Conspirateurs et Gens de police - Le Complot des libelles (1802)/04
L’accusation qu’apportait son préfet de police ne pouvait surprendre le Consul : ce grand connaisseur d’hommes connaissait trop bien Bernadotte. De vieille date, il en avait deviné les ambitions fermentantes, les vanités maladives, les jalousies bilieuses, les souriantes perfidies, et, dans cette âme en souffrance, il soupçonnait des rêves de trahison. Tout en cet autre favori de la Fortune lui déplaisait : une fatuité outrecuidante, une médiocrité se gonflant d’importance, un esprit d’intrigue sans cesse en travail, et surtout une inquiétante duplicité. Cette bouche qui débitait, à la Malmaison, tant de flagorneries, — Bonaparte la savait prodiguant ailleurs, les critiques et la diffamation ; il estimait capable de vilenies un homme qui vantait trop souvent son honneur. « Le Gascon ! » disait-il, pour désigner le capitan à double face, né pourtant Béarnais. Mais, dédaignant d’ordinaire l’impuissance d’un ennemi, il laissait en repos ce malveillant qui paraissait tranquille. La haine de Napoléon fut toujours un hommage rendu à ceux qu’il redoutait : il craignit Moreau, et le persécuta ; il méprisa Bernadotte, et en fit une Altesse.
Jean de Bernadotte, « fils légitime de Henri, procureur au sénéchal de Pau, » avait alors trente-neuf ans. Un portrait, peint vers cette époque, a curieusement rendu la cauteleuse bien que fanfaronne physionomie de ce personnage, et contient même, en son dessin, toute une psychologie. La figure a de la noblesse ; mais sa fausseté alarme l’observateur qui l’étudie : le menton s’avance et fait saillie sur le visage ; des lèvres minces esquissent un sourire que dément le dur regard des yeux hautains ; le nez, aux narines pincées, s’allonge et se courbe, par trop semblable à un bec d’émouchet ; le front, receleur de tant de sournoises pensées, se cache sous les boucles prétentieuses de la chevelure ; le modèle redresse la taille, se cambre, porte beau : il pose, — tandis que, campé sur son occiput, un chapeau à triple panache lui donne l’aspect d’un matamore de carnaval. Tel devait être, assurément, le Bernadotte de 1802, — avant qu’un coup de la Fortune n’eût fait de l’ancien sergent « Belle-Jambe » un prince royal, plus tard un roi…
En ces jours-là, ce soldat de la France ne songeait pas encore à mitrailler l’uniforme français. Général de division depuis 1794, ayant même commandé en chef deux armées, jadis ambassadeur et ministre de la Guerre, aujourd’hui conseiller d’État et apparenté à Bonaparte, c’était une sorte de puissance en le gouvernement consulaire… D’aucuns toutefois prétendaient que sous l’habit doré à collet écarlate se cachait un sans-culottes, un jacobin. Sa faveur sous le Directoire, l’assistance morale qu’il avait prêtée au coup d’Etat de fructidor, ses liaisons avec les « enragés » du Manège, sa conduite indécise ou calculée au Dix-huit brumaire, tout dans le passé de Bernadotte semblait lui mériter ce renom. Depuis deux ans d’ailleurs, dans ses dépêches ou ses proclamations, le général en chef de l’Armée de l’Ouest parlait le pur langage du jacobin. Il appelait la Vendée un « égout ; » le Vendéen était pour lui « le fléau de l’espèce humaine. » Il abominait le prêtre et l’émigré, « bandits ou vagabonds du royalisme, cargaison de brigands vomis par l’Angleterre. » « La force des lois, ni celle de la raison, ne peuvent plus atteindre ces infâmes ; la triste humanité gémit des ravages que trop de tolérance a propagés… La perfidie des prêtres ne sera jamais ramenée par l’indulgence. Ils scrutent les consciences et portent la désolation dans les familles… Ennemis éternels de tout ordre social, pour eux la justice ordinaire a des formes trop lentes, car nos prisons sont encombrées de ces scélérats… » Parfois à ces féroces formules de terroriste se mêlait une rhétorique ampoulée, qui dénotait l’amateur de littérature à la Barère… : « Oh ! mes frères d’armes,… portez dans vos familles l’exemple des vertus civiles ; ce sont elles qui ont enfanté nos prodiges !… Elevez vos âmes aux plus sublimes idées ; ne perdez jamais de vue que l’élan de la Liberté vous a toujours conduits… » Mais tout cela n’était que mots sonores, déclamations, pures gasconnades. Pour seul jacobinisme, Bernadotte avait au cœur l’amertume de ses déceptions, et le fiel de ses jalousies. Médiocre général à l’armée du Rhin, inférieur en gloire aux Delmas, aux Richepanse, aux Lecourbe, ses compagnons de bataille, il se croyait un génie militaire. Diplomate ridicule et bafoué durant un court passage à Vienne, il s’estimait un génie politique. La vanité autant que l’orgueil, faisaient délirer ce cerveau, madré pourtant et très calculateur. A présent, l’un des premiers dans l’Etat, il rêvait devenir le maître de l’État. Surtout, il ne pardonnait pas au petit Bonaparte, son cadet sur l’Annuaire, d’avoir gagné tant de victoires et d’être aujourd’hui le Grand Consul.
Une femme exacerbait par ses propos les souffrances de cette âme ulcérée : l’épouse était la mauvaise conseillère de l’époux. Dans sa maison de la rue Cisalpine, près de sa chère Désirée, Bernadotte n’entendait jamais quelqu’une de ces paroles qui, douces ou prudentes, savent apaiser les rancœurs, assagir les résolutions. Pareille à Mme Hulot poursuivant son gendre d’objurgations ambitieuses, Mm6 Bernadotte obsédait son mari de doléances irritées. Elle aussi abhorrait le Premier Consul. Les motifs de cette haine pourraient former un chapitre instructif de psychologie féminine. Jadis Bonaparte, épris de cette femme, l’avait demandée en mariage. C’était aux temps lointains où, modeste général de brigade, petit jeune homme d’aspect farouche et ridicule, encadrant son maigre visage dans une crinière hirsute qui retombait en « oreilles de chien, » il végétait très besogneux. Ce chétif, cependant, s’était flatté d’avoir su inspirer l’amour. Sa chère âme, sa beauté, son idole se nommait Désirée, l’enfant de feu Clary, gros marchand d’huiles, à Marseille. Déjà, Joseph Buonaparte avait épousé une autre fille du Marseillais, la maigriotte et couperosée Julie ; aussi, activait-il ces fructueuses amourettes. La citoyenne Clary s’était montrée coquette, aimable, encourageante ; on avait échangé des lettres, des portraits, des sermens. Mais, un jour, la bien-aimée était partie pour Gênes. Adieu, alors, la tendre correspondance et ces niaiseries charmantes que roucoulait toute femme sensible : pas même un envoi de nouvelles !… « Ah çà ! pour arriver à Gênes on traverse donc le fleuve Léthé ? » et, quelques mois plus tard Napoléon avait épousé Joséphine… Certes, la volage petite personne n’avait guère pleuré sur son roman perdu, mais aujourd’hui citoyenne Bernadotte, elle se dépilait d’avoir si bien manqué la fortune. Peut-être sa vanité de femme reprochait-elle au soupirant éconduit de s’être consolé trop vite ; peut-être encore sa jalousie d’épouse souffrait-elle de voir l’époux de son choix si inférieur à l’amant dédaigné. Sa blessure était d’autant plus cuisante que Bonaparte ne semblait pas se souvenir ; il accueillait en protecteur son infidèle ; même, parrain d’Oscar, un fils de Désirée, il l’avait affublé d’un prénom ossianesque : tous les pardons de l’indifférence… Et, froissée dans son amour-propre, mais possédant le cœur de son mari, cette femme poussait aux aventures un ambitieux que torturait l’envie.
La dislocation de l’Armée de l’Ouest avait âprement chagriné Bernadotte. Revenu à Paris dès les premiers jours de frimaire, il se montrait mécontent du Consul, assez peu satisfait de soi-même. Et de fait, ce glorieux s’était acquis bien peu de gloire durant une campagne de vingt-deux mois. Pas la moindre escarmouche, aucun autre Quiberon ; mais d’incessantes et fastidieuses battues, simples opérations de gendarmerie ! Il regrettait son commandement ; ses treize demi-brigades de fantassins, de cavaliers et d’artilleurs ; son quartier général de Rennes ; sa maison militaire nombreuse et bien empanachée, ses dragons-gardes cavalcadant autour de lui, pareils à des mamelucks consulaires, ses quatre-vingts adjudans-généraux, officiers d’ordonnance, aides de camp, — tout l’attirail, toute la puissance, toutes les griseries de sa dictature… Eh quoi, « l’oreille fondue, » — lui le héros de Neumarck, de Palma-Nuova, de Caporetto ! ! On aurait dû le choisir pour commander l’expédition de Saint-Domingue ! Mais non ; toujours et toujours les passe-droits, les flatteurs, la camarilla de la Malmaison !… Et pour donner le change à la malignité publique, le vaniteux souffre-douleurs se disait malade, harassé de fatigue, condamné par les médecins à un impérieux repos… Ah ! s’il pouvait s’en aller à Plombières respirer l’air de la montagne !… Un anémié, un asthénique, un moribond !
Ce moribond, toutefois, avait bonne mine, tenait des assemblées, donnait des fêtes et des raouts. Dans sa maison de la rue Cisalpine, — un champêtre ermitage, habillé de lierre et de fleurettes montantes, bâti à l’orée de Mousseaux, au bout d’un long jardin où se dressait un labyrinthe (les Grecs et la Nature ! ) — il recevait force visites. Des généraux, de nombreux officiers venaient montrer leurs uniformes dans les salons d’un camarade, et le malin Fouché dînait souvent chez cet autre malin. Une croissante affection unissait maintenant les deux hommes. Mécontens l’un et l’autre, ils s’étaient rapidement compris, et déjà leur amitié tournait au compérage… Du reste, dans la Chaumière de la rue Cisalpine, rien de suspect, en apparence. Chacun y admirait les vertus du Grand Consul, exaltait son génie, respectait son pouvoir : c’était, du moins, ce qu’affirmait Fouché.
Pourtant, les familiers de Bonaparte, un Savary ou un Davout, lui racontaient tout autre chose… Le gendarme et le grenadier tenaient chacun leur bureau d’espionnage et facilement accueillaient la délation. Assistés par Dossonville, ils prétendaient connaître bien des mystères. La verdoyante et fleurie chartreuse était, à les en croire, une officine sans cesse en travail, où s’élaboraient des intrigues politiques, où se préparaient de criminels complots. Bernadotte y prodiguait conseils et encouragemens aux tribuns cabaleurs, derniers champions du jacobinisme ; aux opposans du Sénat, libéraux férus d’idéologie : on venait chez le général recevoir le mot d’ordre. Il excitait ces têtes brouillonnes, calomniait le Consul, lui attribuait des projets liberticides, et, poussant à la résistance, promettait l’appui de son épée. « Conspiration flagrante !… » Mais d’autres racontages se débitaient aussi à la Malmaison. Davout et sa police y avaient fabriqué du roman : acharnés contre Bernadotte, ils cherchaient à le compromettre dans l’ail aire Donnadieu… « Conspiration à mort ! » disaient-ils. Des conjurés se sont réunis plusieurs fois dans le logis du général Delmas : Bernadotte assistait à ces conciliabules. Assemblées, d’ailleurs, tumultueuses, et discussions-confuses ! Comment devait-on se défaire du Bonaparte ? Fallait-il l’abattre à coups de pistolet, durant la parade du Carrousel ? Valait-il mieux l’assaillir dans sa voiture, le sabrer, jeter son corps sur le sol, le faire piétiner par les chevaux ? Grave problème d’assassinat. Sans approuver le meurtre, le « Gascon » acceptait le guet-apens : « Ne tuez pas : enlevez ! » Mais les conjurés aussitôt avaient réclamé la mort du tyran…
La mise en scène d’un tel complot et sa fabulation de tragédie auraient dû éveiller la méfiance de Bonaparte ; mais, toujours soupçonneux, et voulant croire aux stupéfians avis, il faisait surveiller Bernadotte. Le gasconnant malade sentait donc rôder autour de lui tous les mouchards de Dossonville ; ils se montraient peu discrets : même un de ces messieurs avait loué une chambre d’où son regard plongeait sur la maison rustique. De son observatoire, il apercevait l’étroit et long jardin, ses tonnelles, son labyrinthe en colimaçon : tous les mystères du prétentieux cottage… Intolérable ! Ne pouvoir goûter le repos, au sein de la Nature, de la famille, de l’amitié !… L’époux de Désirée Clary avait alors crié vers son beau-frère, — et Joseph, aussitôt, d’accourir à La Malmaison. Jalousant son cadet, mécontent de soi-même, entouré d’intrigans qui excitaient sa vanité souffrante, Joseph éclatait en violences. Il défendait l’honneur de son parent, se portait garant de sa loyauté, engageait Napoléon à se méfier des calomnies. Mais le Consul, qui n’aimait pas recevoir de leçons, et traitait volontiers ses frères comme autrefois les charretiers de ses batteries, rabrouait durement le sermonneur. Faute de preuves, toutefois, il n’avait pas fait encore arrêter Bernadotte.
Ces preuves, il croyait bien les tenir aujourd’hui : Dubois lui en apportait d’accablantes. Fourcart et Marbot inculpés, — n’était-ce pas leur général convaincu lui-même ? Les soupçons de Bonaparte se détournaient à présent de Moreau. A l’œuvre on connaît l’ouvrier, et, dans ces lâches placards, les perfidies, l’emphase du style, les grands mots jacobins, tout dénonçait à sa clairvoyance le haineux Béarnais… « Misérable ! Oui, les révélateurs avaient dit vrai : « cet homme était le complice de Donnadieu. Ignoble histoire, digne à peine du Bas-Empire ! L’assassinat expliqué par l’outrage ! Ah ça, prenait-on le sang d’un Bonaparte pour de l’eau de fossé ? Misérable ! Misérable ! !… » et autres expressions habituelles à ses colères… Sur-le-champ, il enjoignit au préfet de police de faire incarcérer les aides de camp de Bernadotte. L’ordre fut exécuté sans retard. Le commissaire Regnault, « le quart d’œil » de la rue Verte, enleva le jeune Marbot dans l’appartement de sa mère. A Versailles, Fourcart fut cueilli, à son tour, par cet autre commissaire, son précieux ami… Dubois avait conduit, à lui seul, cette affaire ; il triomphait. Alors, l’infatué personnage éprouva le besoin d’humilier le ministre, son ennemi. Il laissa passer vingt-quatre heures sans avertir Fouché ; puis quelques billets laconiques lui adressèrent comme un défi : « Le Premier Consul m’a donné l’ordre de faire arrêter le nommé Marbot… En vertu des mêmes ordres, j’ai fait arrêter le nommé Fourcart… Je crois indispensable de faire arrêter tout de suite le nommé Bertrand, sous-lieutenant à la 82e demi-brigade. »
Dubois semblait maintenant diriger la police tout entière.
Certes le citoyen Nicolas-François Bertrand pouvait passer pour un militaire malchanceux. Intelligent, instruit et sachant son métier, il n’était encore, à quarante ans passés, que sous-lieutenant. Ses parens, — il est vrai, — petits bourgeois de Metz, s’étaient toujours montrés d’impénitens jacobins ; même son frère avait, sous la Terreur, occupé les fonctions d’accusateur public. « Médiocre avocat, anarchiste et adonné au vin, » disait de ce minime Fouquier-Tinville une note facétieuse de son préfet… Oui, sans doute : famille compromettante ; mais de bien autres raisons avaient forcé Bertrand à marquer le pas sous la contre-épaulette. Son dossier renfermait une déconcertante énigme. Officier depuis quelque douze ans, et jadis élu capitaine de grenadiers aux Volontaires de la Moselle, ce raté, ce fruit sec de l’épée ne pouvait invoquer en sa faveur ni blessure ni campagne : à cette époque d’universelle bataille, il n’avait assisté à aucun combat. « Mission particulière, » expliquait sèchement le dossier, — c’est-à-dire, en style moins sibyllin, emploi dans la police. Très finaud, ce grenadier de la Moselle avait exercé l’espionnage partout où, en Belgique, ses volontaires avaient fait claquer leurs sabots. Maintenant, il le pratiquait en Bretagne ; Bernadotte l’avait choisi pour vaguemestre de son armée, « mission particulière, » grâce à laquelle Bertrand pouvait manier, palper les lettres, même les décacheter : il fonctionnait mieux qu’un cabinet noir. Bernadotte, du reste, s’amusait fort de ce garçon, lettré, voire littérateur, qui façonnait, comme un Garat, de la prose éloquente, et troussait tel qu’un Piis la gaudriole et le couplet. Mais, à Paris, le ministre de la Guerre, Berthier, appréciait mal des talens si divers, et l’incompris Bertrand, prosateur et poète, sentait pousser les cheveux gris, tout en restant à perpétuité simple sous-lieutenant.
Ignorant ses « missions, » les camarades s’apitoyaient sur cet infortuné. Le vaguemestre était populaire dans les cafés et les tabagies que fréquentaient les officiers ; on y vénérait, on y régalait une victime du tyran… C’était, — nous l’avons esquissé déjà, — un fort et haut gaillard, à la trogne colorée, aux joues que balafraient des favoris en croissans de lune. Jovial et trivial, François Bertrand faisait, à Rennes, la joie de la garnison. Il l’amusait par son bagout, sa jactance, ses calembredaines, le récit de ses bonnes fortunes, — car il était l’enfant chéri des dames, ce grand flandrin, un ravage-cœur pour le trottin et la grisette ; même il collectionnait leurs lettres d’amour : histoire de rire, en savourant l’omelette au schnick de la pension. Ses douze cents francs de solde lui permettaient toutes les folies !… Le départ de Bernadotte avait, pourtant, ouvert une brèche dans son budget ; il n’était plus vaguemestre, et demeurait toujours sous-lieutenant. Logé longtemps chez une aristocrate, ce dépensier des fonds secrets avait dû déguerpir. Il demeurait, maintenant, au no 6 de la rue de l’Horloge, dars une chambre juchée sous les combles : Bertrand le jacobin se voyait réduit à vivre en Spartiate.
Or, dans la journée du 24 prairial, les boutiquiers, ses voisins, purent assister à une scène d’insigne bouffonnerie, plus folâtre vraiment qu’un acte de Radet, ou qu’un chapitre de Pigault-Lebrun… Ce jour-là, au coup de midi, deux brigades de gendarmes à pied s’engagèrent dans la ruelle : ils venaient arrêter le « nommé Nicolas-François Bertrand, accusé de manœuvres criminelles contre la sûreté de l’Etat. » Un maréchal des logis, le chevronné Caron, les dirigeait, — quelque malin, sans doute, de cette quatrième légion que commandait le colonel Mignotte. Ces gendarmes avaient pour mission d’enlever le conspirateur et de le conduire à la Tour-Lebat, la prison militaire de Rennes ; un juge de paix allait venir, qui poserait des scellés dans l’appartement… Préparée en grand mystère par le préfet d’Ille-et-Villaine, cette opération, pensait Mounier, devait produire d’importans résultats. L’ordre d’arrestation transmis par Fouché lui était parvenu ; il n’ignorait plus que Bertrand était l’expéditeur des libelles ; même, une délation récente lui avait signalé cet homme comme un agent de Bernadotte…
L’accusation était formelle : Maffran, le mouchard amateur, avait enfin forcé la porte du délicat préfet. Triomphant des répugnances de l’ex-Constituant, le jeune Routhier lui avait amené l’indicateur, un des flambeaux de sa police. Ce Maffran savait tant de choses, et il dénonçait tant de monde !… « A surveiller Pinoteau, Müller, et la 82e demi-brigade ; Godard et sa 79e ; le colonel Lami et la 30e légère ; mais surtout à coffrer au plus vite le vaguemestre Bertrand, séide et mameluck de Bernadotte ! Intermédiaire d’une correspondance occulte, ce tripotier d’intrigues possédait bien des secrets : un examen de ses papiers pouvait élucider l’Affaire… Au surplus, ajoutait le Maffran, tous ces gens-là étaient des francs-maçons ! On s’agitait dans les loges du Grand Architecte ; compagnons, maîtres, vénérables, chevaliers-kadoches, — tous les porteurs du bijou s’exaspéraient contre le Concordat : il pleuvait sur le Temple !… » Bernadotte et les francs-maçons ! Effaré, le préfet aussitôt avait dépêché à Paris son secrétaire général… « Une grande réserve, monsieur, vis-à-vis du ministre Fouché ; un entier abandon avec le ministre Chaptal ! »… Et, dans cet après-midi du 13 juin, nerveux, impatient, palpitant d’espoir, l’excellent homme attendait les résultats de la perquisition…
Le gendarme Caron, cependant, avait pénétré dans la maison de la rue de l’Horloge ; mais, dès le seuil, il n’alla pas plus loin. Un voisin obligeant venait d’intervenir : « Personne là-haut, marchi ! L’officier est absent. Il dîne… » Fort bien ! On l’attendrait, et, l’arme au pied, les brigades attendirent. Une demi-heure plus tard, le sous-lieutenant rentrait, et remontait placidement son escalier. Les gendarmes le suivirent ; pas assez vite, toutefois, car ils s’aheurtèrent à la porte refermée :
— Ouvrez, au nom de la loi !
Pas de réponse : une rébellion !… Et soudain, l’honnête Caron éprouva un scrupule de conscience. Avait-il le droit, — lui simple galonné, — de forcer le logis d’un officier ?… Il courut prendre l’avis d’un « supérieur. » A son tour, le supérieur se montra perplexe ; le lieutenant Dénouai avait bien reçu la « réquisition » du préfet, mais non les ordres du général. Il se rendit à la Place… Chez le commandant d’armes Mayeux, hésitation nouvelle, nouveaux retards : il n’avait averti ni juge de paix, ni commissaire… Et, tandis que duraient ces allées et venues, les gendarmes attendaient avec patience. Derrière la porte close du citoyen Bertrand, ils entendaient tout un remue-ménage ; le « particulier » se démenait, ouvrait des tiroirs, battait le briquet, allumait son feu ; bientôt la cheminée ronfla, et une odeur de brûlé se répandit dans la maison. Enfin, lieutenant de gendarmerie, commandant d’armes, commissaire de police, juge de paix arrivèrent. Cette fois Bertrand ouvrit.
— Votre épée ! On vous arrête ! Où sont vos papiers ?
— Les voici !
Et, gouailleur, le vaguemestre leur désigna la cheminée où fumait un monceau de cendres…
— Quoi ! vous avez détruit vos papiers ?
Mais lui, faisant le plaisantin :
— Bah, des lettres d’amour ! Un militaire français ne doit jamais compromettre les dames !…
Le juge de paix apposa les scellés ; puis, menottes aux poings, encadré de gendarmes, le joyeux Bertrand fut conduit à la prison de la Tour-Lebat.
Sa grotesque aventure mit en fureur le philosophe Mounier… Quelle comédie, ou plutôt quelle mystification ! Ainsi tous ces militaires s’étaient donné le mot pour dauber un civil ! Encore et toujours le mépris du pékin !… A son tour, il se transporta au logis qu’habitait Bertrand. Hélas ! la gabatine avait été complète ! Envolé, disparu, parti en fumée, le secret de la conspiration !… Le juge de paix brisa les scellés et farfouilla dans les tiroirs. Bien !… Si, pourtant ! Une lettre oubliée par mégarde !… Mounier s’en empara ;… elle était signée « Ursule !… » Quelque autre plaisanterie ?… Mais non ; énigmatique et fleurant le mystère, ce poulet doux était une pièce relative au complot :
« Dans les premiers jours de prairial, un de nos amis passera par Bennes. Il remettra au citoyen Bertrand les paquets attendus. Ursule C…, 20 floréal. »
La lettre portait le timbre de Saint-Malo.
Saint-Malo !… La ville par où, selon Desmarets, Georges Cadoudal avait envoyé ses libelles !… Le chef de la police secrète avait donc raison !… Fouché voyait clair dans les ténèbres de cette aventure !… Un complot royaliste ! !
Mounier demeura, quelque temps, perplexe ; mais bientôt il écarta la troublante hypothèse.. « Non : encore une comédie, un trop grossier torquet !… Et d’abord quelle était cette Ursule ? Une femme, à en juger par l’écriture fine et menue de son billet. Sans doute ; mais dans ses pattes de mouche pas une faute d’orthographe !… » Cette absence de cacographie avait rendu sceptique le raisonnant préfet. Principal de collège pendant l’émigration, il était resté grammatiste, quelque peu fesseur de cahiers, professant un superbe dédain pour les connaissances féminines : toute femme ignorait fatalement l’orthographe… Naïvement cet homme subtil transmit ses doutes à deux ministres : « Je me suis bien trompé en croyant que cette Ursule était une femme ; un court examen de la lettre m’a vite désabusé : l’orthographe y est trop exacte. » Communiquée à Bonaparte, la dépêche misogyne dut égayer le Consul… Mais déjà d’autres soucis travaillaient la craintive cervelle de Mounier : sa police venait de l’avertir qu’une redoutable effervescence se propageait dans les casernes.
L’arrestation du vaguemestre avait mis en émoi la garnison de Rennes, et la 82e s’excitait jusqu’à la fureur… « De quel droit un civil, un fuyard d’émigré, osait-il porter la main sur les militaires ? Bertrand avait été promené à travers la ville, entouré de gendarmes, et tel qu’un malfaiteur ! Affront à l’uniforme, outrage à l’épaulette !… » Dans les cafés, au quartier de Saint-Cyr, les officiers tenaient des propos de révolte. Les Archives de la Guerre nous ont conservé les noms de quelques meneurs ; des capitaines et des lieutenans : Lelidec, Boutinière, Doriol, Boussard, Rousseau. Le plus enragé de tous était un chef de bataillon, le commandant Millier : « On en veut à notre liberté ! déclamait-il ;… mais malheur à qui la menace ! Moi, je ferai battre la générale, prendre les armes, déployer le drapeau, et alors, on verra !… » Toujours faible et se gardant de sévir, le colonel Pinoteau laissait crier tous ces furieux. Sa conduite était des plus louches. Loin de vouloir calmer des colères menaçantes, il semblait prendre plaisir à exciter les mutins… Bientôt le bruit courut que Bertrand, trop malmené par les gendarmes, meurtri et couvert de blessures, était mourant : on l’avait mis à la question… Coquin de préfet !… Aussitôt, les officiers se rassemblent en tumulte, choisissent des délégués, et les dépêchent à l’hôtel de l’Intendance.
Affable comme un monsieur des anciens jours, Mounier reçut avec d’aimables sourires les envoyés : — Que désirez-vous, citoyens ?
Mais eux, proférant des offenses :
— Donnez-nous des nouvelles du camarade… On l’a torturé !… Est-il vivant encore ?
— Très vivant ; même il se porte à merveille.
— Eh bien, montrez-le-nous !
Tout autre magistrat que ce préfet débonnaire eût renvoyé au corps de garde ces insolens. Mais c’était une âme très douce, éprise d’un idéal de mansuétude, et d’ailleurs dépourvue d’énergie. Obéissant aux injonctions, il céda, et fit amener le prisonnier dans son cabinet. Alors, durant une demi-heure le goguenard Bertrand put converser avec ses chers amis, sous le regard anxieux du paternel Mounier… Le martyr était bien vivant : les délégués se retirèrent. Oui ; mais quelques heures plus tard nouvelle députation : d’autres épaulettes de la 82e, accompagnées d’artilleurs, de dragons, de chasseurs, de vétérans. Eux aussi demandaient qu’on leur exhibât la victime. Cette fois, le fonctionnaire éprouva des scrupules : « Vraiment on abusait de sa complaisance ! » Et il refusa. Les officiers le quittèrent, furibonds.
Infortuné grand homme ! Soupçonneux à présent, mais ahuri et mystifié, il ignorait quel parti prendre. L’autorité militaire ne lui témoignait qu’une sympathie douteuse. De sournoises avanies ou d’injurieuses nasardes ! Le commandant d’armes Mayeux s’amusait à lui estropier son illustre nom : « Citoyen Lemonnier, » et le général Delaborde s’ébaudissait aux tribulations d’un préfet trop novice. Le célèbre Constituant et toutes ses gloires passées n’imposaient guère à l’ancien caporal, fils de boulanger : une vieille lune du vieux style, pensait-il ; vieux habits, vieux galons, tout cela n’était plus d’ordonnance !… Au surplus, cette histoire de libelles l’intéressait à peine. Invention de police et amusement de mouchards !
L’instruction de l’affaire se poursuivait, sans rien apprendre. Chaque jour, escorté d’un greffier ou du commandant d’armes, le préfet se faisait ouvrir les geôles des deux prisons de Rennes. Tantôt il y rendait visite à l’imprimeur Chausseblanche, et tantôt au vaguemestre Bertrand ; mais les deux inculpés lui servaient une comédie qui ne l’amusait guère… Chausseblanche niait avec assurance, et geignait avec énergie. Il se disait mourant : la goutte, un érisypèle, trois ulcères à la jambe ; vraiment l’humidité de son cachot le tuait. Puis, il se lamentait, — pauvre homme ! — sur son épouse enceinte, ses enfans en bas âge, sa mère octogénaire, ses traites impayées, sa faillite certaine : lui faudrait-il léguer à des êtres chéris la misère et le déshonneur ? Au demeurant, il ne savait rien ! .. Avec Bertrand, la farce était moins éplorée, et se faisait impertinente.
— Vous connaissez Jourdeuil, votre domestique ?
— Oui, certes ; je l’ai congédié : un coquin, émissaire des chouans.
— Emissaire des chouans ?
— Parfaitement ! Il a soigné un cheval dans l’écurie d’un ci-devant noble.
— Vous connaissez aussi Chausseblanche, l’imprimeur Chausseblanche ?
— Attendez donc,… je me rappelle : il m’a vendu parfois de la cire à cacheter.
— Des libelles outrageant le Premier Consul ont été déposés aux Messageries de Rennes.
— Vous me faites frémir. Mais c’est abominable !
L’interrogeant préfet sortait alors de ses dossiers six enveloppes, — de larges enveloppes rouges ou bleues, et en désignait les suscriptions :
— Connaissez-vous cette écriture ?
— Aucunement.
— On affirme, pourtant, qu’elle ressemble à la vôtre.
— Ce griffonnage ?… Moi, je calligraphie !
— Les experts vous contrediront.
— Des ignorans !
— Eh bien ! voici une plume : écrivez.
— Plaisantez-vous ? Suis-je devant un conseil de guerre ? Moi, militaire, je ne vous connais pas.
— Je désire avoir un spécimen de votre écriture.
— Eh bien ? transportez-vous à Mayence ; j’ai habité cette ville : vous y trouverez de mes autographes.
— Ah, prenez garde ! Ne bravez pas les sévérités de la loi !
— Ouf ! qu’il fait chaud, citoyen préfet ! L’été est vraiment torride, et la Tour-Lebat bien brûlante. Tant d’émotions m’ont épuisé. Ne pourrait-on me laisser en repos ?
Donc, rien à obtenir de tels bailleurs de bourdes, et Mounier se désolait. Pour surcroît de soucis, la correspondance du ministre de la Police lui arrivait, déplaisante : Fouché s’y montrait cassant, hautain, voire injurieux. Il ressentait une vive irritation contre un subalterne qui, trop honnête homme, ne l’avait point servi… « Occupez-vous des royalistes, » et ce Mounier emprisonnait des jacobins !… « Georges est l’inspirateur du complot, » et cet étrange préfet d’Ille-et-Vilaine osait accuser Bernadotte !… Mortifié par Bonaparte, Fouché prétendait à son tour humilier une créature du Consul. Ses dépêches relevaient avec bonheur les naïvetés ou les bévues policières du Constituant, trop féru de légalité ; il le blâmait, le tançait, le gourmandait avec une ironie cruelle ; on eût dit d’un magister morigénant un mauvais écolier : «… Vos lettres ne m’apprennent pas les résultats que j’attendais… L’importance et l’atrocité du complot n’admettent ni les considérations ni les formes… Votre amour pour la forme a failli tout compromettre… Quand vous éprouvez des soupçons, il convient de me les communiquer… Pénétrez-vous de mes ordres, et procédez avec célérité. » Expressions d’une colère impuissante, ou bien témoignages d’affolement, Fouché, plus impassible d’ordinaire, ne ménageait pas ses bourrades. Il demandait aussi qu’on lui expédiât, sans retard, l’imprimeur et le vaguemestre. Le ministre les voulait avoir sous la main afin de poser des questions, d’insinuer des réponses. Ce grand menteur possédait de merveilleux secrets pour faire mentir les autres.
Le style acrimonieux de pareilles mercuriales froissa le susceptible Mounier : il se plaignit à son ministre de l’Intérieur : « Je persiste à croire que, seuls, les anarchistes sont compromis dans le complot… Je le répète : les chouans ne sont pour rien dans cette affaire. On a voulu vous donner le change par des histoires d’émigrés et de bateaux anglais ! » On, — c’était Fouché que le prudent fonctionnaire n’osait désigner autrement. Il prêchait du reste un converti. Chaptal ne croyait plus à une conspiration royaliste ; il avait reçu la visite de Routhier, et le jouvenceau, amateur de police, l’avait convaincu. Mais, savant distingué, ce chimiste était un fort médiocre ministre. Le « nitrogène, » la teinture du coton, l’ « Art de faire du vin, » le préoccupaient beaucoup plus que l’administration de la République continentale ; il s’absorbait, en ce moment, dans les triturations de la betterave sucrière : le manieur de cornues se trouvait dépaysé au milieu de la paperasserie bureaucratique. Et puis, de vieux prurits jacobins travaillaient encore une âme longtemps jacobine. Sans énergie comme sans conviction, il était lié avec Fouché, et, tout en le desservant, le redoutait… Chaptal écrivit donc à son préfet de solennelles banalités, le félicitant de montrer tant d’ardeur, et l’engageant à continuer. Ses lettres sont un modèle accompli de pompeuse insignifiance. Piqué au vif, Mounier enfin se rebiffa. Soudain, un curieux revirement se fit en sa conscience… Ah ! l’on voulait imputer à une tiédeur de zèle son amour de la « forme ; » on traitait d’imbécile son respect pour la légalité. Eh bien ! on allait voir ce qu’un homme de robe était capable d’inventer !… Le Constituant, ami des lois, venait de disparaître ; l’ancien juge royal se retrouvait soi-même, Dauphinois retors, et procureur madré. Alors, se joua une autre et dernière scène de comédie, — la plus extravagante de tout cet extravagant imbroglio.
Un matin, il se fit amener Chausseblanche dans son cabinet. Se faisant très doux, le préfet complimenta le pauvre hère sur sa discrétion… Honorables scrupules ! Oui, mais le ministre de la Police ne les comprenait pas. Il exigeait qu’on lui expédiât le pauvre malade, et dame ! dans un cachot du Temple, la goutte, l’érysipèle et les ulcères se guérissent difficilement… « Voyons, citoyen, songez à votre famille ! Vous n’êtes pourtant pas si criminel ! Le vrai coupable est celui qui n’a pas craint d’abuser de votre détresse, d’exploiter vos besoins d’argent. Un militaire, un général ?… Un général, et nous le connaissons !… Ecrivez donc à cet homme qu’il ferait bien de fuir, au plus vite. Nous ne tenons pas à l’arrêter, car nous voulons éviter un scandale. Rendez-nous ce service, Chausseblanche, et vous en serez bientôt récompensé ! »
Le pauvre hère ne protestait plus ; l’amorce l’attirait, et le préfet reprit :
— Surtout, n’allez pas croire que je vous tende un piège. Non, certes ! Je m’engage à faire parvenir votre lettre ; j’attendrai même, pour vous revoir, qu’elle soit arrivée à destination. Alors, et quand nous saurons votre corrupteur en sûreté, nous en reparlerons.
Mots bénins, voix affectueuse, ton paternel, rien ne manqua sans doute à cette grimace d’attrape-mi non… Si monstrueux que puisse nous paraître un semblable procédé d’instruction, il n’en fut pas moins employé par cet homme de grand honneur, qui s’appela Joseph Mounier. Mais la morale du magistrat n’est pas l’éthique du philosophe, et la conscience de l’ancien juge royal était demeurée celle d’un robin… On ramena Chausseblanche dans la maison d’arrêt. Là, ses réflexions ne furent ni longues ni indignées ; il demanda de quoi écrire, et rédigea sa lettre délatrice : l’astucieux manège avait réussi.
« Au général Simon. — La Moinerie, — Thorigné-les-Rennes.
« Citoyen, le préfet m’a donné la latitude de prévenir les auteurs des libelles que, quand ils seraient dans un lieu de sûreté, de les déclarer. On a de fort soupçons sur vous. Je vous engage donc de prendre la fuite… Je vous préviens que je ne puis garder le secret plus longtemps. Père d’une nombreuse famille, vous ne voudriez pas que je reste sous le coup qui doit être. dirigé contre moi. Il m’est dur d’être votre dénonciateur ; mais, si vous n’avez pas pris un parti d’ici deux ou trois jours, je révèle toute la vérité au préfet. Salut. »
Le général Simon !… Le chef d’état-major de Bernadotte !…
Très ému, Mounier expédia la lettre sur-le-champ ; puis, au lieu d’agir, il attendit !… Sa conduite devenait fort étrange. Redoutant à Rennes une révolte de la garnison, ce finasseur d’homme à principes laissait à l’accusé toute faculté de fuir et d’aller se faire prendre dans quelque autre département. Plusieurs jours s’écoulèrent, anxieux et sans nouvelles. Enfin, dans l’après-midi du 5 messidor, le préfet ressentit une violente commotion de surprise. Son huissier venait de lui annoncer une troublante visite, coup de théâtre bien déplaisant :… le général Simon.
Edouard-François Simon, général de brigade, et longtemps chef de l’état-major à l’armée de l’Ouest, n’avait encore que trente-trois ans. Petit et maigriot avec son front bas et brûlé par le hâle, ses yeux noirs et vrillés, son nez rond, son menton en galoche, ce gringalet ne payait pas de mine. Mais un stigmate de gloire corrigeait la trivialité de cette laideur : une cicatrice, coup de sabre de l’Autrichien, qui lui balafrait le visage. En outre, une balle anglaise le faisait boiter légèrement :… c’était un brave. Ses états de service disaient tout son mérite : neuf campagnes en neuf années, et maintes batailles, aux armées du Nord, de Sambre-et-Meuse, de Batavie, des côtes de l’Océan. Edouard Simon avait combattu avec Dumouriez, Pichegru, Moreau, Hoche, Brune et Bernadotte, mais, par malchance, n’avait jamais servi sous Bonaparte. Sa carrière, d’ailleurs, avait été parcourue, presque tout entière, dans les états-majors, car il était réputé un « savant. » Au milieu de tant de généraux, parvenus de l’épée, naguère encore valets de charrue, palefreniers ou mitrons, glorieux fils d’eux-mêmes, mais demeurés des cerveaux inaptes à toute culture, — cet enfant de bourgeois pas sait, à juste titre, pour un grand clerc. Son père, un médecin de Troyes, l’avait élevé mieux qu’un aristocrate. Amateur de belles-lettres et rimaillant dans l’Almanach des Muses, ce père, aujourd’hui bibliothécaire du Tribunat, avait jadis lâché le bistouri pour caresser l’écritoire. C’était un des poétereaux à la mode, mais d’une espèce tout autre qu’un Coupigny ou qu’un Saint-Ange : — helléniste et latiniste, satirique et anacréontique ; tantôt philosophant comme un Volney, et jetant son « Coup d’œil sur les tableaux de l’Europe ; » tantôt aussi libertin qu’un Parny, et traduisant — ô Cabanis ! — un choix de vers érotiques ! Le plus pur de sa renommée était une tragédie antique : Mucius ou Rome libre, d’ailleurs jamais représentée, mais qu’on affirmait plus sublime encore que le plus sublime Lemercier. On en citait des tirades, des vers, des hémistiches ; l’admiration environnait cette chose à moitié mystérieuse, et le Parnasse jacobin avait sacré grand homme cet illustre Simon (de Troyes)…
Le fils avait hérité du style paternel, conquérant et méritant ainsi l’enthousiaste amitié de Bernadotte. Bien qu’il eût fort peu de lettres, l’ancien sergent de Royal-Marine affichait de plaisantes prétentions littéraires ; son ignorance native se vernissait de pédantisme. Souvent, il posait des « colles » à ses aides de camp, et s’amusait à les stupéfier par son érudition de date récente, acquise dans une lecture, parfois le matin même.
Aussi estimait-il un chef d’état-major qui savait le latin, le grec, l’histoire, la géographie, et, — oiseau rare, en ce siècle de Lumières, — connaissait l’orthographe… A son réel mérite Edouard Simon joignait une haute probité, une horreur de la rapine, bien méritoire en des jours d’universelle et inconsciente pillerie. Alors que tant de camarades, réputés « vertueux, » s’emplissaient les poches et gonflaient leurs bagages, il avait toujours gardé les mains nettes : pauvre, il était parti pour les batailles et en était revenu plus pauvre encore :… c’était une conscience. Et cependant, de lourdes charges pesaient sur son maigre traitement : sa femme et sa fillette, sa sœur aussi, la citoyenne Rodolphe, qui végétait à Paris, avec cinq enfans ; mais son brave homme de frère nourrissait toute la maisonnée. De plus, beaucoup de tenue, une conduite morale exemplaire. Marié à l’âge de vingt-neuf ans et déjà général, Simon avait épousé une demoiselle Sophie Goulard, la fille d’un patriote tombé en Italie, au champ d’honneur. Le ménage était très uni. La jeune femme, névrosée et maladive, avait le culte de son époux, adorait son balafré jusqu’à l’exaltation. De ce mariage une enfant était née, créature délicate que le père aimait tendrement. Tout semblait donc être bonheur en l’existence modeste de ce très honnête homme. Ses campagnes, ses blessures, son savoir, la dignité de sa vie avaient mérité au général Simon l’estime du soldat comme de l’officier. Populaire autant que respecté, il se pouvait croire le véritable chef de l’armée de l’Ouest…
Oui ; mais, hélas ! ce vaillant, cette conscience, ce très honnête homme était un utopiste qui se compliquait d’un sectaire. Il rêvait d’une République idéale, — non certes, celle d’un Père Duchesne, car il avait failli lui-même être « raccourci » comme officier « belle-cuisse, » — mais d’un Eldorado vertueux, militaire et romain, tout peuplé de Brutus, de Publicola, de Camille, où l’intègre et valeureux Simon aurait pu devenir Fabricius. Le malheureux avait beaucoup trop de belles-lettres !… Et puis, il était franc-maçon, — de cette maçonnerie d’alors, franchement matérialiste et athée. Quel grade le F. Edouard Simon pouvait-il avoir dans les loges ? Assez élevé, sans aucun doute, car divers actes de sa vie semblent indiquer chez cet adepte un ardent faiseur de propagande. Suivant l’usage de son époque, il s’était fabriqué des armoiries démocratiques : l’équerre surmontée du bonnet phrygien et reposant sur deux mains enlacées, des faisceaux d’armes pour supports et, au chef du blason, un œil ouvert dans un soleil ; — les prétentieux symboles de ceux-là qui ont la Lumière… Le Concordat, la cérémonie de Notre-Dame et son « triomphe de la calotte » avaient exaspéré le franc-maçon. « Je fus saisi d’un accès de fièvre, a-t-il raconté plus tard, et j’éprouvai comme un délire… » L’athéisme, lui aussi, a donc ses dévots qui font des martyrs !… Or, c’est en pleine attaque d’une pareille frénésie que la lettre de Chausse-blanche avait surpris Simon. « Prenez la fuite… mettez-vous en sûreté… » Allons donc ! Un militaire, un Romain de l’an X ! Et Régulus était venu se livrer aux suffètes de Carthage…
Maintenant en tête à tête avec Mounier, Edouard Simon. faisait une emphatique, théâtrale, mais fort étrange déclaration : assumant sur lui seul tous les péchés d’autrui, il s’offrait en bouc émissaire aux vengeances de Bonaparte. De la grandeur d’âme, — certes ; de la jactance aussi ! Chez tout martyr ostentatoire de sa croyance ou de ses idées, il y a quelquefois un héros ; le plus souvent, un vaniteux. L’antiquité classique, l’histoire décevante du Grec et du Romain, est remplie de comparses, de conjurateurs subalternes, qui sous les gênes du tortionnaire voulurent avoir été, eux seuls, la tragédie, le complot tout entier. Ces gens-là éprouvaient le besoin d’une draperie de gloire, et prétendaient à l’immortalité. Ainsi raisonna l’enfant de l’auteur de Mucius. En s’abritant derrière les instructions secrètes de Bernadotte, peut-être aurait-il encouru de moindres châtimens ; mais devant sa conscience jacobine, il se fût trouvé bien petit. Entre les deux alternatives, le fanfaron de vertu antique n’hésita pas. Ce franc-maçon, Romain de la Champagne, n’était, au demeurant, qu’un fils de notre Gaule, dont les Latins ont dit « race grandiloquente, très légère et très vaine. »
Sa confession déclamatoire semblait d’un personnage à la Tite-Live, faisait penser à quelque Scévola. « On ne parlait à Rennes, disait-il, que du Concordat et des victoires de l’obscurantisme, du Consulat à vie et de sa dictature. Moi j’écoutais, et la rage me mordait au cœur ; la fièvre me torturait de ses insomnies. Non, la France ne pouvait subir de pareils déshonneurs ! .. Un jour, sur la place Egalité je rencontrai le citoyen Bertrand. Je le connaissais depuis longtemps, et le savais un fervent patriote. Nous échangeâmes nos pensées et je fis passer mon âme dans son âme. Nous résolûmes alors de pousser un cri d’alarme vers nos légions. Oh, si l’éclat de nos voix pouvait secouer la torpeur de nos guerriers, soulever contre le despotisme tous ces vainqueurs de rois !… Rentré à La Moinerie, je composai ma Pétition de Saint-François et l’Appel aux Armées : « Soldats de la Patrie… » Quelques jours plus tard, Bertrand m’apporta son Adresse : « Braves frères d’armes… » Il y parlait un fier et beau langage : j’en fus charmé. Mon ami connaissait un typographe, et ce digne citoyen voulut acquérir la gloire d’imprimer nos manifestes : il en tira trois mille exemplaires… C’est à La Moinerie que le complot fut perpétré ; c’est là qu’on discuta les libelles, prépara leurs envois. Une personne étrangère à la conspiration était dans notre confidence : ma femme. Elle voulut bien écrire quelques adresses, et nous… Mais, citoyen préfet, vous n’allez pas, j’espère, abuser de mes aveux ! La citoyenne Simon a toujours ignoré le texte des placards : vous l’épargnerez ! Sévir contre cette innocente serait me punir trop cruellement de ma franchise et de ma loyauté. »
Mounier protesta aussitôt de son respect pour une épouse dévouée, une vertueuse citoyenne : on ne l’inquiéterait pas. D’ailleurs, il écoutait, à la fois sceptique, effrayé et ravi. Plusieurs données de l’obscur problème lui semblaient bien s’élucider : le choix de Rapatel, aide de camp du général, comme premier distributeur des pamphlets ; l’énigme du mystérieux personnage habitant la campagne ; les fréquentes absences de Bertrand ; l’écriture féminine signalée sur maintes adresses ; enfin, la lettre signée Ursule, saisie dans les tiroirs du vaguemestre. Ursule, l’introuvable Ursule se nommait donc Sophie Simon. L’emploi d’enveloppes bleues ou rouges s’expliquait également. Une enquête récente venait d’apprendre à la police que Bernadotte usait de ce papier aux criardes couleurs : de l’esthétisme de mauvais goût, une autre gasconnade.
Et cependant l’incrédule Mounier ne se tenait pas pour satisfait : il voulait pénétrer dans le tréfonds de l’affaire, obtenir l’explication rationnelle du complot…
— Est-il possible, général, que vous ayez, de vous-même, rédigé de tels écrits ? Je ne vous comprends pas ! Quel était votre espoir ?
— La Liberté, citoyen préfet, la Liberté !… Durant des années, j’ai combattu pour elle : enfant de la Révolution, j’ai voulu son triomphe. Nous, les républicains, nous n’acceptons d’autre maître, d’autre dieu que la République !
Des phrases ! Et l’ancien Constituant les connaissait trop bien, les phrases : il avait présidé une assemblée française. Au lieu d’une tirade à la Marie-Joseph, il aurait préféré entendre un mot révélateur, — un nom, rien qu’un nom : Bernadotte…
— Ainsi vous, simple général de brigade, vous aviez la prétention de faire insurger l’armée ? Allons donc ! Un homme de votre esprit ne commet point de pareilles incartades. Vous devez avoir un complice, un conseiller, un inspirateur : nommez-le !
Mais Simon s’emporta… Le citoyen-préfet se moquait-il ? A quoi bon des insinuations ! Qui voulait-il désigner ? Moreau ou Bernadotte ? Eh bien, l’un et l’autre étaient demeurés étrangers à la conspiration ! « Sur mon honneur de soldat, je le jure : moi seul j’ai conçu l’entreprise, et moi seul ai prétendu l’exécuter. Je ne suis pas assez niais pour faire le jeu de gens qui ne savent ni oser, ni vouloir. »
Ne croyant guère à tant de beaux sermens, le préfet ordonna au général de résumer par écrit ses demi-aveux : cette déclaration serait envoyée au Premier Consul. Simon obéit, et bientôt on le déposait à la prison de la Tour-Lebat… Alors Mounier fit appeler d’urgence le lieutenant de gendarmerie Dénouai. Redoutant une mutinerie de la soldatesque, peut-être même une attaque contre la maison de justice, cet homme prudent voulait se débarrasser d’un détenu dangereux, et l’expédier à Paris, au plus vite : là on éclaircirait le surplus de l’affaire. Il donna donc de rapides instructions à son gendarme : l’officier devait se procurer une voiture, et conduire, en toute hâte, l’ami de Bernadotte au ministère de la Police.
La nuit était avancée déjà, et les rues de la ville se développaient désertes, quand les portes de la Tour s’ouvrirent avec précautions. Une berline attendait, Simon et le lieutenant y montèrent, puis le dolent équipage roula sur le chemin de Paris. Il emmenait vers le donjon du Temple Dénoual et son jacobin, mais emportait aussi le secret de la conspiration… Personne encore ne soupçonnait, à Rennes, l’arrestation du général.
On pratiqua, le surlendemain, une perquisition à La Moinerie. Le juge de paix Leblanc et le commissaire Simoneau crochetèrent en conscience et fouillèrent les tiroirs, puis ils revinrent, quinauds, à la préfecture… Ces habiles gens n’avaient rien pu trouver.
La berline qui voiturait Edouard Simon employa trois jours pour atteindre la barrière des Bons-Hommes, surprenante lenteur, et cependant toute la vitesse d’un courrier. Le 8 messidor (27 juin) elle entrait dans Paris, et, vers les six heures du soir, s’arrêtait devant les bureaux du ministère de la Police.
Ces bureaux occupaient alors une maison située dans la rue des Saints-Pères, à droite, en descendant vers la Seine, entre les débouchés des rues de Lille et de Verneuil. Fort à l’étroit dans ce local, les commis s’y trouvaient entassés l’un sur l’autre, et l’espace manquait à leurs chefs pour caser au large la moisson chaque jour foisonnante des dossiers et l’amas envahissant des cartons. Derrière ce logis des terreurs, verdoyaient les massifs d’un superbe jardin qui, s’allongeant vers le quai Voltaire, rattachait les différens services à l’hôtel privé du ministre…
Dénoual et son prisonnier mirent pied à terre, puis gravirent l’escalier jusqu’à un entresol où se trouvait placé le cabinet du citoyen Desmarets. Suivant ses instructions l’officier de gendarmerie devait remettre le général aux mains du chef de la Police secrète ; il apportait, en outre, une lettre explicative pour le ministre. Fouché ignorait encore l’arrestation, et Mounier lui racontait l’aventure : à sa lettre était jointe la déclaration rédigée par le « dernier Romain. »
Malgré l’heure avancée du soir, Desmarets travaillait encore, et ce fut lui qui, tout d’abord, reçut le prisonnier. Le complot des libelles, la récente machination de Donnadieu, mais surtout les âpres semonces de Bonaparte avaient ravivé le zèle chez ces messieurs de la Police. Fouché lui-même, ce bon père de famille, allait moins souvent à Pont-Carré, et, ce jour-là, il n’avait pas quitté l’hôtel du quai Voltaire. Le chef de la Division secrète le fit donc prévenir, sur-le-champ, lui expédiant par un huissier les diverses pièces qu’apportait Dénouai. En attendant la réponse du ministre, il invita Simon à s’asseoir dans son cabinet, et lui adressa quelques mots de douloureuse et sympathique bienvenue. Homme de bonne compagnie, l’ancien curé de Longueil avait gardé du séminaire une onction toute sacerdotale. Son parler était doux, son langage plein de retenue, ses menaces même s’exprimaient avec mansuétude, et ses plaisanteries, parfois quelque peu grasses, ne sentaient ni le cynique, ni le mécréant. L’aimable défroqué eut bien vite conquis le cœur du prévenu. Sans faire la moindre allusion à l’histoire des libelles, l’excellent Desmarets entretint le général de ses affaires privées… Oh ! il les connaissait bien. Il savait le désintéressement, l’existence vertueuse de ce dernier Romain ; il savait aussi ses embarras d’argent. Tout récemment encore un infâme banquier n’avait-il pas emporté les pauvres économies de ce brave militaire ? Oui : une scélératesse !… Et la bouche mielleuse déplorait ce trou fait à la lune et s’indignait contre le banqueroutier. Le naïf Simon répliquait, donnait en plein dans le panneau, ne comprenait pas qu’on lui faisait d’avance avouer sa misère, pour lui poser ensuite cette question : « Qui donc vous a fourni l’argent nécessaire à votre complot ? » Non ; et il trouvait ce Desmarets « bon et humain, loyal et généreux. » Au reste, les astuces de Fouché allaient rendre superflues une gredinerie savamment amorcée… Mais déjà l’huissier était de retour, et priait le général de vouloir bien le suivre : l’affable Desmarets daigna guider lui-même son nouveau client, au long des marronniers en fleurs et des pelouses odorantes.
Fouché cependant avait pris lecture de la « déclaration, » et soudain, l’inquiétude qui le tourmentait, depuis un mois, s’était dissipée. Simon n’accusait que soi-même !… Mais alors que devenait l’entreprise formidable, cette conjuration préparée au profit de Moreau ou de Bernadotte, cette affaire inconnue où peut-être il se trouvait compromis lui-même ? Plus rien n’en subsistait, qu’un coup de tête imbécile, qu’une entreprise d’halluciné ? Rassuré désormais, Fouché pouvait donc recouvrer son audace, reprendre l’offensive, et triompher de ses rivaux. Avec quel placide et narquois sourire allait-il, dès demain, dire à Bonaparte : « Eh bien, Général Consul, vous avais-je trompé ? Une vétille, cette affaire des libelles ! Méfiez-vous de vos agens secrets : ils escroquent votre argent. Ces drôles inventent des complots pour les découvrir… »
Ils se connaissaient, de vieille date, les deux jacobins, — l’homme de police et l’homme d’épée — et même, semble-t-il, entretenaient de fréquentes relations : rapports, peut-être, de franc-maçonnerie… A l’entrée du général qu’accompagnait le serviable Desmarets, le ministre se leva, souriant et les mains tendues. Tous trois, durant quelques minutes, échangèrent d’insignifians propos, puis le chef de division se retira discrètement : il laissait, seul à seul, les deux amis.
Que se passa-t-il en ce tête-à-tête ? Simon prononça-t-il le nom de Bernadotte ? Continua-t-il plutôt à déclarer qu’il était seul coupable ? Aucun document ne nous renseigne à cet égard. Un fait, cependant, apparaît bien certain : le ministre engagea vivement le général à ne compromettre personne. Il lui démontra qu’avec un personnage aussi méfiant que Bonaparte, l’apparence d’une simple « incartade » était moins dangereuse que l’aveu d’un complot : le rancunier Consul pardonnerait plus facilement une sottise impuissante qu’un périlleux attentat contre son pouvoir. Simon devait donc, devant le magistrat instructeur, calculer ses paroles et s’en montrer avare ; même il ferait bien d’écrire à celui qu’il avait outragé, d’invoquer pour excuse le délire de la fièvre, et d’implorer sa clémence. L’ami écouta le conseil de l’ami, et fut convaincu… Ce jour-là, de sa voix aphone, insinuante et très douce, l’homme à la pâle figure, aux lèvres pincées, aux yeux injectés de sang, enjôla, comme à l’ordinaire. Il marmonna, bénin, câlin, félin. « Ce cher Simon, ce pauvre général ! Il allait traverser le Temple, mais sans y séjourner. On saurait adoucir pour lui toutes les rigueurs des règlemens. Je désire, mon bon ami, vous traiter comme un frère… » Comme un frère ! Et le crédule franc-maçon se sentit rassuré… Mais il n’est si cordial entretien qui ne doive finir, si tendre compagnon dont il ne faille se séparer ! Le cœur navré de tristesse, Fouché ordonna donc qu’on emmenât ce « frère » à la maison du Temple. Quelques heures plus tard, le concierge Fauconnier, un citoyen réjoui et bon vivant, dressait l’écrou du nommé Edouard-François Simon, accusé de manœuvres contre la sûreté de l’Etat[2].
La geôle où Fauconnier fit conduire le nouvel arrivant était bien l’une des plus tristes morgues de cette dolente cité du Temple. Tout formait, d’ailleurs, un surprenant contraste dans cette maison dite de Justice. Ici, des chambres spacieuses où le pensionnaire privilégié, — un « mouton, » d’habitude, — recevait des visites, tenait des assemblées, offrait dîners et collations ; là, au contraire, de vermineux taudis, pratiqués au ras du sol ou perchés vers le ciel, et que, seul, franchissait un guichetier. Appartement pour le malin qui savait « manger le morceau, » mais cabanon pour l’imbécile qui s’obstinait dans le silence !
D’ordinaire, les détenus réputés dangereux étaient enfermés sous les combles, en d’étroites logettes, glacières lorsque soufflait la bise de nivôse, fournaises quand les mordait la canicule de thermidor… Ce fut dans un de ces réduits qu’on verrouilla Simon, et tout d’abord, l’ami du ministre s’étonna. « Un trou où l’on ne respire qu’à peine !… » le citoyen-concierge n’avait donc pas compris ses instructions !… Le lendemain, sa méchante humeur s’accrut encore. A l’heure où les prisonniers descendirent au préau, sa porte demeura close : on l’avait oublié, ou plutôt on le tenait strictement au secret… Dans l’après-midi de ce jour, il comparut devant le citoyen Fardel, « magistrat de sûreté. » Ce Pierre Fardel était un homme de moralité douteuse, une façon de bandit judiciaire que le tribunal de Versailles condamna, plus tard, pour escroquerie. Mais, souple, dextre, et très retors, il s’était fait l’âme damnée du ministre de la Police. L’interrogatoire eut lieu dans l’enclos même du Temple. Fardel avait préparé d’avance son questionnaire ; il reprit un à un les aveux consignés dans la « déclaration, » mais se garda bien de poser d’embarrassantes demandes, ni surtout de nommer Bernadotte. Simon confirma son dire, puis on le réintégra dans sa cellule… Et cinq jours s’écoulèrent, sans apporter aucun changement à ce régime. Surpris et se conformant alors aux conseils affectueux de Fouché, le détenu se décida d’écrire au Premier Consul. Sa lettre, curieuse, et fort importante, ne manque ni de dignité, ni d’éloquence émue ; elle nous fait aussi connaître l’ingénuité du personnage :
Mon général,
Entraîné par un mouvement de mauvaise humeur, ou plutôt par une fatalité que je ne puis encore concevoir, je me suis rendu coupable d’une grande faute. Oubliant et mes services passés et les récompenses glorieuses que j’en ai reçues, je n’ai pas craint d’attirer sur moi la haine de tous les hommes raisonnables en provoquant l’armée à l’insurrection. Revenu depuis lors à moi-même, j’ai réfléchi aux conséquences affreuses qui pouvaient être le résultat de cet acte de folie, et je n’ai pas balancé à provoquer la juste punition qu’il mérite, en me faisant connaître. J’ai pensé que la franchise de ma conduite, en calmant les craintes du gouvernement sur les causes et le but de mon inconséquence, devait détruire les soupçons qu’il aurait pu concevoir sur des personnes qui sont restées étrangères à mon entreprise. Mon action ne tient à aucun complot et n’a aucune ramification. Je vous certifie sur tout ce que l’honneur a de plus sacré que je n’y ai été porté par aucune personne, ni au-dessus, ni au-dessous de moi. J’ai pu ne connaître qu’un parti, celui de la République, mais je ne suis pas homme à me sacrifier inutilement pour servir des chefs trop faibles pour s’exposer eux-mêmes. Nul ne m’a donc engage à faire ce que j’ai fait ; mais je fus entraîné par l’amour de la Liberté que je croyais compromise et peut-être plus encore par le délire d’une fièvre ardente… Le Premier Consul est trop juste, le général Bonaparte est trop grand pour ne pas alléger les souffrances d’un coupable qui se repent, et qui est déjà assez puni par ses remords.
Cette supplique reproduisait, on le voit, les grands mots qu’avait entendus Mounier. Un billet adressé au ministre de la Police, mais destiné surtout à Bonaparte, accentua davantage le mensonger système de défense ; sa redondante énergie dut vraiment paraître suspecte à l’ombrageux Consul :
… Je sais que le Gouvernement aura peine à croire que j’ai été assez fou ou assez osé pour agir de mon propre mouvement, sans l’instigation de personne et sans plan concerté ; mais cela n’en est pas moins l’exacte vérité. Il n’y a personne sous le rideau ; je ne suis pas une victime qui se dévoue pour les autres.
Ces lettres écrites, le reclus attendit. Peut-être espérait-il un dédaigneux pardon ; mais il ne reçut aucune réponse, et sa mise au secret fut durement maintenue. Le malheureux comprit alors qu’on l’avait joué. Redoutant quelque indiscrète conversation avec les autres prisonniers, l’ami Fouché confinait le camarade en un rigoureux isolement. On était au cœur de l’été et les souffrances de Simon devinrent intolérables. L’ardent soleil de thermidor criblait de ses brûlures la haute et fétide soupente où s’agitait ce supplicié ; les fenêtres cadenassées n’y laissaient pas même pénétrer la fraîcheur du soir. « Ah ! gémissait le misérable, si je pouvais, au moins, respirer un peu d’air, à l’heure où les détenus ont quitté le préau ! »
Déjà souffrant à son départ de Rennes, il tomba gravement malade. Alors, ses requêtes au Premier Consul se multiplièrent, larmoyantes, lamentables. Il n’y parlait plus de République, ni de Liberté, mais de sa famille, de son épouse, de son enfant, de sa sœur, et de leur commune détresse : « Au nom de l’humanité, au nom de votre gloire, mon général, laissez-vous fléchir ! Huit pauvres créatures n’ont que moi pour les faire vivre. Que vont-elles devenir, si je leur fais défaut ? » L’énervement de la solitude, la crainte de l’inconnu, l’épouvante de l’avenir avait eu vite raison de ce dernier Romain !… En même temps, il harcelait Desmarets aussi bien que Fouché d’objurgations où se mêlaient de naïfs reproches : « L’humanité ne peut être incompatible avec les devoirs de votre place ! J’invoque donc vos sentimens de loyauté… J’écris aujourd’hui pour la quatrième fois au ministre ; et je réclame l’exécution de la promesse qu’il m’a faite de me traiter comme son frère… » Un autre billet à Fouché mérite surtout d’être reproduit, car il révèle, à mots couverts, la raison de cette lugubre comédie : « J’ai encore l’honneur de vous adresser une lettre pour le Premier Consul. Je n’entrerai dans aucune explication sur son contenu ; mais vous saurez parfaitement en juger et en apprécier le motif et la valeur. C’est, je crois, le moment de me servir véritablement comme un frère. »
Et toujours aucune réponse, encore et toujours la torture de l’isolement ! Enfin, après cinquante jours d’un pareil enfer, quelques bruits du dehors parvinrent au prisonnier : sa femme était tombée malade, la ruine venait de s’abattre sur sa maison, les huissiers avaient saisi ses meubles et faisaient vendre jusqu’à son uniforme. Mais une nouvelle, plus navrante encore, jeta le désespoir dans le cœur de cet homme réduit aux abois. Le général Edouard Simon était destitué ; on allait le conduire, de brigade en brigade, à l’île d’Oléron ; là on l’enfermerait dans la citadelle avec les prisonniers de droit commun, escarpes ou assassins, et bientôt, une frégate le devait déporter à Cayenne…
Sévices abominables, vengeance indigne de Bonaparte, — mais Chausseblanche avait parlé, et, à Rennes, venait d’éclater une révolte militaire.
Chausseblanche avait parlé, recouvrant enfin la mémoire. Tout en geignant sur sa misère, il dénonçait maintenant, et il accusait. Ses révélations étaient importantes, avec une spécieuse apparence de franchise et de vérité. Alors qu’en sa logette du Temple, Simon dûment stylé écrivait à Bonaparte : « Moi seul je fus coupable ! » son complice disait à Mounier : « Le chef d’état-major n’a fait qu’exécuter des ordres… » Voici donc ce que racontait l’imprimeur, et ses aveux, complétés plus tard par d’autres récits, nous donnent peut-être le mot de l’énigme.
Dans les premiers jours du mois de floréal, le chef de la 82e demi-brigade, Pinoteau, était parti brusquement pour Paris. Son absence avait duré plusieurs semaines, puis il était revenu à Rennes, en proie à la plus vive exaltation. Pendant son voyage, ce colonel avait reçu les instructions de Bernadotte, un programme à faire exécuter par son régiment. « On comptait beaucoup, affirma Chausseblanche, sur plusieurs chefs de corps. » A Paris se tenait en permanence « un comité des généraux les plus estimés, » et Bernadotte, pour sa part, avait assumé la tâche de faire insurger son armée de l’Ouest. Le plan des conspirateurs était machiné comme un mélodrame, avec prologue, actes à péripéties, dénouement tragique. Tout d’abord, le chef d’état-major Simon, très populaire parmi les officiers, devait par une adresse les inciter à la rébellion. Bertrand, simple intermédiaire, avait donc remis les Appels à Chausseblanche, promis à l’imprimeur une provision de quinze cents francs, et bientôt, trois mille placards étaient partis, emportés par les diligences. Simple préparation au demeurant, et début de la tragédie : Pinoteau s’était chargé d’ouvrir l’action. A un signal venu de Paris, il faisait battre la générale, rassemblait sa demi-brigade dans le Champ-de-Mars, y proclamait la déchéance des Consuls, aux cris enthousiastes de : « Vive Moreau ! » Aussitôt d’autres régimens se hâtaient d’accourir, et Simon entrait de nouveau en scène. Dirigés par lui, les soldats envahissaient la préfecture, faisaient la rafle des caisses publiques, puis se mettaient en marche vers Paris. Là, « une révolution en grand » était préparée : insurrection des troupes de ligne, pillage du Trésor, attaque des Tuileries, déposition du Premier Consul…
— Avait-on dessein de le mettre à mort ? interrogea Mounier.
— On n’a parlé de tuer personne.
Dans une déclaration écrite, Chausseblanche se montra plus affirmatif encore : la distribution des libelles « faisait partie d’une mesure générale, » adoptée pour la France entière. A Paris, « le comité des généraux » s’était engagé à « faire le coup de main, » puis à proclamer un gouvernement nouveau… « Lequel ? » Et Chausseblanche, très convaincu : « La Convention. »
Malgré son exagération évidente et ses apparences romanesques, un tel récit n’était pas que mensonge ou billevesées d’un cerveau jacobin. Il corroborait étrangement les rapports de l’agent Dossonville et les projets d’assassinat prêtés à Donnadieu : la dénonciation du capitaine Maffran s’y trouvait non moins confirmée. Tout semblait donc accuser Bernadotte : les noms d’Edouard Simon, de Pinoteau, du vaguemestre, ses amis ou ses agens secrets ; sa requête au Consul pour maintenir à Rennes la 82e, et jusqu’à cette provision de quinze cents francs promise au besogneux Chausseblanche. Qui donc, en ces jours où l’argent était rare, aurait pu octroyer pareille largesse ?
Une question, toutefois, devait être posée au révélateur. Comment lui, pauvre hère sans importance politique, avait-il eu connaissance de pareils secrets ? Sa réponse fut péremptoire : « Lorsque Bertrand me présenta les libelles, je refusai d’abord de les composer : j’avais peur. Alors, il me fit connaître les ordres de Paris… » Mais interrogé à son tour le vaguemestre se récria : « Chausseblanche racontait des sornettes ; il mentait. Quinze cents francs, le prix de son impression ? Allons donc ! On lui en avait remis cent vingt. » — « Simple acompte, ripostait le bonhomme… Au surplus, que le préfet me laisse conférer avec mon complice ; je saurai le faire jaser. »
Mounier se passionnait à présent pour cette affaire ; peut-être allait-il l’éclaircir, quand brusquement il dut interrompre son enquête. Fouché lui ordonnait derechef d’expédier à Paris les deux détenus, et, bien à contre-cœur, le préfet obéit… Mais tandis que, livrant le secret de l’intrigue, le maupiteux Chausseblanche accusait Bernadotte, des cris de : A bas Bonaparte ! éveillaient, à Rennes, le silence consterné de la ville, et emplissaient de mutinerie la caserne de Saint-Cyr.
Le samedi, 7 messidor, vers les cinq heures du soir, un courrier apporta au général Delaborde un arrêté consulaire à faire exécuter sur-le-champ. Quatre demi-brigades, — une division entière, — tenant garnison à Rennes ou dans les alentours, devaient sans retard évacuer la Bretagne. Bonaparte dispersait au loin les derniers débris de l’armée jacobine, et, visée spécialement, la 82e allait être dirigée sur Brest. Selon toute apparence, elle n’y séjournerait pas longtemps. Les plus rigoureuses mesures étaient prescrites contre ce régiment, pour « y prévenir la désertion et réprimer l’indiscipline : » départ dans les quarante-huit heures, étapes doublées, cantonnement hors des remparts de Brest ; on avait peur qu’il ne contaminât la ville.
Fort contrarié, même inquiet, le général Delaborde fit appeler aussitôt le chef de la 82e, et lui enjoignit de se préparer à partir. Le colonel se retira, navré… Bien qu’à la date du 26 juin Chausseblanche ne l’eût pas accusé encore, Pinoteau, depuis l’arrestation de son ami Simon, avait perdu toute volonté. Sans formuler la moindre observation, il courut au quartier Saint-Cyr, et convoqua ses officiers.
Déjà le bruit s’était répandu en ville qu’on allait « transporter » la 82e : le Corse la détestait et la voulait anéantir. Commandans, capitaines, lieutenans, — beaucoup d’entre eux étaient mariés, — accoururent à la caserne et entourèrent leur colonel. En proie à une colère désespérée, ils l’interpellaient et réclamaient des explications. Pinoteau s’efforçait en vain de les calmer ; mais des imprécations lui coupaient la parole.
— Pourquoi cette émotion ? On nous envoie seulement à Brest.
— Mensonge ! on va nous embarquer : on nous déporte !…
Et durant ces colloques, l’agitation se propageait dans les chambrées. Harangués par leurs sergens, les soldats criaient et menaient grand tapage. Bientôt, des pancartes furent collées contre les murailles : Mort à Bonaparte ! Vive Moreau !… un commencement de sédition.
Ahuri, ne sachant que répondre et n’osant réprimer, Pinoteau se hâta de regagner son logis : une vingtaine d’officiers l’y rejoignirent. S’excitant à l’envi, ils suppliaient leur chef de vouloir, d’oser, d’agir ; l’heure des résolutions avait sonné : mieux valait tomber sous une balle que d’attraper la fièvre jaune, de crever dans une ambulance ! Le commandant Millier, un grand diable d’Alsacien, répétait, enragé, qu’il fallait rassembler les soldats, déployer le drapeau, et tenter un coup de chien… Mais soudain, et tandis que ces propos allaient s’exaspérant, une nouvelle arriva qui calma net toute cette effervescence. On annonça que plusieurs camarades refusaient leur concours, même, qu’ils signaient une pétition, injurieuse pour leur colonel. Les exaltés se dispersèrent aussitôt… Alors, demeuré seul et se croyant perdu, Pinoteau fut pris d’une dernière défaillance : il écrivit au général Delaborde une lettre piteuse et désolée, lui envoyant sa démission.
Un acte de honteuse félonie venait de s’accomplir. Tandis qu’autour de l’indécis Pinoteau une vingtaine de mutins déclamaient, impuissans, d’autres, épouvantés, dénonçaient leurs desseins, et demandaient l’arrestation du colonel. L’instigateur de cette manœuvre était le neveu du président Treilhard, ce jeune commandant Couloumy dont nous avons parlé déjà, au début de notre récit. Nul jacobin, cependant, n’avait paru brûler de plus d’ardeur républicaine ; naguère encore, sa juvénile exaltation effarouchait jusqu’à ses camarades. Oui, mais voici qu’une occasion se présentait pour lui de devenir chef de brigade, et aussitôt adieu le projet de « marcher sur Paris, baïonnettes en avant, » le dessein « d’enfoncer le poignard au sein du tyran corse ! » Ah, l’Avancement, quel tentateur de la Vertu !… Toute la nuit, le commandant avait donc couru par la ville, réveillant maints officiers, les exhortant à se soumettre, et les endoctrinant. « Offrons au Consul, pour victimes expiatoires Pinoteau et Müller ; nous éviterons ainsi la déportation ! » En même temps, il leur faisait signer une requête à Bonaparte. Couloumy avait obtenu, par ce moyen, un certain nombre d’adhérens, et, quand le jour fut levé, il se présenta, escorté de quelques amis, à l’hôtel de la division. Mais il y fut très mal reçu. Le grincheux Delaborde était un honnête homme ; il s’indigna contre ces militaires qui se transformaient en délateurs, s’empara de leur supplique, puis les congédia brutalement.
Le lendemain, dimanche 8 messidor, fut pour le préfet d’Ille-et-Vilaine une journée de fortes émotions. Les troupes n’avaient pas même été consignées, et, de bonne heure, les soldats de la 82e se répandirent en ville. Le chapeau campé sur l’oreille, la main posée sur le briquet, ils vaguèrent par les rues, très provocans. La bonne amie ou la grivoise, le chasseur, le dragon, le canonnier, le vétéran leur donnaient conduite, et avec eux faisaient bacchanale. « Quand se reverrait-on ? En l’an quarante ou dans le mois aux quatre décadis !… Gredin de petit Corse ! » On s’attabla dans les cabarets, et l’on y ripailla ; le vin et le cidre coulèrent, le pousse-café et la rincette ; puis, entre la bouteille et le pichet, on s’échauffa : A bas Bonaparte ! Vive Moreau ! Chez les traiteurs et dans les tabagies, pareille animation ; le bourgeois jacobin se mêlant aux officiers politiquait et protestait : A bas Bonaparte ! Vive Moreau ! — le refrain de leurs colères Bientôt, des faits plus graves se produisirent. A la tombée de la suit, des affiches séditieuses furent collées dans les faubourgs : Guerre à mort à Bonaparte ! Vive Moreau ! Mais le préfet, averti, dépêcha des gendarmes ; ils arrachèrent les pancartes, empoignèrent quelques turbulens, et tout rentra dans l’ordre, le silence, la morne solitude.
Durant la journée du lundi, la 82e demeura consignée : le général Delaborde devait la passer en revue de départ. Mais, derrière les portes closes du quartier, l’agitation se continuait ; deux groupes ennemis s’étaient formés : d’un côté, Couloumy et ses adhérens ; de l’autre, les fidèles de Pinoteau et du vieux Müller. On se racontait que le colonel et le commandant, mis aux arrêts forcés, n’avaient pas encore quitté Rennes ; mais l’ordre allait venir de les diriger sur Paris, puis de les torturer dans un cachot du Temple. Parmi leurs partisans, beaucoup s’indignaient, parlaient de vengeance, annonçaient des représailles : « Non, l’infâme Couloumy ne commanderait pas la demi-brigade ! Il avait dénoncé : on le dénoncerait à son tour. » D’un groupe à l’autre, on se provoquait du regard, on se menaçait du geste ; ici le capitaine Lelidec, et là le capitaine Chartran, les deux rivaux, chefs de coterie : un régiment en décomposition… Mais tout à coup, roulement de tambours, et : « garde à vous ! » Delaborde pénétrait dans la caserne.
— Vive le Premier Consul ! clama-t-il, agitant son épée.
Dans les rangs, silence ou murmures… Alors, et avec lenteur, le général parcourut le front de bandière des bataillons. Par saccades, il s’arrêtait devant quelque troupier et l’apostrophait :
— Pourquoi ne cries-tu pas Vive Bonaparte ? Serait-ce le chef de brigade qui t’a donné cette consigne ?
Interdit, l’homme se taisait ou répondait par un non timide.
— Allons, sois franc ! Le chef Pinoteau a-t-il voulu, oui ou non, vous faire insurger ?
Tous les soldats protestèrent : « Des calomnies ! Le chef était loyal, incapable de trahison ! »
— Bien, bien !… Vive Bonaparte !
Delaborde se retira mécontent… Mauvaise clique, brebis galeuses, qu’il fallait abattre au plus vite !
Enfin, le mardi 29 juin, dès l’aube naissante, les portes du quartier Saint-Cyr furent ouvertes, et la 82e en sortit : le chef de bataillon Couloumy la commandait. À cette heure matinale, ouvriers et bourgeois, chacun dormait encore ; aucune acclamation ne salua donc la demi-brigade que ses amis de Rennes ne devaient plus revoir. Elle obliqua par le flanc droit, et s’engagea sur cet interminable « ruban de queue » dont les onduleuses bosselures, par la plaine et par les coteaux, s’allongent vers l’Atlantique… Et les dures étapes commencèrent, — des étapes doublées, — sous les morsures du soleil estival, sur la route poussiéreuse, tantôt au long des borderies qu’enserrent les haies fleuronnantes, tantôt à travers la friche et les diaprures de ses bruyères. Pas de Marseillaise, moins encore de Chanson de la Pelle : le soldat se traînait morne et soucieux, vers l’inconnu de sa déportation. A Saint-Brieuc, toutefois, un incident comique égaya la monotonie du voyage : des gendarmes s’emparèrent du triomphant Couloumy. Ses adversaires avaient tenu parole ; le délateur venait, à son tour, d’être dénoncé, et le général Delaborde lui appliquait la loi du talion. Puis, la demi-brigade se remit en marche Un simple capitaine la commandait, à présent ; et derrière elle cheminait un espion de police qu’avait dépêché le préfet d’Ille-et-Vilaine. Cet homme, d’ailleurs, ne put signaler aucun « propos dangereux, » car, officiers et soldats, chacun se taisait : la rébellion était matée. D’étape en étape, on atteignit Brest, et là commença vraiment la « grande misère. » La 82e, telle qu’une pestiférée, fut maintenue hors de la ville, et, pour l’épurer, on y préleva quatre cents hommes. Ceux-là, meneurs ou mauvaises têtes, on les dépêcha sur Saint-Domingue, et, quelques mois plus tard, le surplus des maudits fut embarqué pour la Martinique.
Alors, un long martyre, une agonie désespérée, la mort !… Bientôt, la guerre recommença et, de nouveau, fit rage : John Bull et ce « damné Bony » avaient repris leur duel interrompu. Les menof-war, les grands vaisseaux battant pavillon blanc à croix rouge, barrèrent d’abord les rives de France, puis captivèrent tout l’Océan : les garnisons de nos Antilles ne purent donc se renouveler. Aucune relève de classe ; point d’apports de conscrits… Pour les abandonnés de la 82e, le régiment était devenu le village lointain et la famille absente.
Ils casernaient encore à la Martinique, résignés et bien affaiblis, lorsqu’en 1809 les Anglais firent irruption dans l’anse du Carénage. Le 1er et le 2 février, se livra, sur la pente des mornes, entre les deux ruisselets qui ceinturent Fort-de-France, une série de sanglans combats. Vive l’Empereur ! C’était maintenant le cri de nos batailles, et déjà la 82e n’en connaissait plus d’autre. On vit s’accomplir, ces jours-là, un acte de vaillance, à peine mentionné de l’histoire, et que la capricieuse légende n’a jamais célébré. Malade, et grelottant la fièvre, le colonel du régiment, Jacques Montfort, se fit porter dans un hamac, pour avoir sa part de mitraille. Ces jours-là aussi, le pauvre « Mayençais » et le jacobin expiateur, déportés sans espoir de retour, firent superbement leur devoir :… « Soldats de la patrie ! » comme leur avait crié Simon…
Beaucoup de ces vétérans, héros de nos victoires, tombèrent troués par les balles, sur les escarpemens du Fort Desaix. Mais les marines étaient nombreux ; les rares défenseurs de la place furent écrasés. L’Anglais enleva ce qui restait encore de la 82e, et le déposa sur ses pontons. Les souffrances y furent atroces… Nul n’ignore quelle sorte de torture et de mort inglorieuse nos prisonniers français trouvèrent dans « les bonnes vieilles murailles de bois » qui protégeaient alors « la bonne vieille Angleterre, » en ces basses batteries enfoncées dans les puanteurs de la Meadway, au ras des fanges mouvantes, et derrière des sabords grillagés comme des cages, — l’unique séjour que voulut accorder aux vaincus de ses combats la conscience d’un peuple impitoyable…
Des quinze cents hommes qui, en 1802, composaient la misérable 82e, combien purent, à la paix, retrouver « la douceur » de cette France dont ils étaient, hélas ! complètement oubliés ?
… Et brusquement, l’instruction de l’affaire fut interrompue. Par trois millions cinq cent soixante-huit mille suffrages, la Nation venait de « nommer Consul à vie Napoléon Bonaparte ; » le mot de République n’était plus rien qu’un mot, qu’une formule dérisoire ; après dix ans de liberté convulsive, « la confiance, l’amour, l’admiration du peuple français » réclamaient impérieusement la dictature. Maître absolu de l’Etat, monté déjà sur les premiers degrés d’un trône, n’étant séparé du manteau impérial que par l’hésitation de sa volonté, le nouveau César crut habile de s’épargner le péril d’un scandale. L’arrestation de Moreau ou celle de Bernadotte aurait produit un dangereux éclat ; la poursuite du complot des libelles fut donc abandonné. Dissimulant, feignant même d’ignorer, Napoléon affecta de (croire aux aveux qu’avait prodigués Simon. L’Adresse aux armées, l’Appel aux soldats de la Patrie, devinrent officiellement une misérable « incartade, » des « actes du délire, » la divagation de la « fièvre chaude. » C’était sage et prudent à la fois. Alors que, du Rhin aux Pyrénées, des Alpes à l’Atlantique, tout un peuple idolâtre acclamait son idole, — un procès politique aurait jeté dans le concert une note trop discordante. Fallait-il que cette France, préparée au despotisme par la licence de la liberté, apprît soudain que son dieu des batailles n’était pas adoré des soldats, et qu’il se rencontrait des généraux pour lui dénier tout génie militaire, et contester jusqu’à ses victoires ? Mieux valait le silence, et le silence se fit ; la conjuration mystérieuse rentra dans son mystère.
Affichant le dédain des offenses, Napoléon qui, d’ordinaire, ne les pardonnait pas, crut se devoir à soi-même d’être clément, Aucun des cabaleurs ne fut sérieusement inquiété…
Auguste Rapatel sortit du Temple, pour demeurer, à Nantes, en simple surveillance… Il s’y maria… Mais bientôt pardonné, et du reste, cavalier intrépide, il gagna rapidement des grades : chef d’escadron, major, aide de camp du roi Joseph, colonel :… clémence impériale, — peut-être aussi reconnaissance ! Plus tard, le voulant croire un royaliste, la Restauration combla de ses faveurs cet officier ; du jeune ami de Moreau elle fit un chevalier de Saint-Louis, un maréchal de camp, un baron. Ainsi chargé d’honneurs, le général Auguste Rapatel vécut longtemps. Il put voir, en ce bizarre pays de France où vivans et morts vont si vite, se succéder trois gouvernemens, et, tour à tour les appréciant, les servit tour à tour, — très habile homme, à une époque féconde en habiles gens.
Armand Pinoteau ne subit pas, non plus, un trop cruel supplice. Incarcéré d’abord au Temple, et destitué de son grade, il recouvra sa liberté, et fut envoyé en surveillance à Ruffec, son pays natal. Mais il comptait dans l’armée impériale de nombreux amis ; Louis Bonaparte intercéda auprès de son frère, et Napoléon se laissa fléchir. En 1808, le colonel reprit ses fonctions dans un état-major des armées d’Espagne. Blessé à Busaco, il devint général de brigade, puis, durant les Gent-Jours, fut créé baron de l’Empire. Le conspirateur jacobin de l’an X s’était, du reste, transformé en un ardent bonapartiste. Les rapports policiers de la Restauration signalent « ce fils d’avoué » comme un fidèle de Buonaparte, favorable à l’Usurpateur, et « portant au fond du cœur l’aigle et la cocarde tricolore. » Chargé de tant de méfaits, Pinoteau fut envoyé « en exil » à La Rochelle. Le Gouvernement de Juillet lui restitua son commandement, et il mourut maréchal de camp, en 1834. Son nom est resté populaire au pays des Charentes, et les biographes de ce brave à l’âme si débile n’ont voulu connaître de lui que ses quatorze campagnes, et les deux blessures, stigmates de gloire, qu’il reçut faisant face à l’Anglais.
L’imprimeur Chausseblanche fut écroué, lui aussi, dans un cachot du Temple Là, toujours lamentable, il larmoya, implorant Fouché « magistrat sensible et bon ; » mais, en dépit des épithètes, Fouché le fit conduire au château d’Oléron : le crève-misère savait trop de choses, et ne pouvait brider sa langue. De ses jambes goutteuses, et mené à la chaîne, Chausseblanche parcourut donc les dures étapes que suivirent alors tant de condamnés politiques. Aucun puissant du jour n’élevant la voix pour ce chétif, on l’oublia dans la citadelle. Durant dix-neuf mois, il y fut détenu, parmi les voleurs et les malandrins, laissant mère, épouse, enfans dans une atroce misère : certes, ce n’était pas là ce que lui avait promis Mounier, autre « magistrat tutélaire. » Enfin, après bien des souffrances, le vieil homme fut rendu à sa famille, à son labeur, à sa débine : il continua de vivre en l’indigence, et mourut misérable… Un pauvre hère !
Le vaguemestre François Bertrand fut condamné à la déportation. Son nom figure sur une liste dressée au mois de brumaire an XII ; c’est un des treize « individus dont le Premier Consul a ordonné l’embarquement. » En marge de ce nom, le ministre de la Justice, Régnier, a libellé cette suggestive observation : « Auteur d’écrits séditieux dont le but était d’insurger l’armée, et de provoquer à l’assassinat du Premier Consul. Instruit et intelligent, pourrait être employé militairement… » Fut-il vraiment déporté ? Non, sans doute ; aucun Bertrand n’est mentionné parmi les jacobins que la frégate Cybèle déposa dans les palétuveraies de la Guyane ; on perd sa trace, et son dossier, toujours énigmatique, s’arrête au mois d’août 1802. Selon toute apparence, il fut « employé, » mais non « militairement : » sorti de la police, il y rentra… Au surplus, ce jovial personnage ne put disparaître sans accomplir une plaisanterie suprême, et l’objet de sa nasarde fut encore Bonaparte. Très ferré sur l’Almanach de Liège, cet homme littéraire écrivit donc à son tyran : « Bertrand, sous-lieutenant, à Bonaparte, Premier Consul. — Vous êtes déjà Charlemagne, faites de moi un autre Renaud, par intérêt pour votre gloire… » On en lit plutôt, croyons-nous, un mouchard.
Quant au général Simon, sa destinée fut vraiment douloureuse. Destitué, et, comme Bertrand, condamné à la « guillotine sèche » de Cayenne, on l’expédia d’abord à l’île d’Oléron. Le ministre de la Police ne lui accorda pas même un officier de gendarmerie pour l’y conduire, et le soldat, héros de maintes campagnes, dut s’acheminer, de brigade en brigade, pareil à un malfaiteur… « Je désire vous traiter comme un frère, » lui avait dit Fouché… Durant quinze mois, il fut parqué dans la citadelle parmi les condamnés de droit commun. Sous cet opprobre, sa fierté se réveilla, et cette âme, un instant affaissée, ressentit un sursaut de révolte : « J’ai pu errer en politique, écrivit-il à Bonaparte ; mais je n’ai point forfait aux lois de l’honneur, de la délicatesse, de la probité… Vous avez voulu me punir, vous ne sauriez prétendre me déshonorer. » On allait l’embarquer sur la Cybèle, quand l’ordre arriva brusquement de surseoir à son départ. Fouché n’était plus ministre, et un honnête homme, Régnier, dirigeait la police. Le Grand Juge trouva-t-il dans ses dossiers la preuve que Simon s’était, par fanfaronnade ou par dévouement, offert en victime expiatoire ? C’est possible, probable même, — car aussitôt la persécution cessa. Placé en simple surveillance, le général fut réintégré dans son grade avec le traitement de réforme. Il demeura ainsi, dans son pays de Champagne, jusqu’au jour où, la guerre sévissant partout, Napoléon eut besoin d’hommes pour ses grandes hécatombes. Le canon grondait en les sierras d’Espagne, Edouard Simon reçut l’ordre d’y aller ; il partit, et bientôt la faveur impériale faisait du jacobin dompté un baron de l’Empire. Il n’avait pas encore quarante ans, et déjà se reprenait aux longs espoirs, aux vastes ambitions, — quand soudain tout s’effondra sous la mitraille. Tombé de cheval, le corps troué par deux blessures, dans les ravines de Busaco, il fut ramassé par le vainqueur, et parqué dans un « cantonnement. » Dès lors, la malchance de cet homme devint de l’infortune. Rentré en France, sous la Restauration, mais dédaigné comme déjà trop vieux, et molesté pour son « anarchisme, » — pendant douze années, il sollicita, quémanda, se désespéra en vain. Très pauvre et chargé de famille, les seules batailles qu’il livrait maintenant étaient contre l’huissier et le garde de commerce : son Temple se nommait la prison pour dettes. Le dossier du famélique Simon porte un accablant témoignage contre ce gouvernement de 1815, qui marchanda l’aumône aux mutilés de nos batailles, et ne sut pas s’honorer en honorant la France… Enfin, au mois d’avril 1827, la mort vint mettre un terme à cette destinée tragique : le doyen des généraux expira sous l’étreinte de la plus navrante des misères… L’éclat d’obus anglais qui avait jeté, sanglant, Edouard Simon sur les bruyères de Busaco, eût mieux fait de le tuer tout entier.
Mais si les acteurs du bizarre imbroglio se virent malmenés un moment, l’auteur, dissimulé dans la coulisse, renia impudemment son œuvre. La conduite que tint le rusé Bernadotte fut plus comique encore que la sournoise intrigue de sa comédie. Brusquement, il partit pour Plombières, oubliant dans sa fuite Pinoteau et Simon, Marbot et Fourcart, emprisonnés à cause de lui. Et, tandis que ces officiers se morfondaient sous les verrous, leur général humait, en pleine tranquillité, les senteurs de la Vosge, et se plongeait dans les piscines : une magnifique indifférence. Joseph, durant ce temps, intercédait pour son beau-frère, et l’époux de Désirée Clary put se croire pardonné. Il se trompait. A son retour, rebuffades et sorties violentes recommencèrent ; Bonaparte ne voulait sévir, mais il mortifiait. Redoutant toutefois un dénouement fâcheux, Bernadotte fit mine de s’esquiver ; au mois de septembre 1802, il sollicita une ambassade aux Etats-Unis. La requête fut agréée ; mais le « Gascon » ne partit pas. Il était si malade ! — d’un mal qui déroutait la science des médecins, — la désespérance de vivre, les langueurs de la mélancolie : René, déjà même Obermann !… L’hypocondrie pourtant se dissipa, et tout d’un coup. Nous dirons en d’autres récits de quelle façon, recouvrant la santé, ce rare comédien devint maréchal de l’Empire, et comment il obtint toute une moitié de la fortune confisquée à son ami Moreau. On connaît le reste de sa vie. Prince de Ponte-Corvo, puis, en un jour de malheur, héritier de la couronne de Suède, Charles-Jean, put installer enfin Désirée Clary dans un palais. On sait aussi quelle sorte de tendresse il témoigna à son pays, quand, à Gross-Beeren, Dennewitz et Leipzig, commandant le Suédois, le Prussien et le Russe, il mitrailla sans vergogne nos pauvres petites recrues de 1813. Nul Français ne fut plus cruel à la France que ce fils de procureur béarnais qui, dans la mise au pillage du grand Empire, prétendit soutirer une couronne impériale.
Moreau, plus honnête, se montra moins adroit. Au lieu de faire sa paix avec Bonaparte, il trouva plaisant de ricaner. Assez peu spirituel, souvent trivial en ses propos, le grand soldat de Hohenlinden était coutumier de facéties populacières qui, colportées par ses amis, mettaient en liesse et jacobins et royalistes. Le complot des libelles excita sa verve. Ayant connu la délation de Félicie ***, il dénomma l’affaire : Une conspiration de pots de beurre. Le mot courut les salons de Paris, obtint un vif succès, et s’est perpétué dans l’histoire. Mais la méprisante boutade irrita follement le Consul. Les haineuses rancœurs qui depuis tant de mois couvaient en son âme, éclatèrent soudain, furibondes : « Il faut que cette lutte finisse ! Il n’est pas juste que la France souffre, tiraillée entre deux hommes ! Moi, dans la position de Moreau, et lui dans la mienne, je serais son premier aide de camp… S’il se croit en position de gouverner la France (pauvre France ! ) eh bien, soit ! Demain, à quatre heures du matin, qu’il se trouve au Bois de Boulogne ! Son sabre et le mien en décideront : je l’attendrai ! » D’après un témoignage contemporain, Bonaparte chargea Fouché de transmettre à Moreau le défi et le cartel. « Il était près de minuit, affirme Desmarets, quand le ministre revint des Tuileries avec une si étrange commission. J’étais présent ; Moreau fut appelé sur-le-champ… On juge assez que la prudence conciliatrice du ministre dut s’interposer avec succès. Par accommodement, le général consentit à se rendre, le lendemain, au lever des Tuileries, où il ne paraissait pas depuis quelque temps. La plaisante anecdote, en dépit de son invraisemblance, serait-elle vraie ? Toujours est-il qu’un bulletin de police, en date du 16 vendémiaire an XI (8 octobre 1802), signale « la présence du général Moreau à l’audience de cérémonie qui a suivi la parade. » Cette visite théâtrale fournit matière à bien des conjectures, et les « politiques » prétendirent que Moreau allait recevoir un commandement… Et pourtant, déjà le malheureux s’était repris à conspirer ! Il avait entr’ouvert sa porte à l’agent anglais Fauche-Borel, négociait un rapprochement avec Pichegru, et s’avançait, comme par étapes, vers le sinistre dénouement de sa destinée : le rendez-vous de la Madeleine, la cour de justice criminelle, l’exil en Amérique, les bivacs de l’armée russe, et cette bataille de Dresde où un boulet français, lui enlevant la vie, emporta du même coup et sa gloire de soldat et son renom de galant homme.
Joseph Mounier reçut les hautains complimens du Premier Consul :… « Je vous félicite d’avoir justifié l’excellente opinion que j’avais conçue de vous. » Aussi, mis en goût de police par un si beau succès, le préfet d’Ille-et-Vilaine s’appliqua-t-il, plus tard, à éventer d’autres conjurations ; il en découvrit, même en imagina, et, très en faveur désormais, fut nommé conseiller d’État. Intègre et formaliste, il conserva jusqu’à sa mort son bel honneur de Constituant.
Beaucoup moins ingénu, Fouché le terroriste ne put, malgré ses finasseries, recouvrer la confiance de son maître. Quatre mois après l’instruction du complot des libelles, il fut brutalement révoqué. Cambacérès reçut la mission délicate de lui apprendre sa disgrâce, et de chercher à savoir ce qu’il désirait obtenir. De l’argent ! fit comprendre Fouché. Bonaparte le nomma aussitôt sénateur, et gratifia cet insatiable d’une somme de douze cent mille francs, — d’ailleurs, simple goutte d’eau jetée à un gouffre ! Mais ce ne fut pas Dubois qui recueillit la succession du jacobin cassé aux gages. Le ministère de la Police fut réuni à celui du Grand Juge, le « gros juge, » comme on nomma dans le populaire l’obèse et lourdaud Régnier. Il s’acquitta fort mal de son emploi, étant très honnête homme. Dans les bureaux de la rue des Saints-Pères on pesta contre la décision nouvelle, et l’on s’y lamenta, car Patrice et Desmarets faillirent sombrer en ce naufrage. Fouché transporta donc dans un appartement de la rue Basse-du-Rempart le lit conjugal, sa nichée d’enfans, ses soirées de boston et de loto, — ses intrigues aussi. Là, résigné en apparence, et affectant une vie de patriarche, il ne cessa de miner les voies de son successeur, de lui filouter ses mouchards, de fabriquer ainsi des complots, partant de les découvrir et de les dénoncer. « Prenez garde ! murmurait-il à l’oreille de Napoléon ;… des poignards voltigent dans l’air ! Je les vois ; je les sens ! » Il l’effraya si bien que, deux années plus tard, le génial coquin faisait reconstituer la police, et, ministre à nouveau, rentrait en triomphateur dans l’hôtel du quai Voltaire. Nous le reverrons à l’œuvre, en de prochains récits.
Bonaparte avait voulu s’épargner un scandale ; il ne put cependant imposer le silence. On jasa, et le public connut la « conspiration des pots de beurre. » Les contemporains nous en ont parlé, mais sans déchirer son mystère. Ils l’appellent, toutefois, une crise menaçante,… à laquelle manqua un chef assez sûr pour lui donner l’élan, » « une entreprise dirigée contre un nouveau César par les derniers Romains. » Oui, une redoutable sédition, sorte de révolte prétorienne, fut, en 1802, au moment d’éclater. Sans aucun doute possible, le plan dut en être concerté, au mois de floréal, — alors qu’effrayés par l’imminence de la dictature impériale, les derniers féaux de la République, opposans du Sénat, refusaient à Bonaparte son Consulat à vie. En de telles occurrences, une crise gouvernementale était à redouter, et chacun s’attendit à un coup d’Etat. Le comité occulte de ces généraux mécontens, que dénonçait Dossonville, tint furtivement quelques conciliabules et discuta diverses questions[3]. L’Armée de l’Ouest, la seule qui fût à même de marcher sur Paris, avait conservé un organisme intact : Bernadotte reçut donc la mission de la mettre en mouvement. Elle était peu nombreuse, — une quinzaine de mille hommes, tout au plus ; mais, à chacune de ses étapes, elle pouvait s’augmenter rapidement. Des régimens entiers seraient accourus la rejoindre, fournis par les 14e et 22e divisions militaires, car dans ces deux autres contrées de la Chouannerie, le Consul et son amnistie des « brigands » avaient irrité le soldat. En Normandie, à Caen surtout, les demi-brigades s’agitaient comme en Bretagne, et un ardent jacobin, le général Liébert, commandait à Tours. Accrue de renforts, l’armée de la révolte se fût présentée devant Paris, et aussitôt, — les mêmes rapports nous l’apprennent, — la garnison eût acclamé Moreau.
Que serait-il advenu de cette révolution triomphante ? Moreau et Bernadotte auraient-ils reconstitué un Directoire ou réuni une Convention ? On peut hardiment affirmer le contraire. Non certes, ce ne fut pas pour « in trôner des avocats, » aux Tuileries ou au Luxembourg, que Simon, Pinoteau, et leurs complices risquèrent le Temple, la déportation à Cayenne, voire le peloton d’exécution. Eux aussi acceptaient volontiers un dictateur portant le glaive, mais ils le désiraient autre que le « Corse » ami du prêtre et protecteur de l’émigré. Prisonniers de leurs propres cohortes, contraints à s’adjoindre Augereau ou Masséna, les généraux vainqueurs auraient imposé à leur république de caserne quelque triumvirat militaire. Un gouvernement de soldats, rien que de soldats, et, — suivant l’énergique expression de Mounier, — « délibérant, le sabre en main, sur les destinées de la France, » voilà ce que rêvèrent les « derniers Romains » de l’an X, et ce qu’ils ne purent accomplir. Au surplus, une phrase de Fouché, en sa correspondance, démontre qu’il avait fort bien deviné le secret de la conjuration et la pensée intime des conjurés : « Ce complot odieux en lui-même ne sera pas sans avantage pour le pays… Nous avons écarté l’influence militaire, suite de nos troubles civils… » Oh ! dérision de l’histoire, étrange ironie de la vérité ! Napoléon Bonaparte menacé de mort, en 1802, par la soldatesque, comme étant une âme pacifique, répugnant trop aux batailles sans trêve, aux tueries sans arrêt !…
Mais l’appel jeté par les jacobins de l’Armée n’éveilla pas d’écho ; la France, harassée de convulsions, acclama une dictature qu’elle espérait reposante, — et rien ne put troubler les sereines douceurs de la paix consulaire, ni son vaste silence, fait de lassitude assoupie ou de craintif émerveillement.
GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.
- ↑ Voyez la Revue des 1er octobre, 1er et 15 novembre.
- ↑ Cette expression : comme un frère, est si bizarre qu’on serait tenté de croire qu’en 1802, Fouché se trouvait affilié lui-même à la franc-maçonnerie.
- ↑ Suivant toute présomption : Augereau, Masséna, Bernadotte, Macdonald, Monnier, Lecourbe et Delmas ; Oudinot, peut-être ; mais non pas Moreau… Nous aurons à parler plus longuement de ces généraux et de leur « comité ».