Michel Lévy frères (p. 19-31).



II


— Et à ce compte-là, s’écria la cantatrice un peu piquée, je suis parfaitement maussade, moi qui suis toujours distraite par mon imagination, ou fatigante par ma fantaisie d’emporter les autres sur le même dada.

— Vous, Sofia, répondit la duchesse avec bonté, vous avez le droit d’être ainsi, parce que votre dada a les ailes du génie. On n’est jamais fâchée, quelque poltronne qu’on soit, de vous suivre dans la nuée. Je n’ai médit que des sottes ou des bêtes qui ne sont pas ici. Mais à propos… non ! pas à propos ! c’est la langue qui me fourche. Où est donc votre tante, mademoiselle Verrier ? et à quelle prodigieuse circonstance doit-on le bonheur de pouvoir vous dire trois paroles sans être contrôlée par la sœur Écoute ?

— Ma tante n’a pas d’esprit, je le sais, répondit Constance sans se fâcher. Elle comprend peu ce qui se dit. C’est un enfant tranquille et bon, d’un cœur si dévoué et d’un caractère si égal que je ne m’ennuie jamais d’elle, et que quelque chose me manque quand elle n’est pas là. Elle a été voir une vieille amie ici près, elle va arriver dans cinq minutes.

— En ce cas, dépêchons-nous de dire du mal d’elle, dit la Mozzelli en riant. Convenez, chère Constance, que cette bonne tante, — je l’aime aussi, moi, je vous le déclare, — n’est pas trop contente de me voir liée avec vous.

— Vous vous trompez, répondit mademoiselle Verrier. Toute bourgeoise qu’elle est, elle a un grand respect d’instinct pour les arts et les artistes, depuis qu’on lui a mis dans la tête cette innocente rêverie que j’étais artiste moi-même.

— Vous l’êtes ! et grande artiste, encore ! s’écria la Mozzelli. Je voudrais avoir votre science sérieuse et votre goût irréprochable. J’apprends tous les jours avec vous ! Mais il ne s’agit pas de ça, parlons de la tante. C’est donc à madame la duchesse qu’elle en veut ? car je vous jure que, quand elle nous voit causer toutes trois ensemble, elle pince les lèvres et serre les doigts… comme ça.

Ici la Mozzelli fit une ravissante mimique de la vieille mademoiselle Cécile Verrier, contre laquelle ne put tenir le sérieux de la duchesse, et dont Constance rit simplement et sans dépit. Elle aimait sa vieille parente si profondément, qu’elle ne se guindait pas contre de légères et superficielles critiques, et l’on sentait qu’elle pouvait voir ses petits ridicules, sans que son affection en fût contristée ou ébranlée un seul instant.

— Dans tout cela, vous ne répondez pas, lui dit la duchesse. Est-ce que votre chaperon m’a réellement en horreur ?

— Non, madame, répondit Constance ; seulement elle vous craint. Elle croit que vous vous moquez d’elle. Se sentant faible pour se défendre, la pauvre fille a volontiers cette angoisse devant les personnes d’un grand esprit, et c’est ce qui la rend plus gauche qu’elle ne l’est réellement.

— Pauvre femme ! s’écria la duchesse, il me tarde, à présent, qu’elle arrive ; je veux être plus aimable avec elle que je ne l’ai été. Je veux qu’elle m’aime beaucoup, afin qu’elle ne vous détourne pas de m’aimer un peu.

En effet, quand mademoiselle Cécile Verrier arriva, madame d’Évereux tint sa promesse. Constance lui en sut gré et l’en aima davantage. Madame Ortolani rentra, et la conversation, d’abord générale, revint insensiblement au sujet qui avait préoccupé les trois amies, à savoir, une sorte d’examen réciproque des idées et des goûts de chacune par les deux autres. Madame Ortolani s’en mêla avec esprit et bonne grâce, trouvant là l’occasion défaire l’éloge de toutes trois. La Mozzelli se livra avec sa vivacité et sa franchise accoutumées. La duchesse, qui ne se livrait jamais, eut l’air de pouvoir se livrer impunément, n’ayant, selon elle, rien à dire d’elle-même qui ne fût connu de tout le monde. Constance seule se tint franchement sur la réserve et prétendit qu’elle ne se connaissait pas assez, ou qu’elle n’avait pas assez réfléchi, pour combattre ou soutenir des théories quelconques. La duchesse sentit que Constance avait des idées plus arrêtées qu’elle ne voulait le laisser voir. Elle éprouva une ardente curiosité de pénétrer l’énigme de cette belle âme ; mais si elle pouvait espérer, grâce au prestige de son esprit, y parvenir un jour, elle devinait bien qu’en présence de madame Ortolani, qu’elle ne connaissait pas assez, et peut-être en présence de sa tante, qui ne la comprenait pas du tout, Constance n’aurait pas un moment de véritable abandon.

En femme désœuvrée qui se croit sérieusement occupée de l’étude des autres, la duchesse résolut de ne pas quitter Paris sans avoir trouvé le moyen de confesser cette mystérieuse ingénue.

Elle y réfléchit quelques instants. Elle eut d’abord envie d’inviter Constance avec la Mozzelli à un dîner intime. Mais elle craignit un refus, et elle était trop fière pour s’y exposer. Il était bien certain que Constance n’irait pas davantage chez la Mozzelli. Elle imagina de s’inviter chez Constance, comptant sur quelque prétexte pour éloigner la tante dans la soirée.

— Ma chère enfant, dit-elle à Constance en descendant l’escalier avec elle, j’ai une fantaisie : c’est de voir votre maison, votre intérieur, vos travaux. Je sais que vous ne recevez que de vieux amis de votre père avec leurs familles patriarcales. Je les effaroucherais, j’en suis sûre. Je connais le monde et toutes les sortes de monde. Il suffit d’un peu trop de falbala que j’étalerai sur un fauteuil, par mégarde, pour rendre soucieuse quelque douairière de la vieille roche ou pour faire baisser les yeux à quelque pudibond magistrat de soixante-dix ans. Je serais gênée moi-même, je ne serais pas moi, et mon désir de plaire à vos amis serait critiqué comme une vaine coquetterie. Recevez-moi, un soir, seule avec votre tante : qu’en dites-vous ? est-ce possible ? Ceci ne vous compromettra pas vis-à-vis des vôtres, car je ne compte pas prendre possession de votre vie cénobitique et y rien déranger par la suite. Je pars ! Dieu sait où et quand nous nous reverrons. Mais j’ai pour vous une sympathie véritable. Je suis comme la Mozzelli à cet égard-là, moi ! Je vous contemple comme une exception aux misères et aux chagrins de ce monde. Je voudrais emporter de vous un souvenir complet. Soyez sûre que les femmes ont les unes sur les autres une influence bien plus grande qu’on ne croit, souvent horrible, quelquefois excellente. Vous ne pouvez en avoir qu’une bonne. Ne la refusez pas à qui vous la demande sérieusement et de bonne foi.

Constance ne songea pas à résister à un désir si gracieusement formulé, et, comme la Mozzelli était au bas de l’escalier prête à monter dans sa voiture, elle eut l’idée de la rappeler pour l’engager à venir aussi chez elle ; mais elle hésita.

— Croyez-vous, dit-elle à la duchesse, que je ferais mal de l’inviter ? Je l’aime de tout mon cœur, mais…

— Mais sa vie passée ne ressemble guère à la vôtre, répondit madame d’Évereux. Cependant, sa vie actuelle est bonne et mérite encouragement et protection.

— C’est vrai ! répondit Constance avec vivacité. Je l’inviterai ! — Et elle courut après la cantatrice pour lui faire part du projet de la duchesse. Il s’agissait de se réunir vers cinq heures pour voir la maison et les objets d’art, de dîner à six, de faire un peu de musique et de causerie, et de se séparer à dix heures, le tout sans figures étrangères et gênantes. Les demoiselles Verrier se diraient à la campagne.

On prit jour, et on se sépara. La bonne Mozzelli était fort touchée de cette invitation. Elle n’eût pas osé, sans y être autorisée, se présenter chez une personne aussi rigide que Constance, et elle comprenait tout ce qu’il y avait de délicatesse et de bonté dans sa démarche.

Quant à la duchesse, elle trouvait fort bon que la Sofia fût en tiers dans la conversation. Elle comptait sur la spontanéité de cette tête vive pour poser à Constance des questions plus hardies qu’elle n’eût pu se les permettre elle-même.

Le surlendemain arrivé, elle prit une voiture de remise et se rendit, incognito, au fond du faubourg Saint-Germain, où Constance habitait une de ces vieilles, grandes et belles maisons comme on n’en fait plus. Cette maison était louée entièrement, sauf un vaste pavillon occupé par elle au fond du jardin. C’était une demeure tranquille et retirée, un peu sombre et d’aspect sévère. De beaux vieux meubles et de bons tableaux d’anciens maîtres en faisaient le principal luxe. Constance n’avait rien changé à l’arrangement et à l’ornementation créés par son père. Tout y était d’un goût pur ; aucun colifichet, un confortable réel, rien qui annonçât les voluptés de l’indolence.

La duchesse apportait sa loge à l’Opéra, et la mettait, ainsi que sa voiture, à la disposition de la vieille mademoiselle Verrier. Mais ce moyen de l’écarter fut un luxe superflu ; la douairière avait été soigner sa vieille amie malade : elle ne devait rentrer qu’à minuit.

La Mozzelli arriva bientôt. Constance ne voulait pas condamner ses amies à subir l’exhibition de son modeste intérieur. Elle prenait en bonne part l’espèce de religion exaltée avec laquelle la cantatrice pénétrait dans ce qu’elle appelait un sanctuaire ; mais elle était un peu gênée par la curiosité toute féminine de madame d’Évereux. Quelque art que celle-ci mît à la dissimuler, Constance, qui était pénétrante par instinct autant qu’elle était confiante par loyauté, se sentait vaguement sous un regard moins tendrement croyant que celui de la Sofia.

Madame d’Évereux voulut tout voir, le choix des peintures et les sujets placés dans le meilleur jour, qu’elle supposait être les sujets favoris, des indices, par conséquent, d’une préoccupation secrète ou affectée ; la chambre à coucher, dont elle remarqua la proximité avec celle de la tante et la simplicité austère ; le cabinet de travail, le salon de musique, les fleurs du jardin, la disposition des allées et le mur de clôture. Ayant tout regardé et commenté intérieurement, elle se crut sûre de son fait et revint à sa tranquillité naturelle.

La salle à manger était fort belle, mais très-ombragée par le voisinage des grands tilleuls du jardin. En plein printemps, on y dînait aux lumières. Les trois femmes furent servies avec luxe et friandise. La duchesse remarqua pourtant que son hôtesse mangeait d’un bon appétit, mais sans aucune sensualité.

La duchesse aimait les épices, les excitants de la circulation, et la Mozzelli les spiritueux, les excitants de l’imagination. Le dîner fut très-gai. La cantatrice ne mit point d’eau dans le vin de Champagne frappé, et se désespéra de n’être pas du tout grise. La duchesse lui reprocha aussi de ne pas déraisonner un peu.

— J’espérais, lui dit-elle, que nous vous verrions étincelante d’esprit, et vous n’êtes que sentimentale, comme à votre habitude. Ce n’est pas la peine de nous prêter à une orgie, nous qui n’en avons pas les facultés, si vous ne nous ouvrez pas les chemins bleus où conduit l’hippogriffe.

— Vous me feriez avaler les vins les plus fantastiques, répondit l’artiste en riant, que je ne trouverais aucun dragon pour me carrosser dans les espaces. J’aurais pourtant voulu être en verve, parce que, quand j’ai beaucoup ri follement, je deviens ensuite tout d’un coup très-sombre, et que dans ces moments-là j’ai de l’inspiration ; je chante bien, ou je dis des choses très-profondes. J’aurais voulu vous faire pleurer, ce soir, avec le récitatif de donna Anna ; mais il n’y aura pas moyen, voyez-vous ! la présence de la Costanza me paralyse. Je me sens recueillie, attendrie, et, dans cette disposition-là, on ne sent aucun besoin de poser.

— De poser ? dit la duchesse étonnée. Ah çà ! vous moquez-vous donc des autres, quand vous êtes éloquente ?

— Je ne me moque pas, puisque je me prends au sérieux ! seulement, je me pose, je le sens quand j’ai fini. Je donne mon âme en spectacle, je joue un rôle, je sens que je le joue bien, et l’intérêt que j’inspire réagit sur moi au point que je m’intéresse moi-même. Mais, hélas ! c’est une ivresse qui passe vite : je me retrouve vis-à-vis de moi, toute désenchantée du véritable personnage que je suis, et profondément humiliée de n’être pas celui que je voudrais être.

— Convenez, dit la duchesse à mademoiselle Verrier, qu’elle a une sincérité ravissante, et qu’avec elle, on ne peut se scandaliser de rien.

— C’est pour cette sincérité que je l’aime, répondit Constance.

— Seulement, dit la duchesse, elle a quelque chose de désespérant. C’est que, plus elle est franche, moins on la comprend. C’est le contraire de vous, qui ne vous livrez pas et que l’on pénètre à première vue.

— À première vue ? reprit Constance avec un peu de malice, je croyais que vous y aviez regardé à deux fois, ici, avant d’être bien fixée sur mon compte.

— Que voulez-vous ? le calme, à votre âge, est chose si rare et si extraordinaire ! Mais je suis bien fixée maintenant : sage comme les sages de la Grèce !…

— Pour cause de froideur dans les sentiments ? répliqua Constance avec un sourire de résignation un peu ironique.

— Oh ! oui-da ! vous protestez intérieurement ? s’écria la duchesse à qui rien n’échappait.

— Non, non, je ne proteste pas ! répondit Constance. Et elle espéra changer de conversation en changeant de place. Elle emmena ses compagnes prendre le café au salon.

Mais quand même la duchesse n’eût pas senti sa curiosité et sa méfiance se réveiller, de quoi parlent et de quoi peuvent parler trois femmes réunies ? Belles ou laides, jeunes ou vieilles, riches ou pauvres, il faut toujours qu’à propos de soi-même ou des autres, ouvertement ou à mots couverts, comme c’était ici le cas, il soit question d’amour.

La Mozzelli, à qui toutes ces réticences portaient sur les nerfs, rompit la glace la première, et, comme madame d’Évereux lui demandait de quoi elles allaient s’entretenir pour ne pas tomber dans la prose :

— Disons du mal des hommes ! s’écria-t-elle avec impétuosité. Sur ce chapitre-là, nous serons compétentes toutes trois, puisque toutes trois nous ne voulons pas rentrer ou tomber sous le joug de l’amour et du mariage.

— Comment voulez-vous, dit la duchesse, que Constance dise du mal des hommes, puisqu’elle ne les connaît pas ?

— Son instinct les lui fait craindre, au moins ! N’est-ce pas, chère sainte enfant, que vous en avez la plus mauvaise opinion ?

— Non, répondit Constance en riant, je suis un vieux philosophe, moi ! J’explique et j’excuse.

— Elle se moque de moi, pensa la duchesse, mais nous verrons bien ! Et, s’adressant à la cantatrice, dont l’abandon servait ses desseins : Voyons, lui dit-elle, voilà un beau sujet de discussion entre vous deux ! Vous condamnez tous les hommes, Constance les justifie. Moi j’écoute et je suis le juge.

— Je n’accepte pas un juge prévenu, répliqua la Mozzelli. Vous avez déjà décerné le prix de raison et de vertu à Constance : vous allez être contre moi !

— Ça va sans dire, reprit la duchesse, car vous m’avez calomniée en me supposant irritée contre la plus noble moitié du genre humain ; mais c’est une raison de plus pour vous de bien plaider votre cause et de vouloir entraîner l’aréopage. Parlez, que reprochez-vous tant aux hommes ?

— L’égoïsme ! répondit la Mozzelli avec feu : ces êtres-là nous aiment si mal qu’ils ne nous tiennent aucun compte de notre dévouement. C’est un hommage légitime qu’ils acceptent, et encore croient-ils faire beaucoup en ne le repoussant pas comme une idolâtrie indiscrète et importune !

— Où avez-vous vu ça ? dit la duchesse, dans votre expérience ?

— Oui, dans ma vie. Voulez-vous que je vous la raconte ?

— Non, dit Constance.

— Pourquoi ? Vous craignez que je ne sois pas convenable ?

— Vous le serez, dit la duchesse, parlez !

Constance baissa les yeux, regrettant, mais trop tard, d’avoir écouté son bon cœur en invitant ces deux femmes. Elle prit cependant son parti avec esprit ; assise près du piano, elle improvisa sur le clavier un récitatif dramatique, après quoi elle dit à la cantatrice :

— Es-ce que vous ne pourriez pas nous la chanter, votre histoire ?

— Non, pas en sortant de table, répondit la Sofia ; mais vous pouvez me soutenir d’une basse continue, ça m’aidera à commencer.

— Et je vous avertis, ajouta Constance, que si vous en dites plus qu’il ne faut, je ferai un vacarme qui me dispensera d’entendre.

— Soit ! reprit la Mozzelli. J’aime mieux que vous me disiez ça. Je n’aurai pas besoin de tant m’observer.