Constantinople (Gautier)/Chapitre VII

Fasquelle (p. 88-99).

VII

UNE NUIT DU RAMADAN


À Paris, l’idée de se promener de huit heures à onze heures du soir dans le Père Lachaise ou le cimetière Montmartre, en vignette des Nuits d’Young, paraîtrait ultrasingulière et cadavéreusement romantique ; les plus courageux dandies s’en effrayeraient ; quant aux femmes, la proposition seule d’une semblable partie de plaisir les ferait évanouir de peur. À Constantinople, personne n’y fait attention. Le boulevard de Gand de Péra est situé sur la crête de la colline occupée par le Petit-Champ-des-Morts. Figurez-vous, mon cher monsieur et ma belle dame, qu’assis l’été au perron de Tortoni, vous voyiez devant vous, sous la noirceur des cyprès, blanchir au clair de la lune, comme des colonnes d’argent tronquées, des milliers de cippes et de tombes, tout en taillant votre glace à facettes et en devisant d’amour ou d’autre chose.

Une frêle grille renversée en plusieurs endroits trace entre le champ funèbre et la joyeuse promenade une ligne de démarcation franchie à tout instant ; une rangée de chaises ou de tables ou s’accoudent les consommateurs devant une tasse de café, un sorbet ou un verre d’eau, règne d’un bout à l’autre de la terrasse, qui plus loin se contourne et va rejoindre le Grand-Champ-Des-Morts, derrière le haut Péra. De vilaines maisons à cinq, six ou sept étages, de cet affreux ordre d’architecture inconnu à Vignole, — l’ordre bourgeois, — aimable mélange de la caserne et de la filature, — bordent la chaussée d’un côté et jouissent d’une admirable vue dont elles ne sont pas dignes. — Il est vrai que ces maisons passent pour les plus belles de Constantinople, et que Péra s’en enorgueillit, les jugeant dignes, avec raison, de figurer honorablement à Marseille, à Barcelone et même à Paris ; elles sont en effet de la hideur la plus civilisée et la plus moderne ; cependant il est juste de dire que la nuit, vaguement éclairées par le reflet des fanaux et le scintillement des étoiles ou la lueur violette de la lune qui glace leurs façades badigeonnées, elles prennent, à cause de leur masse même, un aspect assez imposant.

À chaque bout de la terrasse se trouve un café-concert, c’est-à-dire joignant aux délices de la consommation l’agrément d’un orchestre en plein vent de musiciens bohèmes qui exécutent des valses allemandes et des ouvertures d’opéras italiens.

Rien n’est plus gai que cette promenade bordée de tombeaux ; la musique, qui ne s’arrête jamais, un orchestre recommençant lorsque l’autre finit, donne un air de fête à cette réunion habituelle de promeneurs, dont le chuchotement amical sert de basse aux phrases cuivrées de Verdi. Les vapeurs du latahyéh et du tombeki montent en spirales parfumées des chiboucks, des narghiléhs et des cigarettes, car tout le monde fume à Constantinople, même les femmes. Toutes ces pipes allumées piquent l’ombre de points brillants et ressemblent à des essaims de lucioles. Le cri « du feu ! » retentit dans tous les idiomes possibles, et les garçons se précipitent à ces appels polyglottes brandissant un charbon rouge au bout de petites pincettes.

Les familles pérotes s’avancent en clans nombreux dans l’espace laissé libre par les consommateurs assis, habillées à l’européenne, sauf quelques modifications insignifiantes dans la coiffure et l’ajustement des femmes. Les jeunes gens sont mis comme les gravures de Jules David, à l’avant-dernier goût ; on ne les distinguerait d’élégants Parisiens qu’à une fraîcheur un peu trop crue de nouveauté ; ils ne suivent pas la mode, ils la devancent. Chaque pièce de leur ajustement est signée d’un fournisseur célèbre de la rue Richelieu ou de la rue de la Paix ; leurs chemises sont de chez Lami-Housset ; leurs cannes de chez Verdier ; leurs chapeaux de chez Bandoni ; leurs gants de chez Jouvin ; quelques-uns cependant, de famille arménienne la plupart, portent la calotte rouge à gland de soie noire, mais c’est le petit nombre. L’Orient n’est rappelé dans cette réunion que par quelque Grec qui passe, rejetant les manches de sa veste brodée et balançant sa fustanelle blanche évasée comme une cloche, ou par quelque fonctionnaire turc à cheval, suivi de son cawas et de son porte-pipe, qui revient du Grand-Champ et regagne Constantinople en se dirigeant vers le pont de Galata.

Les mœurs turques ont déteint sur les mœurs européennes, et les femmes de Péra vivent très-renfermées, — réclusion volontaire, bien entendu ; — elles ne sortent guère que pour aller faire un tour au Petit-Champ et respirer la fraîcheur nocturne ; encore en est-il beaucoup qui ne se permettent pas cette innocente distraction, ce qui ôte au voyageur l’occasion de passer en revue les types féminins du pays, comme aux Cascines, au Prado, à Hyde-Park, aux Champs-Élysées ; l’homme seul semble exister en Orient, la femme y passe à l’état de mythe, et les chrétiens y partagent sur ce point les idées des musulmans.

Ce soir-là, le Petit-Champ était très-animé ; le Ramadan avait commencé avec la lune nouvelle, dont l’apparition au-dessus de la cime de l’Olympe de Bithynie, guettée par de pieux astrologues et proclamée par tout l’Empire, annonce le retour du grand jubilé mahométan. Le Ramadan, comme chacun sait, est un carême doublé d’un carnaval ; le jour appartient à l’austérité, la nuit au plaisir ; la pénitence se complique de la débauche, comme réparation légitime. Du lever au coucher du soleil, dont l’instant précis est indiqué par un coup de canon, le Koran interdit de prendre aucun aliment, quelque léger qu’il soit. On ne peut pas même fumer, privation la plus pénible de toutes pour un peuple dont les lèvres ne quittent guère le bouquin d’ambre ; étancher la soif la plus ardente par une gorgée d’eau serait un péché et détruirait le mérite de l’abstinence ; mais du soir au matin tout est permis, et l’on se dédommage amplement des privations de la journée. La ville turque est en fête.

De la promenade du Petit-Champ, l’on jouissait du spectacle le plus merveilleux. De l’autre côté de la Corne-d’Or, Constantinople étincelait comme la couronne d’escarboucles d’un empereur d’Orient ; les minarets des mosquées portaient à chacune de leurs galeries des bracelets de lampions, et d’une flèche à l’autre couraient, en lettres de feu, des versets du Koran, inscrits sur l’azur comme sur les pages d’un livre divin ; Sainte-Sophie, Sultan-Achmet, Yeni-Djami, la Suleimanieh et tous les temples d’Allah qui s’élèvent de Seraï-Burnou aux collines d’Eyoub, resplendissaient de lumières et proclamaient en exclamations enflammées la formule de l’Islam. Le croissant de la lune, qu’accompagnait une étoile, semblait broder le blason de l’Empire sur l’étendard céleste.

L’eau du golfe multipliait, en les brisant, les reflets de ces millions de phosphorescences et paraissait rouler des torrents de pierreries à demi fondues. La réalité, dit-on, reste toujours au-dessous du rêve ; mais ici le rêve était dépassé par la réalité. Les contes des Mille et Une Nuits s’offrent rien de plus féerique, et le ruissellement du trésor effondré d’Haraoun al-Raschid pâlirait à côté de cet écrin colossal flamboyant sur une lieue de longueur.

Pendant le Ramadan, on jouit d’une liberté plénière ; la lanterne n’est pas obligatoire comme dans les autres temps ; les rues, brillamment illuminées, rendent inutile cette précaution de police. Les giaours peuvent rester à Constantinople jusqu’à ce que les dernières lumières s’éteignent, hardiesse qui ne serait pas sans danger à une autre époque. Aussi acceptai-je avec empressement la proposition que me fit un jeune Constantinopolitain, à qui j’étais recommandé, de descendre à l’échelle de Top’Hané, de fréter un caïque pour aller voir le sultan faire sa prière à Schiragan, et de finir la soirée dans la ville turque.

On descend de Péra à Top’Hané par une espèce de ruelle en montagne russe, assez semblable au lit d’un torrent à sec. Pour un pied parisien habitué aux élasticités du bitume, à la mollesse du macadam, cette dégringolade est un rude exercice. Grâce au bras que me donnait mon compagnon, très-expert dans la géographie des casse-cous de ce calvaire, j’arrivai au bas sans entorse, — résultat inespéré et surprenant. Je ne marchai même sur la patte d’aucun chien, et je ne me fis sauter aux jambes aucun de ces aimables animaux.

À mesure que nous descendions, et surtout à partir d’une petite fontaine turque à toit projeté où la rue se divise, la foule augmentait et devenait compacte ; les boutiques, vivement éclairées, illuminaient la voie publique, envahie par des Turcs accroupis à terre ou sur des tabourets bas et fumant avec la volupté que donne un jour d’abstinence ; c’était un va-et-vient, un fourmillement perpétuel le plus animé et le plus pittoresque du monde ; car, entre ces deux rives de fumeurs immobiles, coulait un ruisseau de promeneurs de toute nation, de tout sexe et de tout âge.

Portés par le flot, nous arrivâmes sur la place de Top’Hané, en traversant la cour à arcades de la mosquée, qui, de ce côté, forme le coin, et nous nous trouvâmes en face de cette charmante fontaine de style arabe que les gravures anglaises ont rendue familière à tout le monde, et qu’on a décoiffée de son joli toit chinois, remplacé maintenant par une ignoble balustrade en fer creux.

Le Bal masqué de Gustave n’offre pas une plus grande variété de costume que la place de Top’Hané pendant une nuit du Ramadan : les Bulgares, avec leur grossier sayon et leur bonnet cerclé d’une couronne de fourrure, accoutrement qui ne doit pas avoir changé depuis le paysan du Danube ; les Circassiens, à la taille svelte et à la poitrine évasée, tuyautés de cartouches qui les font ressembler à des buffets d’orgue ; les Géorgiens, à la courte tunique serrée d’un cercle de métal, à la casquette russe en cuir verni, les Arnautes, portant une veste brodée et sans manches sur leur torse nu ; les juifs, désignés par leur robe fendue sur le côté et leur calotte noire entourée d’un mouchoir bleu ; les Grecs des îles, avec leurs immenses grègues, leurs ceintures sanglées et leur tarbouch à crinière de soie ; les Turcs de la réforme, en redingote droite et en fez rouge ; les vieux Turcs, au turban évasé, au caftan rose, jonquille, cannelle ou bleu-de-ciel, rappelant les modes du temps des janissaires ; les Persans, au grand bonnet d’agneau noir d’Astracan ; les Syriens, reconnaissables à leur mouchoir rayé d’or et à leurs larges mach’las en forme de dalmatiques byzantines ; les femmes turques, drapées du yachmack blanc et du feredgé de couleur claire ; les Arméniennes, moins sévèrement voilées, vêtues de violet et chaussées de noir, forment pour l’œil, en groupes qui se composent et se décomposent sans cesse, le plus amusant carnaval qu’on puisse imaginer.

Des étalages en plein vent de yaourth (lait caillé), de kaimak (crème bouillie), des boutiques de confiseries, dont les Turcs sont très-friands, des comptoirs de marchands d’eau faisant tinter, par des artifices hydrauliques, leurs petits carillons de grelots, de clochettes ou de capsules de cristal, des buvettes de sorbets, de granits, d’eau de neige, sont rangés sur les bords de la place, qu’égayent leurs illuminations. Les boutiques de marchands de tabac, brillamment éclairées, sont remplies de hauts personnages qui regardent la fête en fumant du tabac de première qualité dans des pipes de cerisier ou de jasmin aux bouquins énormes. Au fond des cafés ronfle le tarbouka, frissonne le tambour de basque, glapit le rebeb et piaule la flûte de roseau ; des chants monotones, nasillards, mêlés de temps à autre de portements à la tyrolienne et de cris aigus, s’élèvent du sein des nuages de fumée. Nous eûmes toutes les peines du monde à gagner, à travers cette foule qui ne se dérange pas, l’échelle de Top’Hané, où nous devions prendre un caïque.

En quelques coups de rames nous eûmes pris le large et nous pûmes voir au milieu du Bosphore les illuminations de la mosquée du sultan Mahmoud et de la fonderie de canons qui l’avoisine et donne son nom à cette échelle. (Top, en turc, veut dire canon ; Hané, lieu, place, magasin.) — Les minarets de la mosquée du sultan Mahmoud passent pour les plus élégants de Constantinople et sont cités comme des types classiques d’architecture turque ; ils s’élançaient sveltement dans l’atmosphère bleue de la nuit, dessinés en lignes de feu et reliés par des versets du Koran, et produisaient l’effet le plus gracieux. Devant la fonderie l’illumination figurait un gigantesque canon avec son affût et ses roues, blason enflammé de l’artillerie turque symbolisée assez exactement par ce dessin naïf.

Nous longeâmes, en suivant le Bosphore, la rive d’Europe, toute pailletée de lumière et bordée des palais d’été des vizirs et des pachas, signalés par des pièces d’illuminations montées sur des carcasses de fer et représentant des chiffres calligraphiquement compliqués, à la manière orientale, des bateaux à vapeur, des bouquets, des pots à feu, des sentences du Koran, et nous arrivâmes à la hauteur du palais de Schiragan, composé d’un corps de logis à fronton triangulaire et à colonnes grêles, dans le genre de la Chambre des députés de Paris, et de deux ailes treillissées de fenêtres et ressemblant à deux immenses cages. Le nom du sultan écrit en jambages de feu scintillait sur la façade, et par la porte ouverte on apercevait une vaste salle, où, dans l’embrasement lumineux des candélabres, se mouvaient plusieurs ombres opaques agitées de convulsions pieuses. C’était le padischah qui faisait sa prière, entouré de ses grands officiers agenouillés sur des tapis ; une rumeur de psalmodie nasillarde s’échappait de la salle avec les reflets jaunes des bougies, et se répandait dans la nuit calme et bleue.

Après quelques minutes de contemplation, nous fîmes signe au caïdgi de retourner, et je pus regarder l’autre rive, — la rive d’Asie, sur laquelle s’étageait Scutari, l’ancienne Chrysopolis, avec ses mosquées illuminées et ses rideaux de cyprès drapant derrière elle les plis de leurs feuillages funèbres.

Pendant le trajet, j’eus l’occasion d’admirer l’adresse avec laquelle les rameurs de ces frêles embarcations se dirigent à travers ce tumulte d’embarcations et de courants qui rendraient la navigation du Bosphore extrêmement dangereuse pour des bateliers moins adroits. Les caïques n’ont pas de gouvernail, et les rameurs, contrairement aux gondoliers de Venise, qui regardent la proue de la gondole, tournent le dos au but vers lequel ils se dirigent, ce qui fait qu’à chaque coup de rame ils retournent la tête pour voir si quelque obstacle inattendu ne vient pas se mettre à la traverse. Ils ont aussi des cris convenus par lesquels ils s’avertissent et s’évitent avec une prestesse inconcevable.

Assis sur un coussin au fond du caïque, à côté de mon compagnon, je jouissais en silence et dans l’immobilité la plus absolue de cet admirable spectacle, car le moindre mouvement suffit pour faire chavirer ces étroites nacelles, calculées pour la gravité turque ; la rosée de la nuit perlait sur nos cabans et faisait grésiller le latakyéh de nos chibouks, car, si chaude qu’ait été la journée, les nuits sont fraîches sur le Bosphore, toujours éventé par les brises marines et les colonnes d’air déplacées par les courants.

Nous entrâmes dans la Corne-d’Or, et, rasant la pointe de Seraï-Burnou, nous vînmes débarquer, au milieu d’une flottille de caïques, entre lesquels le nôtre, après s’être retourné, s’insinuait comme un fer de hache, près d’un grand kiosque au toit chinois et aux murailles tendues de toiles vertes, pavillon de plaisir du sultan, abandonné aujourd’hui et changé en corps de garde. C’était plaisir de voir aborder les longues barques à proues dorées des pachas et des hauts personnages, qu’attendaient sur le quai de beaux chevaux barbes magnifiquement harnachés et tenus en main par des nègres, des Arnautes ou des cawas, — la foule s’écartait avec respect pour leur livrer passage.

En temps ordinaire, les rues de Constantinople ne sont pas éclairées, et chacun doit porter à la main sa lanterne, comme s’il cherchait un homme ; mais, à l’époque du Ramadan, rien n’est plus joyeusement lumineux que ces ruelles et ces places habituellement noires, le long desquelles tremblote de loin en loin une étoile en papier, les boutiques, ouvertes toute la nuit, flamboient et jettent de vives traînées de lueurs que réfléchissent gaiement les maisons opposées ; ce ne sont, à tous les étaux, que lampes, bougies et veilleuses nageant dans l’huile ; les rôtisseries, où le mouton coupé par petits morceaux (kébab) grésille enfilé par des brochettes perpendiculaires, s’illuminent d’ardents reflets de braise ; les fours, qui cuisent les galettes de baklava, ouvrent leur gueule rouge ; les marchands en plein air s’entourent de petits cierges pour attirer l’attention de la pratique et faire valoir leur marchandise ; des groupes d’amis soupent ensemble, autour d’une lampe à trois becs, dont l’air frais fait vaciller la flamme, ou d’une grande lanterne bariolée de couleurs vives ; les fumeurs assis à la porte des cafés ravivent à chaque aspiration la paillette rouge de leur chibouck et de leur narghiléh, et sur cette foule en belle humeur la lumière tombe, rejaillit en réfractions bizarrement pittoresques.

Tout ce monde mangeait avec un appétit aiguisé par un jeûne de quatorze heures, les uns des boulettes de riz et de viande hachée enveloppées de feuilles de vigne, les autres du kébab roulé dans une espèce de crêpe, ceux-ci des rapes de maïs bouilli ou rôti, ceux-là d’énormes concombres ou des carpous de Smyrne, à la peau verte, à la chair blanche ; quelques-uns, plus riches ou plus sensuels, se faisaient tailler de grandes parts de baklava ou se gorgeaient de sucreries avec une avidité enfantine, risible dans de grands gaillards barbus comme des sapeurs ; d’autres se régalaient plus frugalement avec des mûres blanches, entassées par monceaux aux devantures des fruitiers.

Mon ami me fit entrer dans une boutique de confiseur, qui est comme le Boissier de Constantinople, pour m’initier aux douceurs de la gourmandise turque, plus raffinée qu’on ne le pense à Paris.

Cette boutique mérite une description toute particulière : les volets, relevés en éventail, comme des sabords de navire, formaient une espèce d’auvent sculpté, quadrillé et peint en jaune et en bleu, au-dessus de grands vases de verre remplis de dragées roses et blanches, de stalactites de rahat-lokoum, espèce de pâte transparente faite avec de la fleur de farine et du sucre colorée diversement, de pots de conserves de roses et de bocaux de pistaches.

Nous entrâmes dans l’établissement, où trois personnes auraient eu de la peine à se remuer, et qui est pourtant un des plus vastes de Constantinople, et le maître, gros Turc à teint basané, à barbe noire, à physionomie bonassement féroce, nous fit servir d’un air aimablement terrible du rahat-lokoum rose et blanc, et toutes sortes de sucreries exotiques très-parfumées et très-exquises, quoique un peu trop mielleuses pour un palais parisien ; — une tasse d’excellent moka vint à propos relever, par son amertume salutaire, ces douceurs écœurantes, dont j’avais abusé par amour pour la couleur locale. Au fond de la boutique, de jeunes garçons, les reins serrés par un tablier d’indienne de Rouen, un chiffon autour de la tête et les bras nus, agitaient sur un feu clair les bassines de cuivre dans lesquelles les amandes et les pistaches s’habillaient de chemises de sucre, ou roulaient sur de la poudre blanche des boudins de rahat-lokoum, ne faisant nul mystère de leurs préparations.

Assis sur un de ces tabourets bas qui forment avec les divans les seuls siéges des Turcs, je regardais passer dans la rue la foule compacte et bigarrée, sillonnée de vendeurs de sorbet, de crieurs d’eau glacée, de gâteaux, et dans laquelle un fonctionnaire à cheval, précédé de son cawas et suivi de son porte-pipe, se frayait imperturbablement son chemin sans crier gare, ou qu’entrouvrait un talika horriblement cahoté par les cailloux et les fondrières, et conduit par un cocher à pied ; — je ne pouvais me rassasier de ce tableau si nouveau pour moi, et il était plus d’une heure du matin lorsque, guidé par mon compagnon, je me dirigeai vers l’embarcadère où nous attendait notre barque.

En nous en allant, nous traversâmes la cour d’Yeni-Djami, entourée d’une galerie de colonnes antiques surmontées d’arcs arabes d’un style superbe que la lune blanchissait de lumières argentées et baignait d’ombres bleuâtres ; sous les arcades gisaient, avec la tranquillité de gens qui sont chez eux, plusieurs groupes de gueux roulés dans leurs guenilles. Tout musulman qui n’a pas d’asile peut s’étendre, sans crainte des rondes de nuit, sur les marches des mosquées ; il y dormira aussi en sûreté qu’un mendiant espagnol sous un porche d’église.

La fête devait durer à Constantinople jusqu’au coup de canon qui annonce, avec le premier rayon de l’aurore, le retour du jeûne ; mais il était temps d’aller prendre un peu de repos, et il nous restait à opérer l’ascension de Top’Hané à Péra, exercice mélancolique après une journée de fatigue physique et d’éblouissement intellectuel. Les chiens grommelaient bien un peu à mon passage, me sentant Français et nouvellement débarqué ; mais ils s’apaisaient à quelques mots que mon ami leur disait en turc et me laissaient aller sans attenter à mes mollets ; grâce à lui, je rentrai à mon logis vierge de leurs crocs formidables.