Michel Lévy frères (p. 68-81).



VI


— Pourquoi donc ne l’avez-vous pas épousé ? dit mademoiselle Verrier avec candeur.

— Je ne l’ai pas épousé, parce qu’il faut aimer passionnément pour se jeter dans la misère. Ce que nous gagnions au théâtre était si peu de chose que c’était déjà assez méritoire, croyez-moi, de nous aimer fidèlement comme nous nous aimions. Il eût bien fait, lui, cette folie de m’épouser ; mais je sentais que je n’avais pas assez d’enthousiasme pour y consentir. Ardesi était, certes, mon égal en intelligence, et j’étais encore son inférieure en talent ; mais, en dehors de son art, il manquait d’éducation première, et il m’arrivait bien souvent, malgré moi, de me rappeler les nobles manières et l’instruction, à la fois immense et charmante, du vieux patricien qui m’avait inspiré le goût des choses élevées.

« Dans ces moments-là, Ardesi buvant de la bière aigre et fumant des cigares moisis avec les machinistes du théâtre, dont les lazzi grossiers le faisaient rire aux larmes ; s’intéressant avec plus de curiosité que d’indignation aux petites turpitudes du triste milieu où, sans le faire paraître, je me sentais froissée et déplacée à mesure que je le voyais de plus près ; Ardesi, bon enfant et résigné à son sort, mais ne concevant pas des goûts plus exquis et un entourage plus digne, ne pouvait m’inspirer que de l’amitié.

« J’aspirais à monter, moi ! Ma vie a été longtemps une ambition vers je ne sais quel idéal, non de gloire ou d’argent, mais de poésie et de sublimité. J’aurais voulu être la plus grande cantatrice du monde, afin de pouvoir me dire : Au-dessus de moi, il n’y a que le pouvoir et la richesse, qui ne sont pas des dons de Dieu, mais des hasards de la destinée. Ce que je suis, je ne le dois qu’à moi-même.

« Donc, le pauvre Ardesi, m’ayant fait monter vers mon but par les progrès que je lui devais, était l’objet de ma reconnaissance et de mon dévouement, vu que je ne suis pas ingrate ; mais il avait un grand tort, selon moi : il n’était pas ambitieux. Il acceptait la médiocrité de sa position avec insouciance, faisant toujours de son mieux par amour de l’art, mais prenant tout en patience comme s’il eût dû vivre deux cents ans. À ses côtés, je m’étourdissais dans l’émotion et le mouvement des études dramatiques ; mais quand, par hasard, j’étais seule quelques instants, je pleurais sans savoir pourquoi.

« Un jour, il me surprit dans les larmes et me gronda en homme de bon sens qu’il était. — Tu regrettes, malgré toi, ta villetta de Recco, je le vois bien, me dit-il, et tu crois être tombée au-dessous de ton sort légitime, ce qui est une grave erreur ! Tu n’étais pas née pour être une signora, mais une marchande de légumes. Te voilà artiste, c’est un pas immense, et il ne te suffit pas ! Tu voudrais monter sur les planches, être applaudie, puis rentrer dans une jolie maison où tu n’aurais plus qu’à parler littérature ou philosophie avec de grands esprits, tout en respirant à l’ombre les parfums des louanges délicates et des roses-thé, jusqu’à la prochaine ovation. La brutalité de la misère te navre, et tu crains toujours de crotter le bord de ta jupe, comme si c’était une robe de satin. Souviens-toi que tu es née sous la bure et que tu as aujourd’hui des souliers, ce qui est une grande chose ! Tu oublies ce que tu devais être, pour ne te rappeler que ce que tu aurais pu être, si le vieux comte n’eût pas été lui-même un fourbe libertin. Eh bien ! prends garde à ces souvenirs-là ; ils mènent tout droit à la corruption, et ce ne serait pas la peine d’y avoir échappé dans un jour de bravoure, si ta mélancolie et tes songes devaient t’y conduire par le chemin de la mollesse et par le manque de caractère.

« Ardesi avait cent fois raison, mais je n’en étais pas moins dévorée d’un secret ennui. Au bout d’un an, la joie de mes débuts était oubliée, mes succès de petites villes ne me suffisaient plus ; j’aurais voulu briller à Venise, à Milan ou à Naples. Je le pouvais, car on m’offrait un engagement que je refusai ; il aurait fallu me séparer d’Ardesi, dont on ne voulait pas, et j’étais résolue à lui tout sacrifier.

« Un soir, comme nous finissions Don Juan, la trappe qui devait engloutir le pauvre artiste s’ouvrit trop vite ; il perdit l’équilibre et tomba pour ne plus se relever.

« Je l’aimai mort plus que je ne l’avais aimé vivant. Ses généreuses qualités, sa loyale affection, sa probité incontestable, qui avaient résisté à une éducation de hasards et d’aventures, m’apparurent dans tout leur mérite quand je me trouvai seule dans la vie, au milieu de gens qui ne le valaient pas, et en présence de mes autres souvenirs flétris par la trahison.

« Sa mort fut un événement dans la ville et dans le pays. On lui fit des obsèques honorables, et nombre de personnes éminentes ou distinguées voulurent y assister. Les journaux de la localité lui payèrent un tribut mérité d’éloges et de regrets. Tout cela le relevait dans mon cœur, et je sentis que je perdais une affection que je ne remplacerais point.

« Le séjour de Vérone m’était devenu insupportable. Je partis pour Venise, où j’eus de véritables triomphes. Une douleur sincère avait ouvert mon âme à l’émotion sérieuse et profonde. Mon talent était loin d’être irréprochable ; mais j’étais dramatique et je faisais pleurer.

« Je portai véritablement le deuil dans mon cœur et dans ma conduite pendant plusieurs mois. Ma réputation de labeur et d’austérité fut bientôt établie, et les salons les plus distingués me recherchèrent. J’avais des soirées et des élèves dans les meilleures familles, et ma position devenait aisée en même temps qu’honorable.

« Mais, voyez-vous, le monde est ainsi fait que les meilleures choses nous y créent des dangers, et que nos mérites entraînent presque inévitablement notre perte. Ma jeunesse et mes succès n’étaient pas des attraits sans précédents ou sans analogues ; ma vertu fut un fait remarqué dans ma position et m’attira des poursuites ardentes et passionnées. Tel personnage qui, lors de mes débuts à la Fenice, m’avait accordé une médiocre attention, fut prêt à m’offrir son nom et sa fortune quand, au bout de quelque temps, il fut bien avéré que je n’avais pas d’amants. Ce fut alors une persécution dont vous n’avez pas l’idée. Les vieillards assiégeaient ma vie pour y abriter les restes de la leur ; les libertins cherchaient tous les moyens de me compromettre pour satisfaire leur vanité ; les jeunes gens naïfs se brûlaient la cervelle (en prose et en vers) chaque matin à ma porte. Enfin, je faisais fureur, et il ne tenait qu’à moi d’être princesse ou tout au moins marquise. »

— Vous avez eu bien tort de ne pas profiter de cette belle veine de vertu pour faire un beau mariage, observa la duchesse ; et, avec vos instincts de grandeur, je m’étonne que vous soyez restée Sofia Mozzelli comme devant.

« L’occasion qui eût résumé mes ambitions ne se présenta pas, répondit la Mozzelli ; je ne voulais, à aucun prix, épouser un homme âgé. J’avais pris la vieillesse en horreur, et je lui ai toujours gardé rancune. Je voulais un mari jeune, beau, honnête et de grande famille. Il ne s’en présenta que de laids ou de tarés, dont l’argent ou l’esprit ne me tenta point. Ceux qui eussent pu me plaire ne se trouvaient pas dans une position assez indépendante pour que la délicatesse et la fierté me permissent de les écouter. J’étais scrupuleuse et difficile à l’excès ; ma vertu me portait au cerveau, je dois le dire.

« Si bien qu’après avoir repoussé des offres que la froide raison eût accueillies sans objection, je pris le plus mauvais parti possible ; ou plutôt, je ne pris aucun parti. La jeunesse, c’est-à-dire le besoin d’aimer et de croire, recommença à me parler, et même avec plus d’énergie qu’elle ne l’avait encore fait. Le repos du cœur m’avait comme renouvelée ; et, fière d’avoir échappé à la corruption, je me fis, de l’amour qui m’était dû, une trop haute idée.

« Chaque jour grandissait mon secret orgueil et mon besoin de le satisfaire. Je découvrais en moi des puissances que mes deux premiers amours, le premier tout d’instinct, le second tout d’amitié, n’avaient pu développer, et l’avenir, l’amour attendu et rêvé, s’annonçait avec les ardeurs de la passion dévorante.

« Il y eut combat quelque temps entre ces élans de fièvre et mon ambition de bonne renommée. La vertu a de grandes douceurs ; mais, chez une femme libre et jeune, elle ne marche pas sans l’espoir d’une récompense, et la mienne ne se présentant pas sous la forme d’un brillant mariage d’inclination, je mis cette ambition à la porte, et résolus enfin de n’écouter que mon cœur.

« Il me donnait de bons conseils, mais son choix fut malheureux. Un fils de famille, librettiste pour son plaisir, jeune, enthousiaste, charmant, m’avait sacrifié, malgré moi, un riche mariage. Je crus faire une grande chose, ne pouvant faire que ce mariage fût renoué, en refusant sa main qu’il m’offrait contre le gré de sa famille, et en lui donnant mon amour sans conditions. Sa reconnaissance le rendit sublime en paroles, comme le désir l’avait rendu héroïque en actions. Mais la possession le rendit à son naturel inquiet et avide de nouveauté. Une maîtresse, qu’en même temps que sa riche fiancée il avait abandonnée pour moi, et qui était une très-grande dame fort habile, me le disputa avec acharnement, et finit par le reprendre. Après avoir subi toutes les tortures du soupçon et de la jalousie, je restai seule avec ma colère et ma honte.

« Mais ma chute avait fait du bruit. Les prétendants devinrent plus audacieux. Le dépit me troubla le jugement. Un Lovelace en renom me vengea de l’infidèle. À son tour, il me fut disputé, et j’entrai fatalement dans les luttes de l’amour-propre et de la jalousie, luttes furieuses et misérables qui sont bien des passions, mais qu’on a tort d’appeler amour, car elles ne sont pas même de l’amitié. C’est un mélange de désir et de haine, rien de plus, mais cela vous ravage et vous épuise.

« Trompée de nouveau, je m’étourdis dans le bruit, et le désordre entra dans ma vie. Oui, je suis ici pour tout dire, je menai pendant plusieurs années, à Venise, à Milan et à Vienne, une existence déplorable. Toujours orgueilleuse et désintéressée, je ne calculai rien que la satisfaction de triompher de mes rivales ou de me venger de leurs dédains. À peine satisfaite sur ce point, je sentais le remords et le chagrin atroces d’appartenir à des liens où mon cœur ne trouvait aucune joie véritable, et, tout aussitôt, je subissais le besoin impérieux de les rompre.

« Je me rejetais alors dans l’étourdissement d’une activité délirante. Soupers prolongés jusqu’au jour, courses folles et périlleuses par tous les temps et tous les chemins, avec des compagnons de plaisir excités comme moi-même, et qui, cependant, reculaient quelquefois devant mes défis insensés, cavalcades ou régates échevelées, excentricités innocentes par elles-mêmes, mais qui faisaient scandale par le mépris de la vie qu’elles révélaient aux gens paisibles et religieux : j’essayai de toutes ces émotions et de toutes ces fatigues pour échapper au besoin d’aimer qui me poursuivait, et dont je n’embrassais que le rêve de plus en plus éphémère et trompeur.

« Nécessairement, ma santé souffrit d’un pareil régime, et, pendant quelque temps, on me crut frappée à mort. Cela décupla mes succès. Allons vite l’entendre, se disait-on, c’est peut-être la dernière fois qu’elle chantera. Le fait est que je toussais à rendre l’âme, et je chantais quand même, non plus avec la suavité de l’adolescence, mais avec la puissance nerveuse de la fièvre. Je ne tenais pas à vivre, mais à émouvoir, et j’eusse sacrifié dix ans de mon avenir pour un moment d’enthousiasme de mon public. C’était le seul plaisir sur lequel je ne fusse pas blasée.

« Un jour, je me trouvai seule en voyage, arrêtée dans une misérable auberge au bord d’un beau lac. Je m’étais brouillée avec la plupart de mes amis pour un caprice, et je m’en allais dans une autre ville chercher un milieu nouveau à mon activité désespérée.

« Mais la maladie se jetait sur moi, et, pendant trois jours et trois nuits, je vis la mort face à face. Je n’avais conscience de rien autour de mon lit abandonné. Je sentais seulement que j’étais là sans amis et que je ne pouvais plus rien contre un mal implacable, l’épuisement du corps et de l’âme.

« Si je fus sauvée par le médecin du village ou par un reste de forces physiques qui avait survécu au désastre de ma vie, je l’ignore absolument. J’en laissai l’honneur au bonhomme, et quand il me prescrivit de rester là un mois pour me remettre, je convins qu’il avait raison, puisqu’il m’eût été impossible de m’en aller ailleurs.

« Ce temps de solitude absolue me fit rentrer en moi-même. Comme j’avais été beaucoup d’heures sans connaissance, je me sentais brisée, et comme séparée du passé par une lacune de cent ans. Cette vie, dont j’avais fait si bon marché, j’étais forcée de reconnaître qu’on l’aime toujours quand même, et je me surprenais à chaque instant remerciant Dieu, avec une joie enfantine, d’avoir bien voulu me ressusciter. Je regardais le ciel et les arbres dans les eaux du lac, comme si je ne les eusse jamais vus. Tout me paraissait beau, jeune, puissant, éternel. Moi seule j’étais faible et craintive. J’avais loué une barque que j’avais fait garnir de coussins, et où l’on me promenait étendue comme sur un lit. Au moindre souffle du vent, j’avais peur. Était-ce bien moi qui, sur les rivages de l’Adriatique, avais dix fois choisi les heures de tempête pour braver la colère des vagues ? Non, à coup sûr, c’était une autre, me disais-je : c’était une folle, une ingrate ! La vie est si douce et la tombe est si morne !

« À cet accablement délicieux succéda la réflexion, moins douce, mais bienfaisante. Aussi tout le passé me parut déplorable et je sentis que, pour y survivre, il fallait l’anéantir afin de pouvoir l’oublier. L’avenir m’apparut, encore une fois, ouvrant ses ailes d’or comme un oiseau du ciel qui fuit des rives maudites pour chercher un monde nouveau. J’avais encore des ailes, moi ! ma voix, un peu altérée, n’était pas perdue. Mon talent pouvait grandir encore, et ma conscience n’était bourrelée que de torts envers moi-même. Dieu, qui nous demande compte de l’emploi de ses dons, pardonne à qui veut être pardonné, et restitue à qui veut réparer. J’avais fait de grandes folies, mais je n’avais aucune bassesse à me reprocher. Je n’avais été méchante qu’avec les méchants. La bonté m’avait toujours trouvée sympathique et le repentir généreuse. J’avais respecté la foi et la candeur chez les autres. Enfin, j’étais bien morte, mais non damnée, puisqu’il m’était permis de revenir sur la terre, d’en comprendre encore la beauté, et d’y chercher une meilleure existence.

« Je prolongeai mon séjour au bord de ce lac de Garde, le plus beau des lacs italiens, aussi longtemps que me le permirent mes courtes finances. J’ai toujours été pauvre, n’ayant que le fruit de mon travail au jour le jour. Les trois mois que je passai dans ce lieu enchanté au milieu de bonnes gens simples, et au sein d’une nature vraiment sublime, sont le meilleur souvenir de ma vie. Le dernier mois, ma santé étant véritablement revenue, je me procurai un piano et je travaillai sérieusement, tout en négociant par correspondance un engagement avec Naples.

« C’est au bord de ce lac que j’appris la mort du comte A… Je ne vous ai pas dit que, deux ans après l’avoir quitté, j’avais reçu de lui une lettre où il m’apprenait qu’il était veuf. Il m’offrait de m’épouser, disant qu’il ne pouvait faire moins pour une personne qui ne l’avait pas trahi, et dont il avait eu raison de ne pas craindre la vengeance. Je n’avais pas même répondu à sa lettre ; j’étais alors lancée dans mon premier tourbillon. La nouvelle de sa mort m’émut profondément, je n’avais aimé et respecté personne autant que ce malheureux et coupable vieillard, avant de connaître son véritable caractère. Je me trouvai soulagée d’une véritable souffrance en me souvenant qu’il avait voulu réparer son crime autant que possible, et que je pouvais désormais pardonner à sa mémoire.

« J’allai donc chanter à Naples, et, depuis cette époque, j’ai vécu autrement. J’ai cherché, non plus le plaisir, ni la lutte, ni le mariage d’ambition, ni la vengeance, ni la fantaisie, ni le suicide de l’âme : j’ai cherché la gloire au théâtre et l’amour vrai dans la vie. J’ai trouvé la gloire, non pas telle que je l’avais rêvée, mais assez douce encore, en dépit de beaucoup de déceptions. Quant à l’amour… »

— Eh bien ? dit la duchesse.

— Je ne l’ai pas trouvé, répondit Sofia, et, cette fois, ce n’est pas ma faute, car je l’ai sincèrement demandé à Dieu, et j’ai beaucoup fait pour le mériter. Mais il n’habite pas ce monde ; c’est une aspiration de nos rêves, c’est une intuition providentielle que nous avons de quelque monde meilleur. Le cœur d’aucun homme n’en possède la puissance et n’en recèle le bienfait. Les femmes y croient encore et le poursuivent, même après avoir perdu l’espoir de le rencontrer. Les hommes ne se donnent plus cette peine-là, car ils n’y croient plus, et le trouveraient sans savoir en profiter.

— Prenez garde, dit mademoiselle Verrier après un moment de silence, que ce ne soit là un blasphème !

— Ou tout au moins une hérésie, ajouta la duchesse. Je vous dirai mon sentiment tout à l’heure ; mais votre histoire n’est pas finie ?

— Si fait, répondit l’artiste. Je ne peux pas vous dire combien de fois j’ai essayé ou espéré d’aimer depuis que je me suis rangée. Ce serait toujours la même histoire, et une galerie de portraits parfaitement inutile. Je ne vous ai pas décrit les sottes ou folles figures qui ont rempli de leur présence mes années de fièvre : je ne veux pas vous décrire davantage les froides et trompeuses physionomies de la nouvelle période. J’ai changé du jour au lendemain toutes mes habitudes. J’ai compté les heures du jour, refusant à la promenade ou à la sieste celles qui devaient être consacrées au travail. J’ai cessé de me mettre inutilement en vue, j’ai réservé tous mes effets pour mon art. J’ai rompu avec le paradoxe, je me suis intéressée aux choses générales, à la vie publique, aux malheurs de mon pays. J’ai été voir mon père qui s’était laissé combler de mes dons, et qui a bien voulu m’en remercier. J’ai consigné à la porte tous les aventuriers de l’amour. J’ai donné, par la régularité de ma conduite, des garanties à l’opinion. J’ai fait beaucoup de charités et rendu beaucoup de services, j’ai appris la musique gratis à de pauvres petites filles, j’ai chanté pour tous les proscrits. J’ai recherché partout les érudits, et j’ai acheté un perroquet dont je m’occupe beaucoup. J’ai acquis des notions en archéologie et en histoire, j’ai pris intérêt aux fouilles de Portici, j’ai reçu des gens qui passaient pour sérieux, je n’ai pas joué à la loterie des capitaux, j’ai fait deux ans d’économies et j’ai acheté à Nice une petite maison pour ne pas payer de loyer sur mes vieux jours.

« Tout cela est fort sensé, comme vous voyez. Eh bien ! mon travail assidu et mes véritables progrès ne m’ont pas rapporté plus de succès que n’en avaient mes audaces improvisées sur la scène. Mes charités n’ont pas diminué le chiffre des pauvres, qui augmente toujours. Les artistes que j’ai obligés ont tous été ingrats. Mes graves amis sont fort ennuyeux et mon perroquet parle turc ; ma maisonnette me coûte plus d’entretien qu’elle ne me rapportera jamais d’économies. Quant aux hommes considérés et prétendus sérieux parmi lesquels j’ai cherché le fantôme d’un ami véritable, j’ai trouvé chez eux, tour à tour et sans exception, plus de prétentions et de perfidie, autant de vanité, de frivolité et d’ingratitude, enfin beaucoup moins d’esprit et de spontanéité que chez mes anciens compagnons de paresse et de plaisir. J’ai dit. »

— Résumons-nous, dit la duchesse en s’adressant à Constance ; notre chère Sofia est arrivée à l’impuissance du cœur par le chemin de la satiété ; est-ce votre avis ?