture ou quelque objet analogue, aussitôt accroché au bout d’une perche chargée de cadeaux du même genre : c’est le bacchich destiné à reconnaître la peine qu’ont prise les instrumentistes, ordinairement novices derviches. Ce sont des espèces de pifferari musulmans que l’on paye en bloc, au lieu de leur jeter chaque fois un sou ou un para.

Le beïram est une cérémonie dans le genre des baise-mains officiels d’Espagne, où tous les grands dignitaires de l’empire viennent faire leur cour au padischa. La magnificence turque éclate dans toute sa splendeur, et c’est une des plus favorables occasions que puisse saisir un étranger d’étudier et d’admirer un luxe ordinairement caché derrière les murailles mystérieuses du sérail. Seulement, il n’est pas facile d’assister à cette solennité, à moins d’être englobé fictivement dans le personnel d’une ambassade hospitalière. — La légation sarde voulut bien me rendre ce service, et à trois heures du matin un de ses cawas heurtait du pommeau de son sabre à la porte de mon hôtellerie. J’étais déjà levé, habillé et prêt à le suivre ; je descendis en toute hâte, et nous nous mîmes à arpenter les rues montueuses de Péra, éveillant des hordes de chiens endormis qui levaient le museau au bruit de nos pas et essayaient un faible aboiement pour l’acquit de leur conscience ; nous croisant avec des files de chameaux dont les flancs chargés frôlaient les parois des maisons et nous laissaient à peine la place de passer.

Une clarté rose teignait le haut de ces baraques de bois coloriées qui bordent les rues, avec leurs étages en surplomb et leurs cabinets saillants, dont aucune édilité ne modère la projection, tandis que les portions inférieures étaient encore baignées d’une ombre transparente et bleuâtre : rien n’est plus charmant que l’aurore se jouant sur ces toits, sur ces dômes, sur ces minarets avec des teintes d’une fraîcheur que je n’ai vue en aucun autre endroit ; on sent bien qu’on n’est qu’à deux pas de la terre où le soleil se lève ; le ciel de Constantinople n’a pas le bleu dur des ciels méridionaux ; il rappelle beaucoup celui de Venise, mais avec plus de légèreté, de lumière et de vapeur ; le soleil s’y lève en écartant des rideaux de mousseline rose et de gaze d’argent ; ce n’est qu’à une heure plus avancée que l’atmosphère se lave de quelques teintes d’azur, et l’on comprend, dans une promenade faite à trois heures du matin, toute la vérité locale de l’épithète de rododactulos qu’Homère applique invariablement à l’aurore.

Nous devions recueillir quelques personnes en route. Chose rare, tout le monde était prêt, et, la petite troupe réunie, l’on descendit au débarcadère de Top’Hané, où nous attendait le caïque de l’ambassade.

Malgré l’heure matinale, la Corne-d’Or et le large bassin qui s’évase à son entrée présentaient l’aspect le plus animé. Tous les navires étaient pavoisés de flammes et de pavillons multicolores, depuis les bonnettes basses jusqu’aux pommes de girouette. — Un nombre infini d’embarcations dorées à pointes, garnies de tapis magnifiques et manœuvrées par de vigoureux rameurs, coupaient l’eau nacrée et rose ; cette flottille, chargée de pachas, de vizirs, de beys, arrivant de leurs palais d’été par la rive du Bosphore, se dirigeait vers Seraï-Bournou. Les albatros et les goëlands, un peu effarouchés par ce tumulte prématuré, tournoyaient en poussant de petits cris au-dessus des barques, et semblaient chasser avec leurs ailes les derniers flocons de la brume nocturne promenée par la brise comme des duvets de cygne.

Un grand attroupement de caïques était ameuté à l’échelle du Kiosque-Vert, devant le quai du Sérail, et nous eûmes assez de peine à joindre le bord, des saïs promenaient de superbes chevaux de main attendant leurs maîtres.

Comme nous étions en avance, nous allâmes prendre du café et fumer une pipe au Kiosque-Vert, joli pavillon dans l’ancien style turc, déchu de sa splendeur première et servant aujourd’hui de corps de garde et de lieu d’attente. Il est recouvert à l’extérieur de toiles et de bannes dont la couleur motive le nom qu’il porte ; à l’intérieur, des applications de faïences émaillées de colonnettes, de marbre, des restes de peinture et de dorure, témoignent d’une destination primitive plus élevée.

Le kiosque présentait, ce jour-là, un curieux rassemblement de types divers, européens, asiatiques et turcs, de cawas d’ambassade richement costumés et de soldats revêtus de l’uniforme du Nizam, que leur teint bronzé signalait seul comme musulmans.

Enfin les portes du sérail furent ouvertes, et nous parcourûmes des cours plantées de cyprès, de sycomores et de platanes d’une dimension monstrueuse, bordées de kiosques d’un goût chinois et de constructions à murailles crénelées et à tourelles en relief, rappelant un peu l’architecture féodale anglaise, — un mélange de jardin, de palais et de forteresse, — et nous arrivâmes dans une cour à l’angle de laquelle s’élève l’ancienne église de Saint-Irénée, transformée aujourd’hui en arsenal, et qui contient une petite maison délabrée percée de beaucoup de fenêtres, réservée pour les ambassades, d’où l’on voit passer le cortége en premières loges.

La cérémonie commence par un acte religieux. Le sultan, accompagné des grands dignitaires de l’empire, va faire sa prière à Sainte-Sophie, la métropole des mosquées de Constantinople : il pouvait être six heures. L’attente enfiévrait tout le monde ; on se penchait pour voir si quelque chose paraissait au loin ; un assez prodigieux tintamarre éclata subitement jouant une marche turque arrangée par le frère de Donizetti, chef de musique du sultan. Les soldats coururent aux armes et formèrent la haie ; ces soldats, faisant partie de la garde impériale, avaient des pantalons blancs et des vestes rouges comme les grenadiers anglais en petite tenue ; le fez ne s’harmonisait pas mal avec cet uniforme ; les officiers et les mouchirs enfourchèrent les beaux chevaux de main que les saïs promenaient.

Le sultan, arrivé de son palais d’été, se dirigeait vers Sainte-Sophie. D’abord parurent le grand vizir, le séraskier, le capitan-pacha et les divers ministres avec la redingote droite de la réforme, mais si plastronnée de chamarrures d’or, qu’il fallait de la bonne volonté pour y reconnaître un costume européen, quand bien même le tarbouch n’eût pas suffi pour les orientaliser ; ils étaient entourés de groupes d’officiers, de secrétaires et de serviteurs splendidement brodés et montés, comme leurs maîtres, sur des chevaux magnifiques ; puis vinrent les pachas, les beys des provinces, les agas, les selictars et les officiers composant les quatre odas du selamlick, dont les noms bizarres pour des oreilles françaises n’éveilleraient aucune idée dans la tête du lecteur, et qui ont pour fonction, celui-ci de débotter le sultan, celui-là de lui tenir l’étrier, cet autre de lui présenter l’écritoire ou la serviette, etc. ; le tzouhadar ou chef des pages, les icoglans et une foule d’employés formant la maison du padischa.

Ensuite s’avança un détachement des gardes du corps, dont l’uniforme bizarre et splendide répond à l’idée que l’on se fait en France du luxe oriental. Ces gardes, choisis parmi les plus beaux hommes, portent une tunique de velours nacarat passementée de brandebourgs d’or d’une richesse extrême, des pantalons blancs en soie de Brousse, et une espèce de toque côtelée assez semblable aux mortiers des présidents, surmontée d’un immense cimier en plumes de paon de deux ou trois pieds de haut, rappelant ces ailes d’oiseaux posées sur le casque de Fingal, dans les compositions ossianiques des peintres du temps de l’Empire. Pour défense, ils ont un sabre courbe attaché à une ceinture diaprée de broderies, et une grande hallebarde damasquinée et dorée, dont le fer offre des découpures féroces comme celles des vieilles armes asiatiques.

Ensuite se succédaient une demi-douzaine de chevaux superbes, arabes ou barbes, tenus en main et caparaçonnés de housses et de têtières magnifiques. Ces housses, brodées d’or, constellées de pierreries, étaient historiées du chiffre impérial, dont les complications et les entrelacements calligraphiques forment une arabesque d’une élégance extrême. Les ornements étaient si pressés, que le fond rouge ou bleu de l’étoffe disparaissait presque. Le luxe des selles remplace, chez les Orientaux, celui des voitures, bien que beaucoup de pachas commencent à faire venir des coupés de Vienne et de Paris.

Ces nobles bêtes semblaient avoir la conscience de leur beauté ; la lumière se jouait en moires soyeuses sur leurs croupes polies ; leurs crinières s’éparpillaient en mèches brillantes à chaque mouvement de leur tête ; des muscles puissants s’élargissaient à leurs jarrets d’acier ; ils avaient cet air doux et fier, ce regard presque humain, cette élasticité du mouvement, cette piaffe coquette, ce port plein d’aristocratie des chevaux de pur sang, qui font concevoir les idolâtries et les passions des Orientaux pour ces superbes créatures dont le Koran vante les qualités et recommande le soin en plusieurs endroits, afin d’ajouter la sanction religieuse à ce goût naturel.

Ces chevaux précédaient le sultan, qui montait une admirable bête dont la housse étincelait de rubis, de topazes, de perles, d’émeraudes et autres pierres précieuses formant les fleurs d’un feuillage d’or.

Derrière le sultan marchaient le kislar-agassi et le capou-agassi, le chef des eunuques noirs et blancs ; puis un nain trapu, obèse, à figure féroce, vêtu en pacha, qui remplit auprès de son maître l’office des fous à la cour des rois du moyen âge. Ce nain, que Paul Véronèse eût placé un perroquet au poing, habillé d’un surcot mi-parti, ou jouant avec un lévrier dans un de ses repas, était hissé, sans doute par contraste, sur le dos d’un grand cheval que ses jambes cagneuses embrassaient à peine. Je crois qu’il est le seul de son espèce existant aujourd’hui en Europe : la charge de Caillette, de Triboulet et de l’Angeli ne s’est conservée qu’en Turquie.

Les eunuques ne portent plus ce haut bonnet blanc dont on les coiffe dans les opéras-comiques ; le fez et la redingote composent leur costume, mais ils n’en ont pas moins un aspect particulier qui les fait aisément reconnaître : le kislar-agassi est assez hideux avec sa noire figure glabre, peaussue et glacée de tons grisâtres ; mais le capou-agassi l’emporte en laideur, n’étant pas masqué par un teint de nègre. Sa face empâtée d’une graisse malsaine, sillonnée de petits plis et d’une lividité blafarde, où clignent deux yeux morts sous une paupière molle, sa lèvre, pendante et rechignée, lui donnent l’air d’une vieille femme de mauvaise humeur. Ce sont pourtant de puissants personnages que ces deux monstres : les revenus de la Mecque et de Médine leur sont affectés ; ils sont immensément riches, et font la pluie et le beau temps dans le sérail, quoique leur empire soit bien diminué aujourd’hui. Ce sont eux qui gouvernent absolument ces essaims de houris que jamais ne profane le regard humain, et, comme vous le pensez, ils sont le centre de mille intrigues.

Un peloton de gardes du corps fermait la marche. Ce cortége éblouissant, quoique moins varié qu’il ne l’était autrefois, lorsque tout le luxe asiatique brillait sur les costumes fantasques des pachas, des capidgis-pachas, des bostandgis, des mabaindzés, des janissaires, avec leurs turbans, leurs kalpacks, leurs casques circassiens, leurs arquebuses à rouet, leurs masses d’armes, leurs arcs et leurs flèches, disparut par l’arcade du passage qui mène du sérail à Sainte-Sophie ; puis, au bout d’une heure environ, il revint et défila en sens inverse, mais dans le même ordre.

Pendant ce temps, nous étions allés nous placer, mes compagnons et moi, sur un puits recouvert de planches qui formait une espèce de tribune, dans une immense cour plantée de grands arbres, tout près du kiosque devant la porte duquel devait avoir lieu la cérémonie du baise-pied. — En face de nous se développait un grand bâtiment surmonté d’une multitude de colonnes peintes en jaune, à l’exception de la base et du chapiteau rechampis de blanc. — Ces colonnes étaient des cheminées, et ces vastes bâtisses des cuisines ; car chaque jour quinze cents bouches, suivant l’expression turque, « mangent le pain du Grand Seigneur. »

Nous avions grand’peine à nous maintenir sur notre perchoir, à l’assaut duquel montaient d’instant en instant de nouveaux curieux que nous repoussions à coups de coude ; mais, en définitive, nous restâmes maîtres de la place.

En attendant que le cortége revienne, décrivons l’endroit où se passe le baise-pied. C’est un grand kiosque dont le toit, soutenu par des colonnes, se projette en auvent tout autour de la construction. Ces colonnes, dont les bases et les chapiteaux sont sculptés dans le goût d’ornementation de l’Alhambra, soutiennent des arcades et des poutrelles qui arc-boutent le rebord du toit, dont le dessous est curieusement travaillé de losanges, de compartiments et d’entrelacs ; la porte, flanquée de deux niches, s’ouvre dans une masse de découpures, de rinceaux, de fleurons et d’arabesques, parmi lesquels se contournent quelques chicorées et quelques ornements rocaille, sans doute ajoutés après coup, comme cela arrive souvent dans les palais turcs. Sur le mur, de chaque côté de la porte, sont peintes deux perspectives chinoises comme on en voit dans les comédies d’enfants, représentant des galeries dont le pavé quadrillé de blanc et de noir se prolonge à l’infini. Ces fresques bizarres doivent être l’ouvrage de quelque vitrier génois fait captif par les corsaires barbaresques, et elles produisent un singulier effet sur ce bijou d’architecture musulmane.

Le sultan, suivi de quelques hauts dignitaires, pénétra dans le kiosque, où il prit une légère collation ; cet intervalle fut employé aux derniers préparatifs de la réception. On étendit à terre, devant le kiosque, entre les deux colonnes de l’arcade correspondant à la porte, un tapis de cachemire noir sur lequel on posa un trône, ou plutôt un divan en forme de canapé, tout couvert de plaques d’or ou de vermeil d’un travail byzantin. Un escabeau d’un goût semblable fut placé au pied du trône, et la musique se rangea en demi-cercle, la figure tournée vers le kiosque.

Lorsque Abdul-Medjid reparut, la musique éclata en fanfares ; les troupes poussèrent le cri consacré : « Vive, vive à jamais le glorieux sultan ! » Un frémissement d’enthousiasme parcourut la foule. Tout le monde était ému, même les spectateurs non musulmans.

Abdul-Medjid se tint debout quelques instants sur l’escabeau : à son fez, une agrafe de diamants fixait l’aigrette de plumes de héron, signe du pouvoir suprême ; une espèce de paletot large en drap bleu foncé, retenu par une boucle de brillants, sous lequel scintillaient les dorures de son uniforme, un pantalon de satin blanc, des bottes vernies où miroitait la lumière, et des gants paille très-justes, composaient ce costume d’une simplicité qui faisait pourtant pâlir toutes les chamarrures des personnages subalternes. Puis il se rassit, et les prosternations commencèrent.

J’ai déjà donné un portrait du sultan, mais rapidement crayonné et comme saisi au vol ; je pourrai achever ici cette esquisse, car la cérémonie du beïram ne dure pas moins de deux heures, et j’eus tout le temps de le regarder. Sultan Abdul-Medjid-Khan est né le 11e jour du mois de chaaban, l’an 1238 de l’hégire (25 avril 1823) ; il avait donc, lorsque je le vis en 1852, vingt-neuf ans et quelques mois. Monté à seize ans sur le trône, où il succédait à sultan Mahmoud, il avait déjà régné treize années. Sa figure immobile m’a paru profondément empreinte des satiétés suprêmes du pouvoir ; un ennui fixe et intense toujours égal à lui-même, éternel comme la neige des hauts lieux, lui faisait comme un masque de marbre et solidifiait des traits assez peu réguliers. Le nez n’a pas cette courbe aquiline du type turc ; les joues sont pâles et encadrées d’une barbe fine et brune, et martelées de quelques plans qui trahissent la fatigue ; le front, autant que le fez le laisse voir, m’a paru large et plein ; quant aux yeux, je ne puis les comparer qu’à des soleils noirs arrêtés dans un ciel de diamant ; aucun objet ne semblait s’y réfléchir ; comme les yeux des extatiques, on les eût crus absorbés par quelque vision insaisissable au regard vulgaire.

Cette physionomie n’était, du reste, ni sombre, ni terrible, ni cruelle ; elle était extra-humaine : je ne puis trouver de meilleur mot. On sentait que ce jeune homme, assis comme un dieu sur un trône d’or, n’avait plus rien à désirer au monde ; que tous les rêves les plus charmants étaient pour lui d’insipides réalités, et qu’il se glaçait lentement dans cette froide solitude des êtres uniques. En effet, du sommet de sa grandeur, il n’aperçoit la terre que comme un vague brouillard, et les têtes les plus élevées arrivent à peine au niveau de ses bottes.

Il n’y a que les plus hauts dignitaires qui aient le droit de baiser les pieds du glorieux sultan. Cette insigne faveur est réservée au vizir, aux ministres et aux pachas privilégiés.

Le vizir partit de l’angle du kiosque correspondant à la droite du sultan, décrivit un demi-cercle en suivant intérieurement la ligne des gardes du corps et des musiciens, puis, arrivé en face du trône, il s’avança jusqu’à l’escabeau après avoir fait le salut oriental, et, se courbant sur les pieds du maître, il baisa sa botte sacrée aussi révérencieusement qu’un fervent catholique peut baiser la mule du pape : la cérémonie accomplie, il se retira à reculons et fit place à un autre.

Même salut, même génuflexion, même prosternement, même promenade pour les sept ou huit premières personnes de l’empire. Pendant ces adorations, la figure du sultan, restait impassible : ses prunelles fixes regardaient sans voir, comme les prunelles de marbre des statues ; aucun tressaillement de muscle, aucun jeu de physionomie, rien qui pût faire croire qu’il s’aperçût de ce qui se passait ; en effet, le magnifique padischa pouvait-il démêler, à la distance prodigieuse qui le sépare des humains, les humbles vermisseaux qui se tortillaient à ses pieds dans la poussière ? Et cependant cette immobilité indifférente n’avait rien d’emphatique ni de tendu. C’était la négligence aristocratique et distraite du grand seigneur, recevant les honneurs qui lui sont dus sans y prendre autrement garde ; la somnolence dédaigneuse du dieu fatigué par ses dévots, trop heureux qu’il veuille bien les souffrir.

Une remarque bizarre que ce défilé de pachas me mit à même de faire, c’est l’obésité énorme des personnages investis de hauts grades ; ils atteignaient des proportions vraiment monstrueuses, des rotondités d’hippopotame et de poussah, qui leur rendaient l’accomplissement de l’étiquette tout à fait laborieux. On ne saurait se faire une idée des contorsions de ces gros êtres, obligés de se courber jusqu’au sol et de se relever ; quelques-uns, plus larges que hauts, et semblables à des superpositions de boules, manquèrent de piquer du nez en terre et de rester étendus aux pieds du maître.

À côté de ces prodigieux Turcs, Lablache paraîtrait svelte et mignon. Cet embonpoint anormal envahit les Turcs souvent de fort bonne heure. Il nous est arrivé de rencontrer aux eaux d’Asie et d’Europe de jeune fils de pachas déjà tout bouffis de graisse à dix ou douze ans, et qui assurément devaient peser deux cents livres ; ils faisaient déjà ployer le cheval barbe qui les portait, et près duquel un saïs marchait la main appuyée sur la croupe. Par un contraste qu’on prendrait pour une raillerie philosophique faite à plaisir, tous les employés inférieurs n’ont que la peau et les os : la caricature des gras et des maigres, de Breughel, serait de circonstance en Turquie. La décroissance de l’obésité suit une proportion presque mathématique mesurée par le grade. On dirait que les fonctions sont distribuées selon le poids.

Après les pachas vint le Scheick ul-islam en caftan blanc, en turban de même couleur maintenu par une bande d’or traversant le front ; le Scheick ul-islam est en quelque sorte le pape mahométan, un personnage très-puissant et très-vénéré. Aussi, lorsque, après avoir fait le salut d’usage, il fit mine de se baisser comme les autres, Abdul-Medjid sortit de son calme marmoréen, et, satisfait de cette marque de déférence, il le releva gracieusement.

Les ulémas défilèrent ensuite ; mais, au lieu de baiser la botte du sultan, ils se contentaient de toucher de leurs lèvres le bord de son paletot, n’étant pas assez grands personnages pour mériter une telle faveur. — Ici un petit incident troubla la cérémonie : l’ancien schérif de la Mecque, petit vieillard à teint de cuir de Cordoue et à barbe grisonnante, destitué pour cause de fanatisme, se précipita aux pieds du sultan, qui le repoussa assez vivement pour se dérober à son hommage, et lui fit un geste impérieux de refus ; deux grands jeunes gens presque mulâtres, tant ils étaient basanés, vêtus de longues pelisses vertes et coiffés de turbans à bandelettes d’or, qui paraissaient être les fils du vieillard, essayèrent aussi de se jeter aux pieds du sultan ; mais ils ne furent pas mieux accueillis, et on les conduisit hors de l’enceinte tous les trois.

Aux ulémas succédèrent d’autres employés militaires ou civils d’un grade moins élevé, et qui ne pouvaient prétendre à baiser la botte ni le paletot : — un bout de la ceinture du sultan, soutenu par un pacha, offrait à leurs lèvres sa frange d’or à l’extrémité du divan. — C’était assez pour eux de toucher une chose en contact avec le maître ; ils arrivaient les uns après les autres, décrivant le cercle entier, portaient la main à leur cœur et à leur front, après l’avoir descendue jusqu’à terre, effleuraient l’écharpe et passaient. Le nain, debout derrière le trône, les regardait d’un air narquois avec une grimace de gnome malfaisant.

Pendant ce temps, la musique jouait des airs de l’Elisire d’amore et de la Lucrèce Borgia, le canon tonnait au loin, et les pigeons effrayés du sultan Bayezid s’envolaient par folles bouffées et tournoyaient au-dessus des jardins du sérail. Quand le dernier fonctionnaire eut rendu son hommage, le sultan rentra dans son kiosque, au bruit de vivats frénétiques, et nous retournâmes à Péra chercher un déjeuner dont nous avions cruellement besoin.