Constantinople (Gautier)/Chapitre III

Fasquelle (p. 34-47).

III

SYRA


Demain, dans la journée, nous serons en vue du cap Matapan, nom barbare qui cache l’harmonie de l’ancien nom, comme une couche de chaux empâte une fine sculpture. Le cap Ténare est l’extrême pointe de cette feuille de mûrier aux profondes découpures étalée sur la mer qu’on nomme aujourd’hui la Morée et qui s’appelait autrefois le Péloponèse. Tous les passagers étaient debout sur le pont, regardant à l’horizon, dans le sens indiqué, trois ou quatre heures avant qu’il fût possible de rien distinguer. Ce nom magique de Grèce fait travailler les imaginations les plus inertes ; les bourgeois les plus étrangers aux idées d’art s’émeuvent eux-mêmes et se ressouviennent du dictionnaire de Chompré. — Enfin, une ligne violette se dessina faiblement au-dessus des flots : — c’était la Grèce ; une montagne sortit sa hanche de l’eau, comme une nymphe qui se repose sur le sable après le bain, belle, pure, élégante, digne de cette terre sculpturale. « Quelle est cette montagne ? demandai-je au capitaine. — Le Taygète, » me répondit-il avec bonhomie, comme s’il eût dit Montmartre. À ce nom de Taygète, un fragment de vers des Georgiques me jaillit instantanément de la mémoire :

....... Virginibus bacchata Lacænis
Taygeta !

et se mit à voltiger sur mes lèvres comme un refrain monotone, mais qui suffisait à ma pensée. Que peut-on dire de mieux à une montagne grecque qu’un vers de Virgile ? — Quoiqu’on fût au milieu du mois de juin et qu’il fit assez chaud, le sommet de la montagne était argenté de lames de neige, et je songeais aux pieds roses de ces belles filles de Laconie qui parcouraient en bacchantes le Taygète, et laissaient leur empreinte charmante sur les sentiers blancs !

Le cap Matapan s’avance entre deux golfes profonds, qu’il divise de son arête : le golfe de Coron et celui de Kolokythia ; c’est une pointe de terre aride et décharnée, comme toutes les côtes de Grèce. Quand on l’a dépassé, on vous montre, sur la droite, un bloc de rochers fauves, fendillés de sécheresse, calcinés de chaleur, sans l’apparence de verdure ou même de terre végétale : c’est Cerigo, l’ancienne Cythère, l’île des myrtes et des roses, le séjour aimé de Vénus, dont le nom résume les rêves de volupté. Qu’eût dit Watteau avec son embarquement pour Cythère tout bleu et tout rose, en face de cet âpre rivage de roche effritée, découpant ses contours sévères sous un soleil sans ombre et pouvant offrir une caverne à la pénitence des anachorètes, mais non un bocage aux caresses des amants : Gérard de Nerval a du moins eu l’agrément de voir sur la rive de Cythère un pendu enveloppé de toile cirée, ce qui prouve une justice soigneuse et confortable. Le Léonidas passait trop loin de terre pour que ses passagers pussent jouir d’un détail si gracieux, quand même toutes les potences de l’île eussent été garnies en ce moment.

Les anciens ont-ils menti et supposé des sites ravissants là où n’existent maintenant qu’un îlot pierreux et qu’une terre pelée ? Il est difficile de croire que leurs descriptions, dont il était facile alors de vérifier l’exactitude, soient de pure fantaisie. Sans doute, ce sol fatigué par l’activité humaine s’est épuisé à la longue ; il est mort avec la civilisation qu’il supportait, exténué de chefs-d’œuvre, de génie et d’héroïsme. Ce que nous en voyons n’est plus que son squelette : la peau, les muscles, tout est tombé en poussière. Quand l’âme se retire d’un pays, il meurt comme un corps, — autrement, comment expliquer une différence si complète et si générale, car ce que je viens de dire peut s’appliquer à presque toute la Grèce ; cependant, ces côtes, quelque désolées qu’elles soient, ont encore de belles lignes et de pures couleurs.

On passe entre Cerigo et Servi, autre île de pierre ponce, et l’on double le cap Malia ou Saint-Ange, et l’on débusque dans l’archipel ; l’horizon se peuple de voiles, les bricks, les goëlettes, les caravelles, les argosils, sillonnent l’eau bleue dans tous les sens ; il fait un temps admirable ; ni roulis ni tangage. Une faible brise gonfle légèrement notre misaine et aide un peu nos roues, qui fouettent de leurs palettes une mer unie comme la glace, où devraient nager les cortéges mythologiques d’Amphitrite et de Galatée, et que ne rident pas même les sauts des marsouins, ces tritons de l’histoire naturelle, qui, à distance, peuvent produire l’illusion de dieux marins. La terre a fui et ne se montre plus que comme un brouillard au bord du ciel ; puisqu’il n’y a rien à voir au loin, examinons un peu les nouveaux hôtes embarqués à Malte.

Ce sont des Levantins accroupis ou couchés sur leur tapis à l’avant du bateau, près du cabas renfermant leurs provisions et du matelas roulé sur lequel ils s’étendent la nuit. — Un Levantin en voyage emporte toujours trois choses : son tapis, son chibouck et son matelas. L’un d’eux, assez âgé, est vêtu d’une pelisse pistache passée de couleur, historiée dans le dos d’une arabesque d’or, quoique le reste de son costume soit fort simple et même un peu déguenillé. Il a avec lui un jeune enfant aux yeux noirs très-vifs et très-intelligents. — Deux ou trois Grecs ont établi leur installation non loin du Levantin. Ils portent la fustanelle et une veste blanche agrémentée assez élégante ; mais, chose horrible à dire et plus horrible encore à contempler, ces nobles Hellènes étaient coiffés de bonnets de coton comme des Bas-Normands ! — Ô Grèce ! terre classique ! ton intention était-elle de me navrer le cœur et de me faire perdre ma dernière illusion en m’apparaissant sous la figure de deux de tes fils mitrés du casque à mèche bourgeois ! Il est vrai que ces bonnets de coton, vus de près, offraient quelques passementeries de fil qui en mitigeaient un peu la triviale laideur, et qu’on peut alléguer que Pâris séduisit Hélène casqué d’un bonnet phrygien, qui n’est autre chose qu’un bonnet de coton teint de pourpre.

Sur le tillac, Vivier, le célèbre cor dont la spirituelle bizarrerie égale le talent, et que le bateau à vapeur d’Italie nous avait amené, racontait, au milieu d’un cercle d’auditeurs charmés, la prodigieuse histoire de Mastoc Riffardini et de son lieutenant Pietro, et une belle jeune fille aux yeux bleus, se rendant à Athènes avec son père, s’allongeait paresseusement sur un canapé et laissait errer son regard dans la sérénité de l’air, tout en souriant vaguement de l’histoire.

D’après l’assurance du capitaine qu’aucune île ne serait en vue avant six ou sept heures du soir, l’on consentit à descendre dîner. Quand on remonta de table, Milo et Anti-Milo étaient en vue, déjà baignées de teintes violettes par l’approche du crépuscule ; l’apparence était toujours la même : des escarpements stériles, des pentes dénudées, mais qu’importe ? De ce maigre terrain n’est-il pas jailli un fruit merveilleux ? ce sol infertile, plus riche que celui de la Beauce et de la Touraine, ne recélait-il pas le chef-d’œuvre de l’art, le type le plus pur et le plus vivant de la forme, la radieuse Vénus, adoration des poëtes et des artistes, et qui n’a eu qu’à secouer la poussière des siècles pour reconquérir ses autels ? car devant son piédestal tout le monde est païen ; les temps écoulés disparaissent, et l’on se sent prêt à sacrifier des colombes et des moineaux. Quelle civilisation devait être celle des Grecs, pour qu’une île comme Milo renfermât une production si achevée ? On nous a dit que, dans l’île, on contait à qui voulait l’entendre que les bras absents, objets de tant d’amoureuses lamentations, gisaient en terre auprès de la statue, avaient été exhumés, et s’étaient égarés par une fatale négligence. Je ne me porte nullement garant de ce bruit, qui pourrait raviver des regrets inutiles ; mais telle est la légende qui a cours dans Milo.

Le soleil avait disparu derrière nous, mais il ne faisait pas nuit pour cela ; la voie lactée rayait le ciel de sa large zone d’opale, et il fallait qu’Hercule eût mordu bien fort le sein de Junon, car d’innombrables taches blanches constellaient l’azur nocturne ; les étoiles brillaient d’un éclat inconcevable, et leur reflet scintillait dans l’eau en longues trainées de feu ; des millions de paillettes phosphorescentes pétillaient et s’évanouissaient comme des vers luisants dans le sillage du bateau à vapeur. Ce phénomène, fréquent dans les tièdes mers du Levant et des tropiques, est produit par des myriades d’infusoires microscopiques, et l’on ne saurait rien imaginer de plus magiquement pittoresque. Cette nuit me restera dans la mémoire comme une des plus splendides de ma vie. Nous voguions entre deux abîmes de lapis-lazuli, traversés de veines d’or et poudrés de diamants. La lune, absente ou tellement mince encore que le dos de sa faucille d’argent se distinguait à peine, laissait rayonner dans toute sa magnificence cette nuit or et bleu que ses teintes d’argent eussent rendue blafarde. Deux bateaux à vapeur venant en sens contraire de notre marche contribuaient, avec leurs fanaux rouges et verts, à l’illumination générale. Presque tout le monde passa la nuit sur le pont, et ce fut le froid du matin qui nous chassa dans nos cabines.

Lorsque le jour reparut, nous passions entre Serpho et Siphanto. Serpho, que nous longions de plus près, est l’ancienne Sériphe, un lieu de déportation sous les empereurs romains ; Serpho paraît encore très-propre à cette destination lugubre ; rien n’est plus nu, plus sec, plus désolé, du moins vu de la mer. Des collines montagneuses, fauves, pulvérulentes, bossellent la surface de l’île. Avec la lorgnette, on distingue quelques petits murs de pierre, quelques taches noirâtres qui doivent être des enclos et des cultures ; une ville ou plutôt un bourg étagé en amphithéâtre sur un escarpement se détache par sa blancheur. Tout cela, sans cet air transparent et cette admirable lumière de Grèce, aurait un aspect misérable ; mais ces terres brûlées prennent, sous ce soleil des tons superbes.

En mer, comme dans les montagnes, on se trompe souvent sur les distances et les dimensions des objets. Sur le flanc de Serpho se trouve un îlot nommé Boni ou Poloni, qui me parut avoir une vingtaine de pieds de hauteur, jusqu’à ce qu’une goëlette vînt, en le rasant, rétablir l’échelle. Cet îlot, qui me faisait l’effet d’une grosse pierre tombée dans l’eau, avait au moins deux ou trois fois la hauteur de la goëlette.

Après Serpho et Siphanto apparurent Anti-Paros et Paros, cette carrière qui a fourni aux sublimes sculpteurs de la Grèce la chair éternellement étincelante de leurs divinités, et aux architectes les blanches colonnes de leurs temples ; car, dans cet archipel des Cyclades, les îles se succèdent sans interruption, et chaque tour de roue en fait surgir une nouvelle. À peine un rivage a-t-il disparu sous la mer, qu’un autre s’élève azuré d’ombre ou doré de soleil. À droite, à gauche, vous voyez toujours quelque terre ornée d’un nom sonore ou célèbre, et vous vous étonnez que tant de fable, d’histoire et de poésie, aient pu tenir dans un si petit espace. Elles sont là, assises en rond sur le tapis bleu de la mer, toutes ces îles qui ont donné naissance à quelque dieu, à quelque héros, à quelque poëte, dénuées de leurs couronnes de verdure, mais belles encore, et agissant invinciblement sur l’imagination. De chacun de ces rochers arides est sorti un poëme, un temple, une statue, une médaille, que ne pourront jamais égaler nos civilisations, qui se croient si parfaites.

Le matin nous étions devant Syra. Vue de la rade, Syra ressemble beaucoup à Alger, en petit, bien entendu. Sur un fond de montagne du ton le plus chaud, terre de Sienne ou topaze brûlée, appliquez un triangle étincelant de blancheur dont la base plonge dans la mer et dont la pointe est occupée par une église, et vous aurez l’idée la plus exacte de cette ville, hier encore tas informe de masures, et que le passage des bateaux à vapeur rendra dans peu de temps la reine des Cyclades. — Des moulins à vent à huit ou neuf ailes variaient cette silhouette aiguë ; au reste, pas un arbre, pas une pointe d’herbe verte, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre. Une grande quantité de bâtiments de toute forme et de tout tonnage dessinaient en noir leur agrès déliés sur les maisons blanches de la ville et se pressaient le long du bord ; des canots allaient et venaient avec une animation joyeuse : l’eau, la terre, le ciel, tout ruisselait de lumière ; la vie éclatait de toutes parts. — Des barques se dirigeaient vers notre vaisseau à force de rames et faisaient une regatta dont nous étions le point de mire.

Bientôt le pont fut couvert d’une foule de gaillards au teint basané, au nez d’aigle, aux yeux flamboyants, aux moustaches féroces, qui nous offraient leurs services du ton dont on demande ailleurs la bourse ou la vie ; les uns portaient des calottes grecques (ils en avaient bien le droit), d’immenses pantalons faisant la jupe et sanglés par des ceintures de laine, et des vestes de drap bleu foncé ; les autres, la fustanelle, la veste blanche et le bonnet de coton, ou bien un petit chapeau de paille cerclé d’un cordon noir. L’un d’eux était superbement costumé et semblait poser pour l’aquarelle d’album ; il méritait l’épithète que les harangueurs, dans Homère, adressent aux auditeurs qu’ils veulent flatter : « Euknémidès Achaioi » (Grecs bien bottés) car il avait les plus belles knémides piquées, brodées, historiées et floconnées de houppes de soie rouge qu’il soit possible d’imaginer ; sa fustanelle, bien plissée, d’une propreté éblouissante, s’évasait en cloche ; une ceinture bien ajustée étranglait sa taille de guêpe ; son gilet, galonné, soutaché, enjolivé de boutons en filigrane, laissait passer les manches d’une fine chemise de toile, et sur le coin de son épaule était élégamment jetée une belle veste rouge, roide d’ornements et d’arabesques. Ce personnage si triomphant n’était autre qu’un drogman qui sert de guide aux voyageurs dans leur tournée de Grèce, et probablement il veut flatter ses pratiques par ce luxe de couleur locale, comme les belles filles de Procida et de Nisida, qui ne revêtent leurs costumes de velours et d’or que pour les touristes anglais.

En mettant pied à terre, la première chose qui frappa mes yeux, ce fut une inscription en grec annonçant des bains européens et turcs. Cela fait un singulier effet de voir inscrits sur les murs les caractères d’une langue que l’on croyait morte et que l’on ne connaît guère que par le Jardin des racines grecques du père Lancelot. De mes huit ans de collége, il m’est resté juste assez de science pour lire couramment les enseignes et les noms des rues. Comme vous le voyez, je n’ai pas perdu tout à fait mon temps. Grâce à ces souvenirs classiques, je comprends que je suis dans la rue de Mercure (odos tou Hermou), qui mène à la place d’Othon. Au milieu de cette place s’élève un arc de triomphe de bois de charpente entrelacé de branches de laurier desséché, qui témoigne du passage récent du roi Othon, le monarque bavarois de la terre de Pélops.

Vivier, qui est descendu avec moi, déclare sentir le besoin de civiliser cette île sauvage et d’apprendre aux naturels la véritable manière de faire des bulles de savon remplies de fumée de tabac, perfectionnement qu’ils ne paraissent pas soupçonner, si l’on doit s’en rapporter à leur physionomie. Nous entrons dans un café, où Vivier demande avec un flegme imperturbable de l’eau, du savon, du papier et une pipe. Cette demande surprend un peu le cafetier, qui se dit en lui-même : « Ce voyageur est propre, il désire se laver les mains, » et apporte innocemment tout ce qui est nécessaire à la confection des bulles. À la première bulle qui s’échappe du tube, opalisée par la fumée blanche insufflée dans sa frêle enveloppe, la surprise arrête la tasse de café sur la lèvre des consommateurs. Un autre globe transparent et muni, comme un ballon, d’un parachute opaque, monte à son tour dans l’air et balance au soleil tous les reflets du prisme ; alors l’admiration n’a plus de bornes : un grand cercle se forme et suit avec intérêt les bulles voltigeantes. Quand l’enthousiasme est assez surexcité, Vivier, qui sait ménager ses effets, vide les blouses du billard et lance sur le drap vert, comme pour remplacer les boules d’ivoire, un nombre égal de bulles carambolant et roulant au moindre souffle.

Regardez comme ils se civilisent, me dit Vivier en me montrant un Grec moustachu et de physionomie truculente qui tournait un morceau de savon dans un verre d’eau, saisi de la fièvre d’imitation ; déjà leurs mœurs s’adoucissent.

Au bout d’un quart d’heure, l’on aurait cru le café occupé par une bande de jongleurs indiens : ce n’étaient que boules qui montaient et descendaient. Une heure après, toute l’île était occupée à souffler de l’eau de savon et de la fumée par des cornets de papier, avec toute la gravité que mérite une occupation si sérieuse. — Pourquoi s’étonner de ce que les habitants de Syra se soient amusés d’un spectacle qui a fait tenir pendant six mois le nez en l’air, sur la place de la Bourse, à tous les badauds de Paris ?

Pendant que mon ami opérait ces prodiges, j’examinais l’intérieur du café blanchi à la chaux et décoré de quelques mauvaises images coloriées de la rue Saint-Jacques. Ce qu’il y avait de plus caractéristique, c’étaient deux tableaux brodés au petit point, représentant des Turcs à cheval, et signés Sophia Dapola, 1847, un chef-d’œuvre de pensionnaire.

Le quai est bordé de boutiques de toutes sortes : poissonneries, boucheries, confiseries, cafés, gargotes, tavernes, marchands de tabac, etc., et présente l’aspect le plus animé. Il y fourmille perpétuellement un monde bariolé de matelots, de portefaix, d’acheteurs et de curieux de tout pays et de tout costume. On peut du bord donner la main aux barques, et le rivage vit avec la mer dans la plus intime familiarité. Rien n’est plus amusant et plus pittoresque ; à travers les cabans et les braies goudronnées, étincelle de temps à autre un beau costume grec de Pallikare ou d’Armatole théâtralement porté.

Las de ce bruit, nous allâmes nous asseoir dans une rue parallèle au port, à un café garni de divans extérieurs, — car à Syra on vit en plein air, — et l’on nous y servit des glaces au citron, infiniment supérieures à celles de Tortoni et valant celles du café de la Bolsa, à Madrid, ce qui est tout dire ; là je vis passer un Grec d’une beauté admirable, en grand costume, pur de toute altération française ; il n’y a pas de vêtement à la fois plus élégant et plus noble que le costume grec moderne : cette calotte rouge inondée d’une crinière de soie bleue ; ces gilets et ces vestes à manches pendantes, galonnés et brodés, cette ceinture hérissée d’armes ; cette fustanelle plissée et tuyautée comme une draperie de Phidias ; ces guêtres pareilles aux jambarts des héros homériques, forment un ensemble plein de grâce et de fierté. Les Grecs se serrent extrêmement, et plus d’un hussard ou d’une femme à la mode envierait leur corsage délié. Cette sveltesse de taille évase le buste, fait valoir la poitrine et donne de la légèreté à ce jupon blanc que la marche balance. J’ai dit tout à l’heure que ce Grec était très-beau : n’allez pas imaginer là-dessus un profil d’Apollon ou de Méléagre, un nez perpendiculaire au front comme dans les statues antiques. Les Grecs actuels ont en général le nez aquilin, et se rapprochent plus du type arabe ou juif qu’en ne se l’imagine ordinairement. — Il est possible qu’il existe encore dans l’intérieur des terres des peuplades où le caractère primitif de la race se soit maintenu. Je ne parle que de ce que j’ai vu.

Syra présente le phénomène d’une ville en ruine et d’une ville en construction, contraste assez singulier. Dans la ville basse, il y a partout des échafaudages, les moellons, et les platras encombrent les rues, on voit pousser les maisons à vue d’œil ; dans la ville haute, tout s’affaisse et s’écroule, la vie quitte la tête pour se réfugier aux pieds.

Je parcourus d’abord la Syra moderne, montant de ruelle en ruelle, car l’escarpement commence presque dès le bord de la mer. Une chose me frappe, c’est le petit nombre de femmes que je rencontre ; — à l’exception de quelques vieilles et de quelques petites filles que leur âge trop avancé ou trop tendre met à l’abri du soupçon, les femmes pressent le pas ou rentrent lorsque je passe. Leur costume n’a rien de caractéristique : la vulgaire robe de cotonnade anglaise et un gazillon noirâtre tortillé sur la tête, voilà tout. La réclusion orientale semble déjà commencer pour elles. On n’en voit aucune dans les boutiques, et ce sont les hommes qui vendent, vont au marché et portent les provisions.

Une joyeuse fusée d’éclats de rire part d’une maison que je côtoie ; c’est un pensionnat de petites filles à qui je parais sans doute profondément ridicule, je ne sais pas pourquoi.

La maîtresse était sur la porte et me fit signe que je pouvais entrer pour examiner l’intérieur de l’école. Je vis là une belle collection d’yeux noirs, de dents blanches et de grosses nattes de cheveux, et Decamps y aurait trouvé de quoi faire un joli pendant à sa Sortie de l’École turque. — J’entrai aussi dans une église grecque d’une architecture très-simple, décorée à l’intérieur d’images en style byzantin passant à travers des plaques d’orfèvrerie, des têtes et des mains d’une couleur bistrée, comme j’en avais déjà vues à Livourne ; une espèce de portique formant cloison interdit aux fidèles la vue du sanctuaire, qui ne renferme qu’un autel recouvert d’une nappe blanche ; on nous montra une croix et divers ornements du culte en vermeil, d’un travail grossier et barbare, mais ayant assez de caractère.

Une espèce de chaussée très-abrupte sépare la nouvelle Syra de l’ancienne. Ce pont franchi, l’ascension commence à travers des rues à pic pavées comme des lits de torrent. Je grimpe avec deux ou trois camarades entre des murs croulants, des masures effondrées, à travers les pierres qui roulent et les cochons qui se dérangent en glapissant et se sauvent en frottant leur dos bleuâtre à mes jambes. Par les portes entr’ouvertes, j’aperçois des mégères hagardes qui cuisent des mets inconnus à quelque feu brillant dans l’ombre ; les hommes, à physionomie de brigands de mélodrame, quittent leur narghilé et regardent passer notre petite caravane d’un air très-peu gracieux.

La pente devient si roide, que nous montons presqu’à quatre pattes, par des dédales obscurs, des passages voûtés, des escaliers en ruines. Les maisons se superposent les unes aux autres, de façon que le seuil de la supérieure soit au niveau de la terrasse de l’inférieure ; chaque masure a l’air, pour se hisser au haut de la montagne, de mettre le pied sur la tête de celle qu’elle précède dans ce chemin fait plutôt pour les chèvres que pour les hommes. Le mérite de l’ancienne Syra semble de n’être facilement accessible que pour les milans et les aigles. C’est un site charmant pour des nids d’oiseaux de proie, mais tout à fait invraisemblable pour des habitations humaines.

Haletants, ruisselants de sueur, nous arrivâmes enfin à l’étroite plate-forme sur laquelle s’élève l’église de Saint-Georges, plate-forme toute pavée de tombes, où reposent des morts aériens, et là nous sommes amplement dédommagés de notre fatigue par un magnifique panorama. Derrière nous se découpait la crête de la montagne sur laquelle est appliquée Syra ; à droite, en tournant la face vers la mer, se creusait en abîme un immense ravin déchiré, accidenté de la façon la plus sauvagement romantique ; à nos pieds s’étageaient les maisons blanches de la haute et basse Syra ; plus loin brillait la mer avec ses moires lumineuses, et s’arrondissaient en cercle Délos, Mycone, Tine, Andro, revêtues par le couchant de tons roses et gorge de pigeon qui sembleraient fabuleux s’ils étaient peints.

Quand nous eûmes assez contemplé cet admirable spectacle, nous nous laissâmes rouler en avalanche jusqu’au bas de la ville, et nous allâmes achever notre soirée à une espèce de redoute située sur une pointe qui s’avance dans la mer, en fumant des cigarettes et en écoutant, devant une limonade, une bande de musiciens hongrois exécutant des morceaux d’opéras italiens. Quelques femmes, mises à la française, sauf la coiffure, se promenaient ensemble, côtoyées d’un mari ou d’un amant, sur le terre-plein entouré de tables et de chaises sur lesquelles s’étalait la fustanelle des Pallikares prenant leur café, ou faisant clapoter l’eau de leur narghilé.

En face de nous, la mer était étoilée des fanaux des navires ; derrière nous, les lumières de Syra semaient de paillettes d’or la robe violette de la montagne. C’était charmant. Nos barques nous attendaient sur la jetée, et quelques coups de rames nous ramenèrent à bord du Léonidas, harassés mais ravis. — Le lendemain nous devions appareiller pour Smyrne, et je devais, pour la première fois, mettre le pied sur la terre d’Asie, ce berceau du monde, ce sol heureux où le soleil se lève, et qu’il ne quitte qu’à regret pour aller éclairer l’Occident.