Conspirateurs et Gens de police - Le Complot des libelles (1802)/01
… Soixante coups de canon : une salve de triomphe, et vibrante et joyeuse !… Installée devant la grille du Carrousel, une batterie de la garde consulaire ébranlait de son fracas le « Palais du Gouvernement, » ces Tuileries qu’habitait Bonaparte, déjà le gouvernement tout entier. En même temps, pieux et grave, passait sur les rumeurs naissantes de Paris le tintement du bourdon de Notre-Dame, « l’Emmanuel, » remonté dans sa tour et faisant trembler sa « forêt. » Ce jour d’octidi, 28 germinal an X (18 avril 1802, dimanche de Pâques), allait être une des plus mémorables journées du XIXe siècle : cloche et canons annonçaient aux 102 départemens de la République continentale la « pacification des consciences. »
« Paix générale et paix religieuse ! » avait, en son emphase officielle, annoncé le Moniteur… Paix générale : le traité d’Amiens ; paix religieuse : le Concordat. « Le temple de Janus était fermé désormais » et désormais aussi « Dieu n’était plus exilé de la Nature. »
Et tandis qu’à la batterie du Carrousel répondait le canon des Invalides, une bizarre cavalcade sortait de la rue de Jérusalem et s’engageait sur le quai des Orfèvres. Précédé de gendarmes, de trompettes et d’officiers de paix, le secrétaire général de la Préfecture de police, le citoyen Piis, commençait à parcourir la ville. Il devait s’arrêter dans douze carrefours, pour y lire une proclamation des Consuls, susciter l’enthousiasme, provoquer les vivats : « usage accoutumé dans les grandes solennités publiques. » Parvenue à la place du Tribunat, — ci-devant du Palais-Royal, — la chevauchée fit sa première halte ; les trompettes sonnèrent, et la lecture commença… Une mirifique prosopopée, cette proclamation des Consuls, signée d’ailleurs du seul Bonaparte, et toute bouffie de cette grandiloquence coutumière au vainqueur des Pyramides. Il expliquait aux peuples de la République ce que voulaient dire les mots : « pacification des consciences, » et certes son commentaire n’était pas d’un idéologue : « Français, soyons unis pour le bonheur de la patrie et de l’humanité… Ministres d’une religion de paix, que vos leçons et vos exemples forment les jeunes citoyens à l’amour de nos institutions, au respect des autorités tutélaires ;… qu’ils apprennent de vous que le Dieu de la paix est aussi le Dieu des armées !… »
Le soleil de germinal se dégageait à peine des buées matineuses que déjà l’ouvrier des faubourgs et le marchand de la ville commençaient à s’amasser aux environs du Carrousel. Ils savaient, l’un et l’autre, que tout à l’heure le « Grand Consul » allait se rendre à Notre-Dame pour y entendre un Te Deum, et ils accouraient, heureux de l’acclamer sur son passage… Quelle transformation accomplie en ces âmes, depuis neuf années ! Naguère, souverains dérisoires de la Révolution, « Cadet Bruleux » l’apprenti, et « Tranquille Bontemps » son patron, avaient applaudi Chaumette et la Déesse Raison, Robespierre et son Être Suprême. Elle était si gentille à voir, en son péplum antique, la citoyenne Momoro, et lui, Maximilien, pontifiait si vertueux avec son bouquet de roses ! Et voilà qu’aujourd’hui, artisans et boutiquiers se proposaient d’exalter plus encore Bonaparte replaçant sur l’autel le Dieu, si longtemps bafoué, de la Croix ! Pourquoi ce revirement en leur conscience ? Ils n’auraient su le dire. Aucun besoin de foi chrétienne, à Paris du moins, ne travaillait encore l’âme du populaire : elle était demeurée athée, tout au plus déiste et théophilanthrope. La bruyante explosion de catholicisme littéraire dont Fontanes et Chateaubriand venaient de donner le signal n’avait agité que l’ancienne noblesse ou la riche bourgeoisie : quant au peuple, il n’avait rien entendu. Mais, désabusé de tant de mascarades sublimes, d’apothéoses grotesques et d’odieuses panthéonisations, il acceptait, sans révolte, le retour du Dieu qu’avait adoré son enfance. Il refusait toujours d’y croire, mais déjà il n’outrageait plus… Au demeurant, la cérémonie de Notre-Dame était annoncée magnifique. On allait y admirer des uniformes, des carrosses et des livrées, des généraux, des mamelouks et des évêques ; on y verrait surtout ce cher petit Bonaparte… « Vivat donc pour le Concordat, le Pape et les curés ! » Et, dans ce jour de Pâques 1802, Fanchon et Sans-Souci s’éjouissaient, fredonnant un cantique de guinguettes :
- Nous supprimons le décadi
- Avec sa kyrielle en i ;
- Le dimanche l’on fêtera :
- Alléluia.
Paris, cependant, s’emplissait de tumulte. Aux allègres cadences des tambours, des fifres, des musiques militaires, les demi-brigades de la garnison sortaient de leurs casernes, pour aller faire la haie sur le passage des Consuls. L’itinéraire que devait suivre le cortège avait été ainsi réglé : la place du Carrousel, la rue Saint-Honoré, les rues du Roule et de la Monnoye, le Pont-Neuf, la Cité. Dès 11 heures, un double cordon de baïonnettes s’allongeait, de la rue Saint-Nicaise au Parvis Notre-Dame. Un pareil déploiement de troupes, encombrant ces étroits boyaux, seule voirie de la capitale en l’an X, étonnait le Parisien. Naguère, au temps de la Convention ou du Directoire, dans les jours de fête nationale, licence était accordée à la badaudaille d’envahir la chaussée et d’y risquer la bousculade. Mais, à présent, avec ce Bonaparte, il fallait de l’ordre partout ! La foule, d’ailleurs, ne se plaignait pas et s’entassait derrière les épaulettes, à chaque instant plus dense, plus excitée, plus remuante. Le soldat, toutefois, se montrait brutal, très méprisant pour le pékin. Ces diverses demi-brigades portaient encore le glorieux uniforme de l’an V et de l’an VII, celui qu’avait illustré le fantassin d’Arcole, de Friedberg ou de Zurich ; l’habit bleu à revers blancs, les hautes guêtres montantes, le bonnet à poil ou le chapeau à cornes, les buffleteries croisées. Mais leurs officiers présentaient une choquante disparate et d’âges, et de tournures, — ceux-ci déjà vieux ; ceux-là tout jeunes : des « nageoires » grises et des blancs-becs…
Depuis quelque temps, en effet, la dure main du Premier Consul, épurant son armée, en expulsait les jacobins : la mise en réforme sévissait sans pitié. Vexatoires, parfois très injustes, ces mesures jetaient la dissension dans les casernes, créaient entre camarades la méfiance et la haine. Les promus de l’an II ne choyaient guère les parvenus de l’an IX ; on échangeait à la pension des propos aigres-doux, et souvent une insulte amenait deux officiers sur le terrain. Les chefs de brigade, presque tous vétérans des campagnes de Hollande, du Rhin ou d’Italie, « brimaient » volontiers les nouveaux venus, freluquets fils de famille ; ceux-ci se plaignaient, et, dans les bureaux de la Guerre, les dossiers s’emplissaient de dénonciations… Mais, ce jour-là, — 28 germinal, — du sous-lieutenant au colonel, tous ces officiers affectaient un air mécontent ; la cérémonie de Notre-Dame leur déplaisait. Quant au soldat, — celui de la 39e, surtout, — il laissait éclater sa méchante humeur, observait mal le silence, et prodiguait la plaisanterie de chambrée, les quolibets de corps de garde : il « grognait. » Des mots outrageans, d’ordurières facéties étaient prononcés dans le rang. On y raillait « l’avorton corse, » le « nabot, » le « galeux ; » on y blaguait son amour pour la « calotte, » le « cordon, » le « capucin. » C’était comme une provocation jetée au « civil » enthousiaste, mais le « civil » ne faisait point chorus et s’indignait de toutes ces grossièretés. Paris idolâtrait alors son « Grand Consul, » l’homme de la paix… Et disséminés, dans la cohue, les citoyens de la police secrète, agens du terrible Desmarets, — un no 31 ou un no 48, — écoutaient, observaient, préparaient leur bulletin,… ces redoutables bulletins, seuls romans qu’aujourd’hui daignait lire Bonaparte…
Onze heures ! de nouvelles salves d’artillerie. « Garde à vous !… Présentez armes ! » Le cortège débouchait du Carrousel… En tête, de la cavalerie : les hussards et les chasseurs des chefs de brigade Lebrun-Lahoussaye et Colbert ; les dragons commandés par Sébastiani et Caulaincourt. Aux éclats des trompettes, lentement, par les rues tortueuses, se déroulait une ondulation bigarrée, sonore, étincelante, de shakos à flammes, de colbaks à panaches et de casques à peau de tigre, de charivaris et de bottes, de pelisses gris perle, de dolmans et d’habits verts, de tresses jaunes ou blanches, de revers amarante. Audacieux batteurs d’estrade ou meneurs de charges héroïques, ces « durs à cuire » ne montraient pas une contenance plus édifiante que les camarades de l’infanterie de bataille. Évidemment tous ces braves eussent mieux aimé se rendre à la Râpée qu’à Notre-Dame…
Maintenant, des batteries de tambour alternant avec de la musique : la garde des Consuls. Elle portait déjà cet uniforme légendaire que bientôt, garde impériale, elle allait promener à travers les peuples, dans le silence consterné des capitales conquises : — les grenadiers à pied (chef de brigade, Hullin), vieux soldats aux moustaches tombantes, dodelinant en cadence les torsades de leurs bonnets à poil, roides et automatiques sous l’habit bleu à revers blancs, l’épaulette rouge, la guêtre noire formant jambière ; — les chasseurs à pied (chef de brigade, Soulès), même tenue, mais plumets rouges et verts ; — les grenadiers à cheval (chef de brigade, Ordener), des colosses juchés sur d’énormes montures ; — les gendarmes d’élite (chef de légion, Savary) : un régiment de formation récente, soldats dressés aux œuvres de police, superbes d’ailleurs sous l’ourson à visière, la buffleterie jaune, la culotte chamois. Enfin, et précédant les voitures, s’avançaient les chasseurs à cheval, les escadrons des célèbres guides. Le peuple de Paris admirait fort la diaprure voyante de leur costume : le menaçant colbak à chausse pendante, l’habit vert aux aiguillettes jonquille, le gilet-veste et la culotte écarlates, la botte à la hongroise. En tête du régiment, derrière les fanfares habillées de rouge, caracolait, tout galonné, tout soutaché, tout étincelant d’or, un jouvenceau de vingt-deux ans, le citoyen Eugène Beauharnais, et cette figure encore poupine, malgré ses favoris et ses moustaches, formait un amusant contraste avec les trognes ravagées de ses chasseurs… Mais, tandis qu’en un chatoiement de couleurs éclatantes défilait cette garde consulaire, les demi-brigades d’infanterie formant la haie sur son passage, jalousaient et s’enrageaient. « Des clampins de parade ! » grommelait le soldat, et le vieil officier, jadis lecteur de carmagnoles, se disait : « des prétoriens… »
À présent, un autre spectacle : le « gouvernement ; » et d’abord, le Conseil d’État, que suivaient les ministres…
Pour caser à leur aise trente-six conseillers d’État, huit ministres et leurs secrétaires généraux, on avait cherché dans Paris une quarantaine de voitures d’apparat ; mais le Paris de l’an X, encore par trop Spartiate, n’avait pu les fournir. On avait donc attelé à quatre chevaux des calèches de louage, et même transformé en carrosses de gala quelques fiacres de la place publique. Aussi, plusieurs de ces pompeuses guimbardes présentaient un aspect ridicule. Rongées par le soleil, éraillées par la pluie, encrassées de poussière, avec leurs locatis efflanqués et fourbus, elles provoquaient les lazzis de la populace ou le haussement d’épaule du ci-devant aristocrate. Les équipages des ministres défilaient, cependant, avec plus de magnificence. La livrée, depuis douze ans proscrite, y reparaissait, étalant un jaune criard, galonné d’or ; les « officieux » redevenus laquais portaient la perruque poudrée, et, sans respect pour les droits de l’homme, on les avait juchés en grappes sur l’arrière-train de ces berlines… Ministres et conseillers d’Etat avaient revêtu le grand uniforme, — ce long et disgracieux vêtement à pans carrés, dessiné en l’an VIII : une sombre houppelande à revers brodés d’or ou de soie bleue, que ceinturait une écharpe tricolore. Mais beaucoup de ces messieurs (à présent on s’appelait volontiers « monsieur ») en avaient évasé les basques, et, dans cet autre habit à la française, tenaient sous le bras gauche leurs tricornes à cocarde. D’ailleurs, plus de glaives à la Léonidas, si chers au peintre David ; mais l’épée en verrou des ci-devant marquis… Par les glaces baissées des portières, ces puissans personnages montraient leurs figures satisfaites ou pensives ; — ceux-ci, les rudes travailleurs du Conseil, juristes sachant besogner sans vains discours : les Bigot-Préameneu, Portalis, Emmery, Regnaud, Cretet, Boulay, Bérenger, Joseph Bonaparte, confondu dans leur rang ; — ceux-là, les commis laborieux d’un maître trop exigeant : Chaptal, ministre de l’Intérieur ; Gaudin, des Finances ; Barbé-Marbois, du Trésor public ; Berthier, de la Guerre ; Decrès, de la Marine ; Abrial, de la Justice, l’énigmatique Talleyrand. Plusieurs de ces nouveaux seigneurs de la France nouvelle étaient bien connus de la foule. On les avait jadis vus siéger à la Constituante ou à la Convention, entendus pérorer aux Feuillans, aux Cordeliers, aux Jacobins : des « fayettistes » de 1791, Rœderer ou Defermon ; des régicides de 1793, Berlier, Thibaudeau ; un président des Jacobins, Fourcroy ; un auxiliaire des septembriseurs, Real… — et, plus loin, se carrant dans sa voiture, ce maigriot, aux joues caves, aux lèvres pincées, au teint blême, aux paupières éraillées, aux yeux injectés de sang : Joseph Fouché. Nippé d’un habit de cour, il s’en allait à Notre-Dame entendre la messe et chanter son Te Deum, le défroqué de Juilly, l’oratorien athée, l’homme « du sommeil éternel, » l’adorateur de la déesse Raison ! Le cynisme d’un pareil spectacle aurait dû exciter le rire, provoquer les sifflets. Mais non ; cinq années de Directoire avaient desséché dans les cœurs toute morale, étouffé tout mépris. Ministre de la police, Fouché n’indignait pas : il faisait peur. Et puis, la gloire du Premier Consul semblait se déverser, purifiante, sur son gouvernement tout entier…
Midi !… À cette heure, d’après le programme officiel, le Premier Consul aurait dû faire son entrée à Notre-Dame : il n’avait pas encore quitté les Tuileries… Par les rues étriquées, le sinueux cortège s’allongeait, se déroulait sans fin… Le corps diplomatique !… Il était là, au grand complet, mais mortifié et mécontent. Déjà le dur vouloir de Napoléon pesait lourdement sur les rois, et l’Europe commençait à connaître les humiliations du vasselage. Bonaparte avait exigé que les ambassadeurs lui fissent conduite, qu’ils figurassent dans son escorte. Grave infraction à l’étiquette ! — et l’Autrichien Cobenzl, l’homme de la forme, s’était indigné. Durant trois jours, toutes les Excellences avaient discuté, protesté, parlé des traditions ou des usages, invoqué la majesté des trônes. « Eh quoi, invités à la fête par simple lettre d’un préfet du palais ! Les prenait-on pour des fonctionnaires, des employés, des figurans de la République ?… Ils n’iraient pas ! » Plaisante rébellion, matée bien vite. Ils s’en étaient allés, à cette « mascarade, » même avec les écussons de leurs empereurs ou de leurs rois, — et aujourd’hui les blasons des Habsbourg, des Romanoff, des Hohenzollern, des Bragance, des Bourbon d’Espagne précédaient, en sa marche triomphale, le fils de la Révolution, parvenu de la Fortune, mais favori de la Victoire…
… Et toujours des carrosses, encore et toujours des soldats : les équipages à six chevaux des deux « petits consuls, » que suivaient des mamelouks…[1]. Lebrun ni Cambacérès ne se trouvaient dans ces voitures où s’entassaient les gens de leurs maisons, leurs familiers et commensaux. C’était un curieux et plaisant assemblage de robins dévêtus de la robe, de petits collets sans église, de vieux marquis, aimables libertins : le maigre, long et osseux d’Aigrefeuille ; le correct Montferrier avec son catogan ; Villevieille, philosopheur comme un Voltaire ; Cussy, l’effroi des sommeliers. L’émigration ralliée et quémandeuse figurait comme en raccourci sur les coussins de ces carrosses… Mais le spectacle qu’offraient les Egyptiens intéressait bien davantage le badaud ébahi. A voir ces hommes au teint bistré, aux chausses bouffantes, aux caftans verts, aux turbans à aigrettes, on aurait dit vraiment de janissaires accompagnant leur grand Seigneur, du seraï à la mosquée. Un pareil étalage de l’Orient, en plein Paris, sous les buées de germinal, proclamait pompeusement l’immense orgueil de Bonaparte. Des grenadiers et des mamelouks ; Aboukir lui faisant escorte avec Marengo ; l’Afrique s’unissant à l’Europe pour célébrer sa gloire : Alexandre-Iskander déjà ; bientôt César !… Six de ces Egyptiens menaient en laisse de superbes genêts, cadeau du roi d’Espagne, — pareils à ces chevaux de « soumission » qu’avait jadis offerts au « Roumi, maître de l’Heure » le religieux effroi du musulman. Sur leur passage, le peuple regardait, non sans une vague terreur, ces Suleyman, ces Abdallah, ces Ibrahim, car de sinistres légendes racontaient leur férocité. On les disait exécuteurs des muettes vengeances du Premier Consul. La nuit, affirmait-on, ils s’introduisaient dans les prisons et s’en faisaient ouvrir les geôles ; le cordon, l’impitoyable cordon de soie, était alors manié par eux, et bientôt, leur sultan comptait un ennemi de moins !… Fables odieuses, absurdes calomnies dont il faudra pourtant nous occuper, au cours de ces récits.
… Soudain, un frisson de joie fit onduler la foule : « Le voilà ! » Et les têtes s’allongèrent entre les baïonnettes… C’était lui…
Jamais, depuis les jours, si lointains déjà, de la royauté, plus fastueux équipage n’avait traversé Paris : carrosse attelé de huit chevaux, piqueurs, cocher, laquais, portant la poudre et le tricorne, livrée de drap vert galonné d’or, — bientôt les couleurs impériales. Encadrant la voiture, et pareils aux ci-devant MM. des Grandes Écuries, sept illustres généraux chevauchaient aux portières : Mortier, commandant la première division militaire ; Junot, la place de Paris ; Moncey, premier inspecteur de la gendarmerie ; les quatre chefs de la garde consulaire, Davout (grenadiers à pied), Soult (chasseurs), Bessières régimens à cheval), Songis (artillerie)… Dans le carrosse, les trois consuls… Ils avaient revêtu leur uniforme d’apparat, l’habit de velours écarlate chamarré d’or, et coiffé leurs têtes du chapeau à triple panache. Un cimeterre égyptien, le sabre conquis sur Mourad bey, ce chinchir porté à Mont-Thabor, pendait au côté de Bonaparte… Mais bien qu’attifés de même, les trois personnages formaient entre eux le plus étrange contraste…
Lebrun, face joufflue au front fuyant, au long nez, aux lèvres minces, au double menton, conservant la coiffure à rouleaux, les ailes de pigeon, la petite queue tressée, ressemblait à un placide bourgeois, à quelque riche marchand retiré des affaires. Il se pavanait dans son importance et affichait un air de hauteur qui ne convenait guère à sa dégaine de bocager normand. Un habile homme, d’ailleurs, rompu depuis longtemps aux finasseries de la politique ; d’abord député à la Constituante, plus tard président du Conseil des Anciens, et s’y étant acquis un certain renom ; disert sans éloquence, lettré, voire littérateur, expert dans les choses de finances, éplucheur de budgets, inventeur d’impôts, très influent dans les comités, bref un demi-grand homme de Parlement, — mais un « malin » surtout, puisqu’il était aujourd’hui troisième consul… Ces façons de génies ont toujours abondé en France…
Tout autre apparaissait Cambacérès. Avec sa forte carrure, son ventre bedonnant, sa face épanouie, son nez busqué, son menton en galoche, sa falote perruque où s’étageaient trois rangées d’étonnantes frisures, il faisait penser à quelque fantoche de la comédie italienne. Il affectait une contenance à la Molé : la tête droite, la bouche en cœur, la main gauche enfoncée sous le revers de son habit… Ridicule, oui, et cependant, un esprit d’élite, un jurisconsulte éminent, un législateur. Depuis deux ans, il était la pensée, l’âme inspiratrice du Conseil d’Etat ; organisation judiciaire, administration, finances, tout avait été discuté ou amendé par lui ; le Code civil devait être en partie son œuvre, et, si Bonaparte venait de créer une France nouvelle, Cambacérès l’avait su façonner… Mais il manquait à cet homme ce qui fait un grand homme : le caractère. Dans sa vie politique, Cambacérès eut toujours peur : peur de Danton, de Saint-Just, de Robespierre de Barras même, et aujourd’hui Bonaparte faisait plier ce faible, épouvantait ce timoré. Et puis, voluptueux, par trop épicurien, s’attardant aux plantureux repas, inventant des recettes de cuisine, courant les amours faciles et parfois dégradantes. Le peuple de Paris ne le respectait pas ; on le trouvait burlesque ; on le croyait vicieux : « Monsieur de la perruque ; le chevalier de la manchette. » On le bafouait en plein théâtre, et quand, par les après-midi printaniers, escorté du fidèle d’Aigrefeuille, il s’en allait baguenauder au ci-devant Palais-Royal, lorgnant les filles, lorgné par elles, et s’amusant de leurs ébats, — les boutiquiers de la galerie de Quiberon se mettaient sur leurs portes, et des troupes de garnemens suivaient en ricanant l’obèse galantin. Bonaparte estimait son savoir, mais se gaussait de ses travers et méprisait sa poltronnerie. Second personnage dans l’Etat, Cambacérès, avec sa belle intelligence, aurait dû accomplir beaucoup de bien, assagir l’ambition du Premier Consul, refréner ses audaces, barrer la route à la dictature, conserver à la misérable France un peu de cette liberté si cruellement conquise, laisser enfin dans notre histoire un nom populaire ou révéré. Mais de lui que reste-t-il ? A peine un souvenir ; pas même une mémoire. Il aurait pu devenir un grand citoyen ; il préféra toujours rester un gros fonctionnaire.
«… Vive Bonaparte ! » et pas un cri pour les deux comparses… Un célèbre portrait du peintre Gros a reproduit, de façon saisissante, les traits du Napoléon de 1802. Sous l’azur d’un ciel s’étalant sans nuages — toute une allégorie, — vêtu de rouge, de sa « pourpre consulaire, » monté sur Désiré, le cheval blanc qui piaffe et se ramasse, Bonaparte passe en revue sa garde et converse avec ses grenadiers. La tête n’est plus celle qu’Alessi dessinait avant Castiglione, et crue peignit Guérin, après Léoben : maigre et osseuse, exprimant par des yeux de flamme toutes les agitations d’une âme en tourmente. Les joues s’épanouissent ; l’ovale de la figure est plus régulier ; mais le teint a conservé sa verdeur maladive, le souvenir de cette gale attrapée devant Toulon, à la batterie des « Hommes sans peur. » L’hirsute et flottante crinière du porte-drapeau d’Arcole a disparu ; les cheveux sont coupés courts, et, sous le chapeau à cocarde on devine la mèche rabattue sur le front. C’est déjà le visage du Napoléon légendaire, de cet homme que ses contemporains, — les caillettes surtout, — trouvèrent « sauvagement laid, » de ce « nabot tondu, » de ce « petit singe vert » que brocarda la sottise en perruque de l’émigré ; mais qui, dans le lointain séculaire du passé, tout auréolé de gloire et divinisé par les apothéoses, nous apparaît superbe, en sa beauté classique…
Napoléon Bonaparte n’avait encore que trente-deux ans, et la rapidité de sa fortune tenait du prestige. Sept années auparavant, général sans emploi et famélique, trop pauvre pour s’acheter même les galons de son uniforme, on l’avait pu voir perchant dans une infime hôtellerie du quartier des Petits-Pères, grignotant le dîner à quarante sous que cuisinaient les gargotes du Palais-Egalité, vitupérant chez l’ami Permon contre l’injustice de son destin, menaçant d’offrir son épée au grand Turc, et s’en allant au jardin des Plantes se consoler des hommes par le « spectacle de la Nature : » un désespéré. Mais, en ce court espace de vie humaine, tant de choses s’étaient succédé dans la République : — deux constitutions et leurs gouvernemens ; plusieurs conspirations punies d’exil, de déportation ou de mort ; des émeutes, des coups d’Etat ridicules ou féroces — et bientôt, Montenotte, Arcole, Rivoli, les Pyramides, mais surtout l’universel écœurement de la France, avaient permis un Dix-huit brumaire et même l’avaient innocenté. Aujourd’hui le fils de « la mère La Joie, » comme l’appelaient les royalistes, le chétif officier, ce croquant de cape et d’épée de qui l’apport matrimonial avait mis en liesse le notaire Raguideau, habitait les Tuileries, et faisait coucher la « petite créole, sa femme, dans le lit des Bourbons »… Fortune brusquée par le génie ; génie justifiant la Fortune !…
Plus puissant, d’ailleurs, que n’avait été aucun de ces Bourbons. Sa France de 1802 était vraiment très grande. Dans tout le passé monarchique de son histoire, jamais encore elle n’avait étendu aussi loin ses frontières, agrégé tant de cités diverses, assimilé tant de peuples à ses institutions. La Flandre et le Hainaut, le Brabant, le Pays de Liège, le Luxembourg, la rive gauche du Rhin, la Savoie, le Comté de Nice, le territoire de Genève étaient administrés par ses préfets ; ses soldats occupaient le Piémont qu’elle allait s’annexer, Gênes et Savone, le Milanais, l’Emilie, la Romagne, le Valais, la Hollande ; des Etats feudataires, l’Etrurie, la République italienne, la Ligurienne, la Batave, gravitaient dans l’orbite de « la Grande Nation ; » toute une moitié de l’Italie, la Hollande même, étaient comme soudées aux Gaules reconstruites : la « France continentale. » Et, pour défendre la vastité d’un pareil empire, une armée nombreuse et coutumière de la victoire : 112 demi-brigades d’infanterie de bataille, 31 d’infanterie légère, 25 régimens de grosse cavalerie, 21 de dragons, 25 de chasseurs, 13 de hussards, 14 d’artillerie… Quant aux colonies perdues, le traité d’Amiens les restituait à la France. Elle se retrouvait, au-delà des mers, la même qu’aux jours glorieux des Suffren et des Rochambeau ; elle recouvrait Saint-Domingue et ses autres Antilles, la Guyane, les deux îles sœurs de l’Océan indien, ses vieux comptoirs de l’Indoustan, la Louisiane et les rives du Mississipi jusqu’au lac Michigan. Cent vingt départemens français ! allait pompeusement annoncer l’Almanach National de l’an XI… Nouvel empire d’un autre Charlemagne, — oui, cette République consulaire, la France de Bonaparte, était vraiment très grande. Jamais, en son palais de Versailles, celui que le respect terrifié des rois n’appelait que le Roi — Louis XIV — n’avait osé former un semblable rêve de domination[2]…
Et maintenant, après tant de combats, de victoires et de conquêtes, mais aussi de misères, de banqueroutes et de funérailles, c’était enfin la paix… La paix ! « Vive Bonaparte ! le héros pacificateur ! »… Rangés sur son passage, deux cent mille Parisiens acclamaient ; aux fenêtres et aux balcons, les femmes agitaient leurs mouchoirs ; montée sur les toits des maisons, une autre multitude hurlait sa joie. « L’enthousiasme tenait du délire, nous apprend un spectateur, témoin de cette capiteuse ivresse… L’acclamation universelle payait une dette sacrée. » Très calme en apparence, Bonaparte inclinait, par momens, la tête : il était content. Et, aux fracas des salves d’artillerie, sous le sourd grondement du bourdon de Notre-Dame, le cortège s’avançait avec lenteur. Dans les étranglemens de la rue Saint-Honoré, il s’arrêtait à chaque pas. Les gens de police se regardaient alors avec inquiétude. Ils devinaient qu’un pareil triomphe devait exaspérer bien des colères ; un coup d’audace était à craindre : on découvrait, chaque jour, tant de complots !… Au tournant du Pont-Neuf, les chevaux de l’attelage se cabrèrent : nouveau retard ; devant l’Hôtel-Dieu, ce fut pis encore : rompant le cordon des troupes, la foule se rua vers la voiture… Enfin le carrosse des consuls s’arrêta devant le porche de Notre-Dame. Dans l’église on attendait depuis une heure, et de scandaleux désordres venaient de s’y produire.
Huit ans à peine s’étaient écoutés depuis ce décadi mémorable de brumaire an II où, dans Notre-Dame, la citoyenne Aubry, danseuse à l’Opéra et déifiée déesse Raison, en tunique blanche, péplum d’azur et bonnet rouge, escortée de vierges, tricolores comme elle et de pareille virginité, avait allumé la « torche-Lumière » au « flambeau-Vérité » qui brûlait dans le « temple-Philosophie, » juché lui-même sur la « Montagne ; » le tout, du reste, en carton peint. La sublime pitrerie n’avait duré que fort peu de temps, — le temps que duraient alors quelques coups de guillotine. Mais d’autres mascarades lui avaient succédé. Sous le Directoire, les Théophilanthropes — la secte des filous en troupes — avaient occupé la cathédrale. Là, d’amusans bonshommes, aux frisures flottantes, avaient chanté des hymnes au Dieu de la Nature ; célébré la Jeunesse, l’Hymen et la Fécondité, la Famille, la Vieillesse et la Paix, bref du Jean-Jacques, mis au point par Mandar. D’inoffensifs benêts ; mais brutal, Bonaparte les avait expulsés, car il abominait les sornettes de leur « métaphysique. » Si longtemps « déprêtrisée, » l’église était demeurée dans un état pitoyable. Décapitées les statues couronnées décorant la façade ; brisée à coups de sabres marseillais, l’effigie du tyran Valois ; mutilées les icônes ; jetée à la fonte patriotique, la châsse de saint Marcel, la croix, le candélabre d’argent, cadeaux d’une aïeule de Capet ! Et le trésor, ses calices, ses ostensoirs, ses reliquaires ! Gobel, le mitré constitutionnel, en avait fait litière au peuple souverain… Aussi, cette officielle solennité de Pâques, la messe et le Te Deum devaient être pour Notre-Dame une purification. Chaptal, ministre de l’Intérieur, avait reçu la tâche d’organiser la cérémonie religieuse, et il s’était adjoint l’abbé Bernier, nommé depuis une semaine évêque d’Orléans. Hâtivement on avait façonné un autel, apporté pour sa parure un Christ et des chandeliers provenant du trésor d’Arras, masqué par des tentures la dégradation des piliers, enserré la nef par de hautes et tombantes tapisseries, organisé deux orchestres, l’un conduit par Méhul, l’autre par Cherubini. Des barrières séparaient les places réservées : les ministres, les conseillers d’Etat, les ambassadeurs faisant face à la chaire ; plus loin, les sénateurs, les députés, les tribuns — tout le pouvoir législatif ; les fonctionnaires et les magistrats se trouvaient relégués dans les collatéraux…
De bonne heure, l’église avait regorgé de monde. C’était tout un fouillis d’étoffes chatoyantes, — uniformes à broderies ou « costumes parés, » aux voyantes couleurs. Dans les hautes galeries, par les baies ogivales, s’allongeaient, curieuses, des têtes de femmes en toilette d’apparat : tailles courtes, robes collantes et à traîne, mousselines blanches ou bleues que garnissaient des satins écarlates, coiffures à l’Iphigénie, piquées d’or et d’argent ; çà et là quelques turbans à la Circassienne que surmontait la mobile aigrette, « un esprit ; » bref, tout le « Suprême bon ton, » la mode édictée par des citoyennes Bourgoin et Grassini, Hamelin et Récamier…
Devant le chœur, l’un des ambons — celui de droite — avait été réservé à l’épouse et à la mère du Premier Consul : un factionnaire en défendait l’approche… Or, peu de temps avant midi, deux femmes se présentaient à cette entrée, et parlementaient avec la sentinelle : « On ne passe pas ! — Je suis la générale Moreau. » À ce nom, le soldat s’était écarté, livrant aussitôt passage. Deux fauteuils avaient été préparés dans la tribune ; l’une et l’autre s’y étaient installées. D’en bas, on les lorgnait… Elles étaient bien connues de tout ce monde officiel : — celle-ci, Mme Hulot, une citoyenne politiquante, tenant petite chapelle d’opposition, hostile à Bonaparte, le brocardant sans trêve ; celle-là, sa fille, la vaporeuse Alexandrine-Eugénie, mariée depuis dix-huit mois au général Moreau : une femme « sensible, » élève du chanteur Elleviou, sachant roucouler la romance plaintive, pincer de la harpe, et danser la gavotte de Gardel avec la grâce mignarde d’une Bigottini… Cependant, précédées par les préfets du Palais, les dames Bonaparte, Mme Letizia et sa bru, venaient d’arriver. A la vue des intruses, Joséphine s’arrêta, saisie… Cette Périne Hulot ! Elle la détestait et elle en avait peur ; une créole comme elle, comme elle une « merveilleuse » aux jours du Directoire ; l’amie d’autrefois, l’ennemie d’à présent ; jalouse, hargneuse, médisante, et qui souvent l’avait tant fait pleurer !… Mais déjà le préfet du Palais, Didelot, formulait des observations. Alors, propos aigres-doux, paroles amères, mignonnes impertinences ; Mme Hulot protestait : « Un affront !… Eh bien, elle se plaindrait à son gendre, — et l’on saurait bientôt quelle sorte d’homme était son gendre ! » Puis, une ridicule attaque de nerfs : la sensible Eugénie jouait l’évanouissement. De guerre lasse, Mme Letizia céda enfin sa place, et la générale Moreau put demeurer assise à côté de la générale Bonaparte : elle aussi dominait l’assemblée… Cette vaniteuse petite comédie avait été fort remarquée ; mais, durant ce colloque, de bien autres scandales venaient d’éclater dans l’église…
On s’impatientait. Déjà deux heures de pause, et le Consul qui n’arrivait pas !… Beaucoup de ces hauts personnages rassemblés dans la nef, grands hommes de fortune, manquaient d’éducation. Très voltairiens pour la plupart, ils affichaient de l’irrévérence, et traitaient cette féerie chrétienne comme ils faisaient naguère des carrousses nationales. Ils causaient à voix haute, complimentaient les belles citoyennes, leur prodiguaient les petites agaceries. Plusieurs de ces déesses, divinités aux « Bosquets de Tivoli, » avaient apporté leur collation. On faisait la dînette ; on se partageait, en minaudant, la gaufrette de chez La Rose, ou le pâté de Corcelet : un pique-nique babillard, comme dans les grottes de Mousseaux, avec Notre-Dame pour réfectoire. Et là-bas, dans le chœur, le cardinal-légat, l’archevêque de Paris, vingt-quatre évêques en rochet et en camail, regardaient, effarés, le répugnant spectacle… Mais bientôt l’attente fastidieuse avait été égayée : une troupe de généraux venait de faire irruption dans la cathédrale, et y menait un insolent tapage.
Ils arrivaient, de fort méchante humeur : le Concordat leur déplaisait… Sortis, pour la plupart, des bas-fonds populaires, ces fils d’ouvriers ou de paysans étaient vite devenus des soldats magnifiques ; mais ils demeuraient encore de très grossiers soudards. Les outrageantes sottises qu’autrefois, volontaires nationaux, ils avaient entendues dans les clubs, s’étaient gravées en leur mémoire. Pour eux, les religions n’étaient que des « mômeries ; » le prêtre devait s’appeler un « calotin. » Du reste, plusieurs de ces glorieux va-nu-pieds de l’an II affectaient toujours des ferveurs jacobines. Conscience et foi politiques ? Oui, peut-être, pour quelques-uns ; mais jalousie, chez presque tous. La puissance du Premier Consul offusquait leur envie ; sa raideur dans le service irritait leur indiscipline : ils n’aimaient pas le camarade… Depuis le traité de Lunéville, demeurés sans hauts commandemens, ces parvenus de la guerre regrettaient amèrement la guerre, — et voilà que cette paix d’Amiens leur enlevait un dernier espoir de combat et de richesses. Ils se trouvaient, en ce moment, nombreux à Paris, les uns affectant une contenance boudeuse, les autres sollicitant de l’emploi : Moreau, Masséna, Macdonald, Augereau, Bernadotte, Lecourbe, Delmas, Oudinot, tous anciens généraux en chef ou divisionnaires de beau renom. L’avant-veille, une lettre du ministre Berthier leur avait enjoint d’assister à la cérémonie de Notre-Dame : ordre de service, en uniforme. Cette convocation les avait exaspérés. « Un service militaire, cette papelardise ? On n’irait pas à la corvée ! » Ils avaient alors dépêché vers le Consul cette mauvaise tête d’Augereau ; mais le Consul avait reçu l’ambassadeur de la belle façon : « Un manquement à la discipline ! Depuis quand s’avisait-on de discuter ses ordres ? On obéirait. » Et l’on avait obéi… Les généraux s’étaient donc réunis — soixante environ — dès neuf heures du matin, rue de Varenne, au ministère de la Guerre. Table dressée, superbe raout. On avait déjeuné bruyamment ; puis, après le Champagne, le café, la liqueur Amphoux, on s’était séparé. Les uns, montant dans les rares voitures du ministre, l’avaient accompagné aux Tuileries ; les autres, moins courtisans, s’étaient rendus directement à Notre-Dame…
Maintenant, fort excités par un copieux repas, ces jacobins, ces philosophes, pénétraient dans « l’antre de la superstition. » Mais là, stupeur et colère ; point de places réservées pour eux : l’évêque Bernier les avait oubliés. Furieux, ils arpentaient la nef, le chapeau à panaches sur la tête, traînant le sabre, faisant crisser l’éperon. En même temps, ils pestaient, ils sacraient : « Traiter de la sorte l’honneur, la gloire, l’égide même de la patrie ! » — le tout, en cette langue imagée de hussards conquérans d’escadres, de grenadiers chargeant des kaiserlicks. Autour de la chaire, ils apercevaient, groupés en belle ordonnance, une trentaine de « prêtaillons ; » des monsignori aux bas violets, de gras abbés en soutanelle ultramontaine — les suivans du cardinal-légat, — et aussi plusieurs petits collets gallicans, en manteau court, rabat, habit à la française. L’ingénieux Bernier les avait ainsi rassemblés, parterre d’applaudisseurs discrets, pour l’instant délicat du sermon. Le spectacle des généraux en détresse égayait ces messieurs ; ils ricanaient. Tout à coup le poing de Masséna s’abat sur l’un des rieurs : « Debout l’abbé ! je veux ta chaise. » Ce fut comme un signal d’assaut. Tous ces hommes à panaches se précipitent sur ces gens à soutane, les houspillent, les mettent en fuite et s’emparent de leurs places. Dans l’église on applaudissait…
Et soudain, les portes de la cathédrale sont ouvertes ; un bataillon de grenadiers, tambours et musique en tête, se fraye passage et forme la haie… « Le Consul !… » Aussitôt les huissiers, le spé portant la croix, les prêtres, l’archevêque se dirigent vers le portail. La confusion augmente ; on se bouscule, on s’apostrophe, on grimpe sur les banquettes : Notre-Dame n’est plus une église, c’est un « Frascati » où l’on se gourme, un autre « hameau de Chantilly. » Du dehors arrivait un assourdissant tapage : bruits de canons, sonneries de trompettes, batteries de tambours, le « Garde à vous ! » et le « Présentez armes ! » Des voix de prêtres, des chants liturgiques se mêlent à ce vacarme de guerre ; puis un subit et très court silence :… Bonaparte entrait…
Le nouvel archevêque de Paris, Jean-Baptiste de Belloy, l’avait reçu, devant le porche, avec le cérémonial usité pour les rois : l’encens et l’eau bénite. Mais, dédaignant l’antique usage, Bonaparte ne s’était pas agenouillé en pénétrant dans cette maison du Dieu à qui il rendait ses autels. Il s’avançait maintenant, précédé d’une longue théorie de prêtres, derrière la croix et le bougeoir, sous un poêle de velours pourpre orné de panaches blancs. L’orgue grondait, les tambours battaient aux champs, les acclamations montaient, vibrantes. Et lui, marchait en son triomphe, impassible, jouant l’indifférence — excellent tragédien… Dans le chœur, en face du trône où attendait le légat du pape, on avait façonné un dais magnifique ; un dôme à crépines d’or que supportaient des faisceaux consulaires. Bonaparte y prit place avec ses deux collègues, et l’office commença : une messe basse, dite par le cardinal, et dépêchée à l’italienne. Après l’Évangile, se déroula une procession de vingt-quatre évêques, venant prêter serment. De curieuses gravures nous ont transmis l’aspect de cette cérémonie. Au premier rang, se détache, mitre, l’archevêque de Paris ; les autres prélats le suivent, mais en mosette et en rochet ; Bonaparte se tient sur le devant de l’estrade, cambrant sa taille exiguë, portant haut la tête, allongeant l’avant-bras, d’un geste de César qui harangue ses légions. Il a vraiment grand air, ainsi campé, le « petit Corse : » Talma lui-même n’eût pas mieux joué Auguste… A présent, le sermon : l’archevêque de Tours, Raymond de Boisgelin, monta en chaire, et derechef un injurieux scandale éclata. A peine l’orateur eut-il lancé son texte, qu’il s’arrêta. Groupés au-dessous de lui, les généraux lui « donnaient l’aubade, » raillaient son latin, brocardaient sa soutane. Ainsi bafoué, le vieil évêque perdait la tête, s’embrouillait dans son homélie, et ne célébrait qu’en bredouillant « cette Providence qui brise les obstacles pour aller à ses fins, » — ses « fins, » c’est-à-dire Bonaparte. Bientôt même, il dut quitter la chaire… De sa place, le Consul remarquait ce désordre, et il s’en irritait. Parfois encore, il levait les yeux vers le jubé, cet ambon qu’on avait réservé pour sa femme et sa mère. Il apercevait alors Mme Hulot qui le dévisageait insolemment, et la colère lui faisait à nouveau froncer les sourcils… Le reste de l’office s’acheva sans autres incartades. La messe terminée, le cardinal entonna le Te Deam qu’exécutèrent à grand fracas les orgues, les deux orchestres, les musiques militaires, et enfin Bonaparte descendit de son estrade :… Notre-Dame était purifiée, le « culte » rétabli, la France « réconciliée avec soi-même. »
Le départ s’effectua pompeusement ; les consuls remontèrent dans leur carrosse, et le cortège s’achemina vers les Tuileries. Sur les quais et dans les rues, la foule avait augmenté encore, et c’était chez les « citadins » un croissant délire d’enthousiasme ; c’était aussi chez les soldats le même silence improbateur. La paix, évidemment, et cette « victoire de la calotte » déplaisaient à l’armée. Bonaparte, à son retour, put s’en convaincre : en traversant la place du Tribunat, il reçut un affront. Quelques jeunes officiers, hussards, chasseurs et dragons, s’y trouvaient réunis ; le Consul les salua : tous détournèrent la tête… Mais qu’importait l’insolence de « clampins » qu’il saurait mettre au pas. Après une telle journée, le triomphateur pouvait se dire content. Il venait de traverser Paris, plus acclamé du peuple qu’un tribun populaire, et cependant, tout pareil à un roi. Pas un cri pour la République ! Devant cet homme, le dieu d’un temps nouveau, « l’antique déesse, fille de la Nature, » semblait rentrée dans le néant.
Le soir, au Palais du Gouvernement, le dîner fut joyeux. Par les fenêtres des Tuileries, le « héros pacificateur » apercevait Paris illuminé, et s’entassant autour du Château, le bourgeois du Marais, le marchand des Filles-Saint-Thomas, l’ouvrier du faubourg Antoine. D’incessantes clameurs montaient dans la nuit : « Vive Bonaparte !… » Donc, il était content. Parfois, cependant, un mouvement de dépit contractait son visage ; Chaptal lui rapportait les incidens de Notre-Dame, et le Consul en exigeait les détails. La conduite tenue par la citoyenne Hulot lui échauffait la bile ; mais le ministre se disculpait, en racontant l’aventure. Alors, dans son langage imagé, emphatique et trivial, Bonaparte prodiguait au nom de la dame ses aménités coutumières : « Bien méchante, cette vieille Hulot ! Elle tient son gendre en laisse, et le conduit si bien qu’il se cassera le nez !… Quelle peste, ces deux femmes ! La mère, un caporal ; la fille, un casse-noisettes ! » Une question revenait surtout parmi ses demandes : « Et Moreau ? » L’avait-on vu, durant la messe ? Il y était pourtant convoqué, par lettre de service !… Mais personne n’avait reconnu Moreau.
Vers dix heures, le Consul passa dans les appartemens de réception. Les ambassadeurs qui avaient dîné chez Talleyrand venaient d’arriver, et déjà, des fonctionnaires, des magistrats, des généraux attendaient. Bonaparte s’occupa d’abord des diplomates. Charmant, lorsqu’il daignait l’être, il se montra charmeur. On avait admiré la belle tenue de sa garde, chasseurs et grenadiers, surtout la pittoresque allure de ses mamelouks ; on le complimentait, et, tout aussitôt, il s’était mis à parler de l’Egypte… Ah ! l’Egypte. Comme il aimait à évoquer le fantôme de la campagne fabuleuse, de ses chimères d’une si grandiose folie, — cette chevauchée qu’il aurait voulu accomplir à travers l’Asie, sur l’Euphrate et l’Indus, jusqu’au Gange anglais, plus avant qu’Alexandre !… « Personne en France n’a eu de grandes idées, Marmont. Nous irons loin, très loin, plus loin encore ! » Hélas ! oui, — et jusqu’à Sainte-Hélène… Tout à coup, parmi les militaires qui formaient le « cercle, » il aperçut Delmas. Ce Limousin Delmas, glorieux sabreur aux armées de Hollande et du Rhin, merveilleux entraîneur de charges audacieuses, était fort populaire chez le troupier. Une sorte de légende environnait son nom : avec des cavaliers, disait-on, il avait emporté une citadelle. Mais Bonaparte ne le choyait guère : mauvaise tête, « clabaudeur, » jacobin, déjeunant trop souvent chez Moreau !… Il poussa droit à lui :
— Eh bien ! général, êtes-vous satisfait ?… Une belle cérémonie, n’est-ce pas ?
— Dites plutôt : une belle capucinade !… Nous changeons nos dragonnes en chapelets !… Il manquait à votre fête ces milliers d’hommes qui sont tombés pour abolir les pasquinades et détruire la superstition !
Le lendemain, la police apprenait que Moreau ne s’était pas rendu à Notre-Dame. On l’avait aperçu dans le jardin des Tuileries, se promenant sous les fenêtres du Château. Le général était en habits bourgeois, vêtu d’un frac marron, à boutons de métal ; même il semblait vouloir être bien remarqué.
C’était comme un défi que Moreau, son rival, venait de jeter à Bonaparte[3].
Trois semaines après l’ovation magnifique et cette vivante apothéose, le Sénat conservateur étendait à vingt années la durée du pouvoir décennal qu’exerçait Bonaparte. Un pareil vote, au dire du sénatus-consulte, était un témoignage de reconnaissance et d’admiration pour « le magistrat suprême qui, après avoir conduit tant de fois les légions républicaines à la victoire, triomphé en Europe, en Afrique, en Asie, et rempli le monde de sa renommée, a préservé la France des horreurs de l’anarchie, brisé la faulx révolutionnaire,… éteint les discordes civiles,… hâté le progrès des lumières, et consolé l’humanité ! » Mais l’étonnante emphase du servile dithyrambe recelait, en ses conclusions, un acte de méfiance. Le « pacificateur du continent et des mers, » s’était flatté d’obtenir du Sénat une dictature à vie ; la sournoise opposition des Lanjuinais et des Garât n’avait eu garde de le comprendre : elle ne lui accordait qu’un pouvoir temporaire. Bonaparte, alors, s’était adressé à la Nation, — bien certain d’en être entendu. Le lundi 20 floréal (10 mai), le Conseil d’Etat, dans une séance demeurée mémorable, avait donc rédigé les termes de cet appel :
« Le peuple français sera consulté sur la question : Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ? — Il sera ouvert dans chaque commune des registres où les citoyens seront invités à consigner leurs vœux… » La théorie du plébiscite, ce droit divin des Bonaparte, venait d’apparaître dans leur histoire.
Le temps pressait. Dans la nuit du 20 au 21 floréal, le « Gouvernement » approuva la rédaction de son Conseil, et à deux heures du matin, le secrétaire d’Etat, Hugues-B. Maret, transmettait l’arrêté consulaire aux différens ministres. Il les invitait aussi à bien « indiquer » aux fonctionnaires « l’esprit comme la portée d’un pareil acte. » Sans tarder, ces ministres se mirent à la besogne ; ils composèrent en fort beau style de hâtives circulaires : avant midi, elles étaient prêtes.
Celle du ministre de la Guerre se distinguait autant par l’amphigouri de son pathos que par le sens pratique de ses instructions… « La tranquillité de l’Etat, disait-elle, est attachée à la stabilité de son gouvernement ; cette stabilité augmente la confiance du peuple, en donnant au génie qui conçoit le temps nécessaire à l’exécution. » Mais Berthier, tout en faisant des phrases, imposait une consigne. Il enjoignait aux officiers, sous-officiers et soldats, d’avoir à émettre leurs vœux sur des registres ouverts dans les casernes ou les bureaux d’états-majors. Ainsi, le capitaine allait surveiller le vote de sa compagnie, et le colonel devait garantir le bon esprit de son régiment.
Le soir même, des courriers extraordinaires emportaient ces instructions vers les résidences des généraux commandant les vingt-six divisions militaires. Les trajets, à cette époque, se faisaient lentement ; les routes étaient peu sûres : celles de Bretagne et du Bas-Maine passaient pour dangereuses. Toutefois, dans la nuit du 24 floréal, les ordres de Berthier arrivèrent sans accident, à Rennes, le quartier général de l’Armée de l’Ouest.
De toutes les divisions militaires réparties de Coblentz à Bastia, la treizième (Ille-et-Vilaine, Côtes-du-Nord, Morbihan et Finistère) était celle qui, en 1802, contenait le plus de soldats. Son état de situation, pour le mois de floréal an X, indique la composition suivante : neuf demi-brigades d’infanterie de bataille ou d’infanterie légère ; deux régimens de cavalerie, et deux régimens d’artillerie, — sans compter les bataillons du train, les compagnies d’ouvriers militaires, des dragons-guides, et une demi-brigade de vétérans. C’était donc, ramassé en quatre départemens de l’ancienne Bretagne, un corps de troupes d’environ 15 000 hommes, — importante fraction de cette Armée de l’Ouest qui naguère avait donné la chasse aux Chouans de Georges et aux « brigands » de Mercier-la-Vendée.
La paix d’Amiens la rendait inutile, car, abandonnés par l’Anglais, les gars de la brousse avaient désormais perdu la partie. Depuis un an, d’ailleurs, leur pays était à peu près pacifié. Aussi, un arrêté consulaire du 23 germinal (13 avril) avait-il décidé la suppression de cette armée. Sa mise au pied de paix ne devait s’effectuer qu’en prairial ; mais, de très bonne heure son état-major s’était dispersé. Le « général en chef, conseiller d’Etat, » Bernadotte, fort mécontent d’une semblable mesure, s’en était revenu à Paris, amenant avec lui tous ses officiers d’ordonnance. Là, dans son hôtel de la rue Cisalpine, au quartier du parc Mousseaux, il menait une vie luxueuse, faisait figure, et tenait des « assemblées. » Son brusque départ avait occasionné un certain désordre. Sans permission, plusieurs officiers de régimens étaient accourus à Paris ; ils y fréquentaient leur ancien chef, et promenaient leurs uniformes dans les salons où pérorait et gasconnait le général-conseiller d’Etat.
Un de ses chers amis, toutefois, n’avait pas accompagné Bernadotte : son ex-chef d’état-major, le général de brigade Edouard Simon… C’était un curieux personnage, ce Champenois, destructeur de chouanneries bretonnes ! Fils de l’un des grands hommes de cette époque, d’un certain Simon (de Troyes), helléniste, archéologue et poète, le général, lui aussi, courtisait la muse, mais en fabriquant de la prose. Bernadotte appréciait beaucoup ce littérateur galonné dont les ordres du jour avaient toute la saveur d’une « carmagnole » à la Barrère. Il le prisait non moins, pour son jacobinisme. Très amoureux de l’antiquité classique, admirateur passionné de la Grèce et de Rome, Edouard Simon passait pour un fervent républicain. Il était, en outre, franc-maçon, et timbrait son papier à lettres des deux mains et de l’équerre symboliques. Au reste, officier de mérite, ayant guerroyé sans relâche sur la Sambre et le Rhin, en Batavie et en Bretagne. Connaissant bien l’esprit de ses demi-brigades, il possédait la pleine confiance des colonels et des soldats : autant et plus que Bernadotte, il était populaire dans l’armée de l’Ouest.
La suppression de l’état-major l’avait privé de son emploi ; mais, résigné ou bien stoïque, Simon n’avait sollicité aucun autre commandement. Il se disait malade, harassé par les fatigues de ses campagnes, brûlé par la fièvre, assoiffé de repos. Beaucoup trop pauvre pour habiter Paris, il avait loué, aux environs de Rennes, un modeste cottage, la Moinerie, où, dans l’attente de jours meilleurs, il vivait en ermite. L’excellent homme y avait installé sa jeune femme, une demoiselle Sophie Goulard, et leur fillette, délicate et maladive enfant. Là, ne voulant plus rien savoir du monde, ce philosophe, cet optimiste, cultivait son jardin !… Parfois cependant quelques amis, de chers compagnons d’armes, le chef de brigade Pinoteau, le commandant Müller, le vaguemestre Bertrand, — un autre poète, celui-là — venaient peupler sa solitude. Entre vieux camarades, le temps s’écoule rapide, et souvent, l’un de ces bons amis avait dû coucher au cottage. Que pouvait dire Simon, durant ces interminables entretiens ? Évidemment, des paroles de sagesse… Aussi, toute la garnison de Rennes admirait ce soldat laboureur, ce nouveau Dioclétien, ou plutôt, — car Dioclétien n’avait été qu’un vil tyran, — ce moderne Cincinnatus.
Ainsi, privée de ses deux chefs principaux, l’Armée de l’Ouest n’était plus, à présent, qu’une simple division. Un général de beau renom militaire, Henri Delaborde, la commandait. Mais, nouveau venu en Bretagne, n’ayant jamais bataillé dans la brousse, il ne partageait pas les haines féroces que ressentaient tant de fusilleurs de chouans. C’était, d’ailleurs, un vaillant homme de guerre, patriote de 92, un de ces glorieux porteurs des sabots légendaires, et qui, sous les ordres de Dugommier puis de Moreau, avait fait merveille contre le miquelet et le kaiserlick. Oui, mais ce jacobin rallié à Bonaparte, — il l’avait connu au siège de Toulon, — ignorait encore son métier d’administrateur : jaloux de son autorité, soupçonneux, tatillon, tracassier, ennuyant beaucoup trop les préfets. Et puis, quelque peu sectaire. Fils d’un boulanger de Dijon, ce Bourguignon, transplanté en Bretagne, tenait en une sainte horreur le prêtre et l’émigré. Or, le département d’Ille-et-Vilaine venait de recevoir pour préfet un ci-devant émigré : le citoyen Joseph Mounier, autrefois président de l’Assemblée constituante… Un émigré ! Et sur-le-champ, le vertueux Delaborde s’était mis sur ses gardes… Au surplus, malgré sa haine pour les « superstitions, » il n’avait pu gagner le cœur de sa méfiante armée.
Et pourtant, une lourde et forte poigne eût été nécessaire pour mater l’indiscipline qui sévissait dans toutes les garnisons de l’Ouest. Insolens, querelleurs et pillards, le chasseur, le dragon et le fantassin y déshonoraient l’uniforme. Les abominations de la seconde Chouannerie, cette guérilla faite de ruses, d’embuscades, de tueries sans quartier, d’exécutions sommaires, avaient rapidement transformé les soldats en une soldatesque. Egorgés sans pitié, ils avaient massacré sans merci. Trop de menteuses légendes se débitent encore sur les sublimités de cette guerre sans grandeur, qui, sournoise, féroce, démoralisante, ne fut, de part et d’autre, qu’un simple banditisme. Blancs et bleus de l’an VIII, brigands ou bien patauds, — ils se valurent, de par l’ignominie de leurs exploits. Si, maintes fois, les « gris » d’un Georges Cadoudal s’amusèrent à chauffer et dépecer le patriote, les bleus d’un Brune ou d’un Bernadotte trouvèrent non moins plaisant d’éventrer, durant l’étape, leurs prisonniers. La volumineuse correspondance de l’Armée de l’Ouest est remplie de ces hideux détails, hauts faits ou joyeusetés de la guerre civile.
Mais, au moment où commence notre récit, l’insurrection de l’an VII semblait écrasée à jamais. Georges et ses camarades s’étaient enfuis à Londres ; le chouan remettait aux gendarmes sa carabine anglaise ; le closier, si longtemps égaillé sous les bois, remmanchait sa faux, et rentrait dans sa borderie ; les colonnes d’éclaireurs ne fouillaient plus la lande, et les demi-brigades venaient de regagner leurs garnisons. Elles y avaient rapporté une haine sauvage pour le noble et le curé bretons ; elles y ramenaient, aussi, leur misère et leur turbulence.
Cantonnés trop longtemps dans les hameaux des pays insurgés, répartis souvent par escouades en les ordures de quelque étable, les soldats étaient revenus couverts de pouilleuses guenilles. A la caserne ils avaient espéré obtenir une distribution d’effets neufs ; mais, rien ; les masses d’entretien étaient épuisées ; donc, ni capotes, ni chaussures. Aussi, la vue de tant de va-nu-pieds qui s’en allaient, riblant le pavé des villes, hâves et dépenaillés, provoquait partout la compassion ou la moquerie. « Bientôt, ma demi-brigade sera couverte de haillons, écrivait le chef de la 79e… Mes grenadiers n’ont plus de vêtemens. Ils me demandent des souliers que je suis dans l’impossibilité de leur fournir… Nos masses sont épuisées ; nous n’avons plus un sou, et nos braves vont nu-pieds… » Des loques, de la vermine, — et pis encore, la faim ! Le supplément de viande, fixé par jour à dix centimes par homme, ne se distribuait plus, et la solde elle-même demeurait impayée. En mars 1802, le troupier n’avait pas touché son prêt depuis trois mois ; l’Etat devait aux officiers un trimestre d’appointemens et tout un semestre d’indemnité. Les fournisseurs, bouchers et boulangers, refusaient donc de faire crédit, et « l’ordinaire » manquait souvent à la gamelle. « Envoyez-moi des fonds, suppliait le colonel Godard, car il m’est impossible de faire vivre mes hommes… Nous n’avons pas un centime pour acheter des légumes ; on nous refuse même la viande et le pain de la soupe… » Vraiment la détresse de cette armée était navrante. Des maladies contagieuses produites par la fatigue, l’absence d’hygiène, les privations, sévissaient sur toutes les demi-brigades. Or, dans les régimens, bien peu de médecins militaires, et dans beaucoup de ces petites villes bretonnes, aucun hôpital. Au mois de floréal an X, sur un effectif de 15 000 hommes, l’armée de l’Ouest comptait près de 2 000 indisponibles.
Mais ce fricot de la gamelle que l’Etat ne pouvait leur fournir, cavaliers et fantassins le demandaient à la maraude : ils rapinaient. Les capotes bleues et les dolmans verts étaient devenus la terreur des closeries. Souvent, rassemblés par bandes, les soudrilles et les bonnes pratiques s’abattaient sur une ferme solitaire, vidaient la huche et le poulailler, puis s’en retournaient vers la ville avec leur prise de guerre, embrochée au briquet ou au bancal. Souvent aussi, arrivée aux barrières, l’expédition se terminait par un combat. Les employés de l’octroi et les gendarmes voulaient confisquer le butin et empoigner les fricoteurs ; alors une bataille s’engageait où le soldat rossait avec délice le « cogne » et le « gabelou. » Ces sortes d’amusemens faisaient gémir les maires et les préfets, sans trop irriter Bernadotte. Il prescrivait, toutefois, à son ami Simon de rédiger un ordre du jour, et aussitôt le chef d’état-major se mettait en frais d’éloquence. Il déplorait « le silence ambigu des lois, » blâmait « les percepteurs trop exigeans et les militaires trop emportés, » recommandait enfin aux « guerriers la noble pratique des vertus civiles… » Quant à l’officier, il s’égayait d’une autre manière : lui, recherchait les duels. D’ailleurs, les occasions « d’en découdre » ne faisaient point défaut. Profitant des premières amnisties, quelques émigrés commençaient à reparaître en Bretagne. Très pauvres, et regardant d’un œil mélancolique leurs ménils devenus biens nationaux, contraints parfois de prendre à fermage leurs propres domaines, ils avaient rapporté de l’exil beaucoup de morgue et d’arrogantes fureurs. C’était ceux-là surtout que guettait l’officier. Son plaisir était de s’attabler dans une de ces pensions bourgeoises où, insolent et marmiteux, le ci-devant exhalait ses douleurs ; on lui cherchait querelle, on le provoquait, on l’obligeait à se battre, pour lui apprendre, à coups de pointe, toutes les beautés de la Révolution.
Au reste, ces aimables passe-temps de jacobins étaient souvent interrompus par des révoltes de caserne. Les séditions éclataient fréquentes dans les quartiers militaires, et le soldat osait porter la main sur l’officier. A Vannes, la 52e s’était naguère insurgée, réclamant son arriéré de solde. « Payez-nous d’abord ; nous obéirons ensuite ! » S’emparant du drapeau, les mutins s’étaient alors retranchés dans une église, aux cris de : « A bas Bonaparte ! » Leur chef, le colonel Féry, un homme énergique, en avait abattu plusieurs à coups de pistolet ; mais il était tombé lui-même, le corps troué par les baïonnettes… On eût dit d’une orta de janissaires massacrant leur agha pour obtenir la soupe[4].
Souffrant ainsi et démoralisée, cette Armée de l’Ouest était devenue un ramas de turbulens soudards. De sévères mesures s’imposaient donc pour rétablir sa discipline, et le Premier Consul avait résolu de sévir : il aimait le soldat, mais détestait la soldatesque. Bonaparte, d’ailleurs, appréciait peu ces demi-brigades et leurs exploits de guerre civile. Tant de misères endurées dans le silence des landes fourmillant d’embuscades, dans les fumiers et la vermine du hameau breton, sous les morsures des brises marines et les buées d’un ciel toujours en pleurs, n’étaient payées par lui que de hautaine indifférence. La farouche beauté, la grandeur sauvage de ces bleus déguenillés qui, eux aussi pourtant, avaient sauvé la patrie, ne touchaient pas ce cœur impitoyable à la souffrance et n’estimant que la victoire. Et puis, aux sanglantes boucheries d’un Santerre ou d’un Turreau, même aux brillans faits d’armes d’un Marceau ou d’un Hoche, soldats de la Nation, — Bonaparte préféra toujours la résistance acharnée des La Rochejaquelein et des Charette, champions de la Royauté. Il les proclamait de grands hommes, et devait, un jour, les nommer des « géans. » L’ancien élève de Brienne, le camarade des Dampierre, des Castries et des Comminges garda longtemps l’empreinte que surent lui imprimer ses maîtres, les Minimes… Aussi, nul avancement, bien peu de récompenses pour les jacobins, officiers de Bernadotte. Et eux, dédaignés de Bonaparte, le détestaient, lui prodiguaient l’outrage, et, par l’injure, se vengeaient de l’injustice. Le « Corse » leur était devenu un ennemi personnel qu’il fallait déshonorer ou détruire. Dans tous les lieux publics, tables d’hôte, cafés, tabagies, on déversait l’insulte sur son nom exécré : « Un bâtard !… Il était l’enfant naturel d’un ci-devant, de Marbeuf et de la mère La Joie… Un poltron !… Il se garait soigneusement de la mitraille… Un hypocrite !… Il avait, au Caire, adoré Mahomet ; il s’agenouillait, maintenant, devant le Pape… Un traître !… Avant de déserter l’Egypte, il avait promis à l’Anglais d’intrôner les Bourbons… Un assassin !… Il avait soudoyé le Turc, meurtrier de Kléber… » Ces ineptes calomnies se débitaient, d’ailleurs, dans la France entière, en ces mille cabarets politiques où l’officier réformé exhalait ses rancœurs impuissantes. Et on les répétait, on les commentait avec frénésie, dans toutes les garnisons qu’occupait l’armée de l’Ouest.
Tout à coup, des instructions venues de Paris avaient terrifié ces « clabaudeurs : » on les allait embarquer, en masse, pour les Antilles. Chaque demi-brigade de la 13e division militaire devait fournir ou compléter un bataillon de 600 hommes ; deux escadrons étaient prélevés sur les régimens de cavalerie. Pour les uns, c’était, au bout de la traversée, l’exil à la Martinique ou à la Guadeloupe, mais, pour le plus grand nombre, c’était la mort, à Saint-Domingue… Bonaparte épurait.
Il la voulait mener rondement, l’expédition funeste, son équipée de Saint-Domingue. Escomptant la victoire, il avait divisé déjà la révoltée, ses mornes et ses plaines, ses forêts et ses marigots, en cinq départemens français. Leclerc, le général en chef, un camarade et un beau-frère, voguait en ce moment vers Port-au-Prince, et son épouse l’accompagnait, — Mme Pauline, cette chère « petite poulette » qu’aimait tant à morigéner Bonaparte. Elle devait ramener bientôt son mari peu choyé, — mais dans un triple cercueil, avec, affirma-t-on, tous ses joyaux de merveilleuse cousus dans un linceul… Dès le mois de frimaire, une escadre avait donc emporté 20 000 hommes vers les pays de la fièvre jaune et leurs tombes inglorieuses. Premier convoi seulement, car, dans les eaux de la Penfeld, les vaisseaux de ligne et les frégates aménagées en flûtes attendaient de nouveaux bataillons.
À cette nouvelle, de Vannes à Saint-Servan, un frisson de colère agita les chambrées. Déjà fort mécontens, officiers et soldats s’exaspérèrent. Un mot, — ce mot, hélas ! si souvent répété dans l’histoire de notre malheureuse France : « déportation » — courut de bouche en bouche. « Le Corse a peur de nous, et nous déporte ! » Il fallut, cependant, obéir, et s’acheminer vers l’arsenal de Brest. Alors, une effrayante désertion ; au long du chemin, escouades et pelotons s’émiettèrent : à la caserne de Recouvrance, plus d’un quart de ces condamnés manquait à l’appel. Mais Bonaparte avait prescrit de combler les vides : 1 500 hommes, prélevés à nouveau, sur l’armée de Bretagne… Il continuait à épurer.
Un régiment, toutefois, la 82e demi-brigade, était demeuré intact, en sa garnison de Rennes. Le Consul, il est vrai, l’avait tout d’abord désigné pour l’embarquement ; mais Bernadotte s’était aussitôt entremis : «… Ce corps, mon général, se trouve hors d’état d’être employé utilement ; il a le plus grand besoin de rester réuni et surveillé pendant quelques mois… » Durant quelques mois ? — soit ! Et la 82e avait été laissée tranquille, an quartier militaire de Saint-Cyr.
C’était pourtant la plus indisciplinée comme la plus mal tenue des neuf demi-brigades d’infanterie, casernées en Bretagne. Formée en 1791, avec l’ancien Saintonge, — le régiment à la croix blanche cantonnée de gueules et de sable, de sinople et d’or, — cette 82e s’était très vite acquis de glorieux quartiers de noblesse plébéienne : au siège de Mayence, elle avait « bien mérité de la patrie. » Mais un séjour prolongé au pays des Chouans avait détruit chez cette vaillante ses rares vertus de chevalerie et d’abnégation. Durant plusieurs années, courant de la Manche à la Loire, fouillant la bruyère et la chênaie, la brande et la montagne, pourchassant les gars royaux, les rampans des loges et autres loups de la nuit, elle s’était faite aussi féroce que ces féroces « égorge-bleus. » Au contact du brigand, le Mayençais, transformé en soudard, avait pillé, lui aussi, et lui aussi massacré : cette Chouannerie pourrissait tout ce qui l’avait touchée. En outre, une mesure détestable du Directoire avait accru le désordre moral. Dans les rangs de la demi-brigade on avait déversé les résidus d’un régiment recruté aux Antilles. Il était en partie composé d’hommes de couleur, et ces noirs se comportaient en vrais nègres marrons. Volontiers, ils prenaient le large et s’en allaient fourrager la campagne ; le blanc les imitait : en 1801, la 82e comptait cent cinquante déserteurs.
Elle était mal commandée Pour assagir tant de mauvaises têtes, il aurait fallu l’un de ces « durs à cuire, » de ces glorieux butors qui connaissent à fond toutes les gaietés, toutes les malices, toutes les rubriques de la caserne ; bref un soldat comprenant le soldat et s’en faisant comprendre. Mais le chef de brigade, Armand Pinoteau, ignorait tout cela. Ce Charentais, né à Ruffec, provenait des états-majors, et, bourgeois, fils de procureur, en avait adopté les belles manières. Toujours vêtu à l’ordonnance, et, dès l’aube, rasé de frais, avec ses façons de muscadin à épaulettes, il excitait la verve des loqueteux mal peignés de la 82e. On disait de lui qu’il préférait à une bataille la visite de son coiffeur. Envoyé pour mettre de l’ordre dans un corps en plein désarroi, il paperassait beaucoup trop. Son formalisme administratif irritait les officiers : « Un bureaucrate, le citoyen, un gratte-papier ; pas un franc militaire !… » Et cependant, c’était un brave. Ses états de service relataient cinq campagnes et des blessures ; à trente-trois ans, il était colonel. Instruit, voire lettré, rédigeant d’une plume élégante des rapports excellens, Pinoteau avait dû faire merveille dans les états-majors, en Belgique, en Hollande, en Allemagne. Naguère, adjudant-général aux armées de Sambre-et-Meuse, puis du Rhin, il en connaissait les chefs, — un Jourdan, un Moreau, — fort apprécié lui-même de ces grands hommes de guerre. Les aimant, il les admirait, et croyait partager leur foi politique. Souvent il soupirait sur les misères de l’heure présente, parlait avec tristesse du passé disparu, osait même regretter le défunt Directoire. Oh, la France de fructidor, la République, la Liberté selon Barras — pour lui quel idéal !… Oui, mais songeant aussi à « l’avancement, » Pinoteau n’exprimait ses douleurs qu’avec une sage réserve et des précautions infinies. Ne fallait-il pas devenir général ? Rien n’annonçait donc chez le prudent colonel un sectaire, moins encore l’aspirant au martyre, — et pourtant une étrange aventure allait faire de ce naïf une victime de tyran, un confesseur de la religion jacobine…
Mais si l’honnête Pinoteau n’avait gagné les cœurs en l’enragée demi-brigade, un de ses officiers y était populaire. Excitant ces furieux, le jeune commandant Antoine Couloumy savait mener le régiment au doigt et à l’œil. Bon militaire, assurément. Ses états de service mentionnaient d’honorables faits d’armes ; mais, beaucoup plus que ses campagnes, un effronté népotisme avait aidé à sa rapide fortune. En moins de cinq années, l’heureux Limousin avait vu transformer ses galons de sergent en une grosse épaulette : à vingt-neuf ans, il commandait déjà un bataillon. Le hasard, en effet, — cette « chance » dont parlent si souvent les gens d’épée, — lui avait accordé le « parent protecteur ; » et quel parent ! un montagnard, un régicide, un ancien Directeur, le citoyen Treilhard, aujourd’hui président du tribunal d’appel, à Paris. Pour l’instant, il est vrai, l’oncle et le neveu étaient en délicatesse : histoire d’avancement. Chef de bataillon avant le 18 brumaire, Couloumy convoitait, maintenant, un grade de colonel ; mais, Bonaparte sollicité par le parent avait fait la sourde oreille :… trop jeunet, le neveu, et pas assez de campagnes ! Ce bel Antoine avait alors crié à l’injustice, proféré des plaintes, dégoisé des menaces. Pour capter la faveur de tant d’officiers jacobins, il se disait plus jacobin qu’eux tous. A la caserne de Saint-Cyr, dans les pensions et les estaminets, il prodiguait l’outrage au nom du Premier Consul : « Un coquin, un scélérat ! Ses fonctionnaires sont des voleurs ! Ils mettent dans leurs poches l’argent destiné au soldat… Osons donc nous réunir et marcher sur Paris, baïonnettes en avant ! Nous brûlerons tout sur notre passage, et nous culbuterons le despote : » bref, des propos d’énergumène. Un jour même, cet insulteur s’était écrié, en public : « Nous réclamons un bon patriote pour enfoncer le poignard au sein du bandit corse ! » Les camarades auraient dû lui imposer silence ; mais, forcenés autant que lui, ils approuvaient et ils faisaient chorus.
Étranges physionomies, en vérité, ces rudes traqueurs de chouans qu’avaient alourdis, fourbus, éreintés leurs incessantes battues ! Un curieux mémoire de Pinoteau nous en a transmis le portrait peu flatteur. D’aucuns, complètement illettrés, ne savaient pas même écrire ; d’autres, habitués des basses tavernes, se comportaient en scandaleux ivrognes ; plusieurs enfin, lieutenans ou capitaines de cinquante ans, se faisaient trop âgés. La mise en réforme menaçait donc ces cheveux gris, ces trognes que balafraient les rides… La mise en réforme ! — l’épouvante, en ces jours-là, de tous les vieux qu’avaient appesantis leurs campagnes, de tous les jeunes qu’avaient mutilés les combats. D’ailleurs, elle atteignait, arbitraire et sournoise, les militaires qui déplaisaient. Le Directoire en avait usé sans mesure ; Bonaparte en abusait sans scrupules. Plus de jacobins dans ses armées ! Et cette 82e, qui était jacobine tout entière ! Aussi, comme on y détestait le « nabot, » le « pygmée, » l’« embryon bâtardé de la Corse ! » Mais aux trivialités ordurières de leurs injures, ces abrupts grognards mêlaient souvent un nom, espoir de leur haine : Moreau.
En garnison à Rennes depuis assez longtemps, beaucoup d’officiers de la demi-brigade s’y étaient mariés. Or, Moreau était populaire en cette ville, et très aimé d’une bourgeoisie frondeuse, patriote et républicaine. On s’y rappelait avec plaisir l’étudiant tapageur, le prévôt de droit, le « général du parlement, » qui, jadis, lors des émeutes de 1789, avait si bien crossé les « paltoquets à particule. » On s’y souvenait aussi du commandant de volontaires, entraînant une ardente jeunesse vers la frontière, à la victoire… Oh, celui-ci n’était pas comme « l’autre » un étranger, mais bien un vrai Français de France ; mieux encore, un Morlaisien, un Breton bretonnant !… Heureux d’une telle popularité, Moreau la cultivait avec soin. Depuis dix ans (sa correspondance en fournit la preuve), il s’était fait le protecteur, le patron, le banquier des Breiz et des Gallos de sa chère Armorique. Sa porte, ni sa bourse ne leur étaient jamais fermées. Toujours très bon enfant avec les humbles, le général se montrait camarade avec tous ses « pays. » Il avait dressé sa femme et sa belle-mère à les bien recevoir, et les deux grincheuses créoles se mettaient en frais de coquetterie pour le Morlaisien, le Léonard, le Rennais, le Malouin. On les invitait aux soirées de gala où venait chanter Elleviou, — encore un « pays, » ce ténor ; on leur faisait tirer le chevreuil dans les réserves de Grosbois. En outre, à certains jours, un repas bretonnant : Moreau s’en allait dîner, à Chaillot, chez le citoyen Rupérou, juge au tribunal de cassation, un « Minos » des Côtes-du-Nord. Là, il se rencontrait avec les Gandon et les Ginguené, les Lanjuinais et les Kervelegan. On buvait du cidre, on mangeait de la cochonaille, on patoisait, on celtisait, on breyzardait ; on politiquait aussi. Mille anecdotes vantant la bonhomie du « fameux capitaine, » son peu de morgue, ses badineries familières ou grivoises, la simplicité de ses façons et de sa mise, son modeste habit brun, son goût pour la pipe et la bière, le lit de camp où il se plaisait à dormir, se racontaient en la Bretagne émue, et, amplifiées dans les maisons bourgeoises, éveillaient un formidable écho dans les casernes… « Ah, si Moreau voulait ! »
… Oui, « si Moreau voulait ! » un vœu gros de menaces, qu’on murmurait en bien des régimens… Chose étrange : Napoléon Bonaparte qui, dans les mirages du passé, nous apparaît comme le dévot des incessantes batailles, l’homme des guerres sans répit et sans fin, passait en 1802 pour un être pacifique, préférant le repos à l’action, le fonctionnaire à l’officier. Soldats et généraux lui reprochaient de les avoir trompés, en remplaçant par des « bureaucrates » les « avocats » du Directoire. Ce nouveau régime de hauts commis et de méticuleux paperassiers les révoltait : ils avaient espéré un gouvernement du sabre, sans contrôle. L’œuvre politique du Premier Consul, son relèvement moral de la nation, sa paix « sociale, religieuse, continentale, maritime » les trouvaient indifférens ; ils ne comprenaient pas. Non : c’était pour eux la « paix, » un mot qu’abominaient leurs ambitions déçues, leur convoitises inassouvies. Ils se disaient qu’avec ce rigoriste, cet observateur des règlemens, cet éplucheur de comptes, ce fanfaron d’intégrité, l’avancement allait se faire pénible, et le métier des armes devenir un mauvais métier. Ils regrettaient les rapides et stupéfiantes promotions d’autrefois : capitaine en nivôse, divisionnaire en fructidor ! Ils regrettaient aussi les butinantes houssarderies, la guerre enrichissant la guerre, les conquêtes, les dévastations lucratives. Oh, les belles années, celles de la Convention, surtout du Directoire, pour qui voulait oser, pour qui savait agir ! On avait quitté son village, Nicaise en souquenille, et dix-huit mois plus tard, Scipion galonné d’or, on achetait à la République les abjectes dépouilles de l’émigré. On acquérait alors maisons de ville et de campagne ; on les garnissait d’argenterie batave, de mobiliers kaiserlicks, de tableaux cisalpins. C’est que, durant ce temps, on avait affranchi « les peuples ilotes, » et rendu des esclaves à la Nature et à la Liberté. Les Vandamme et les Brune, les Masséna et les Augereau avaient ainsi bien mérité de la patrie. Moreau lui-même, l’intègre et pur Moreau, avait très souvent « houssardé : » sa vertu était d’un Danton, beaucoup plus que d’un Robespierre. N’ayant pour bien patrimonial qu’un revenu de 800 francs, il possédait maintenant un hôtel à Paris, un château à Grosbois et quelque cent mille livres de rentes : dépouilles opimes, gagnées à détruire les tyrans. Mais personne, sauf l’ingrat Consul, ne les reprochait à ce « dernier des Romains, » et d’aucuns voyaient en lui le modèle accompli du héros… Car ils étaient nombreux les officiers pour qui cet homme semblait incarner la science et le génie militaires, l’honneur et la gloire de la Nation. Leur injuste engouement le comparait à Bonaparte : celui-ci, téméraire, faiseur d’entreprises hasardées, victorieux de par la fortune, sacrifiant sans pitié la « chair à canon, » bourreau de ses armées ; celui-là réfléchi, pratiquant les méthodes scientifiques, vainqueur de par ses calculs, ménager de la vie humaine, et vraiment « père de ses soldats… »
« Ah ! si Moreau voulait !… » Un simple mot de lui, affirmaient ses admirateurs, suffirait à soulever tous les régimens. On détruirait ainsi l’usurpation consulaire ; on fusillerait ou l’on déporterait le despote ; on proclamerait Moreau dictateur, et Moreau, cette âme antique, réunirait la Convention… La Convention ! En vérité, l’historien demeure stupéfait, quand, dans les documens de cette époque, il voit se formuler un pareil vœu. Et cependant, c’était bien à la Convention que rêvaient, en la fumée des tabagies, vêtus de la redingote bourgeoise et coiffés du chapeau à étoiles, un Argout, un Sabathier, un Sandoz-Laroche et autres généraux mis en réforme. Et c’était à la Convention que songeaient les déportés de l’Armée de l’Ouest, les critiqueurs, les cabaleurs de la 82e : la Convention rétablie par Moreau !…
« Ah ! si Moreau voulait !… » Pourtant, on le savait prudent jusqu’à l’indécision, manquant de volonté, — même dans la bataille, — général des retraites et non des offensives, menant d’ailleurs sa vie comme il dirigeait ses campagnes, répugnant aux aventures, à l’action, à l’audace, et souffrant aujourd’hui dans sa vanité ombrageuse et jalouse bien plus qu’en son orgueil et qu’en son ambition. Oui, mais on le savait aussi exaspéré par la haine, enclin comme tous les faibles aux coups de tête désespérés, et, grand de cœur, sinon de caractère, tout à fait incapable de lâche vilenie. On pouvait donc agir sur ce débile courage, compromettre malgré lui cet homme hésitant, le jeter dans une entreprise où il devrait lutter, le contraindre à combattre en se défendant soi-même… « Ah ! si Moreau voulait ! » Eh bien, il fallait l’obliger à vouloir.
Soudain, une grosse nouvelle mit en émoi la 82e : le chef Pinoteau venait de partir brusquement pour Paris. Il était allé, disait-on, exposer à Bonaparte la détresse de sa demi-brigade ; on attendit son retour avec inquiétude… Son absence fut de courte durée ; vers le milieu de floréal, il reprenait son service à la caserne de Saint-Cyr. Ses officiers l’interrogèrent : « Avait-il parlé au Consul ?… Serait-on déporté ?… Toucherait-on au moins l’arriéré de la solde ?… » Lui se montrait furieux, et mâchonnait de rageuses réponses : « Non, il n’avait pu voir le Consul : ce cadet-là se garait soigneusement des visites importunes !… Ah, vous réclamez l’arriéré de vos soldes ? Vous ne l’obtiendrez pas. Vingt fois, je me suis présenté dans les bureaux de la Guerre : on m’a toujours renvoyé aux calendes grecques ! Du reste, avec quel argent vous payerait-on ? Le Trésor est à sec ; on y vole et on y pille ; à bientôt la banqueroute ! » Puis, faisant le mystérieux, l’important, l’homme qui détient de redoutables secrets : « Mais patience ! Tout cela ne peut continuer bien longtemps. De graves événemens se préparent. Une révolution est dans l’air. Avant la fin de l’année, leur gouvernement doit être anéanti !… » Qui donc avait ainsi transformé en « anarchiste » militant ce timide et platonique républicain, en loup enragé ce chien trop débonnaire ?… On savait qu’à Paris Pinoteau avait fréquenté Bernadotte ; on connaissait aussi ses relations avec Moreau : on commenta l’énigme de ses paroles ; chacun les amplifia-Alors l’agitation s’accrut dans la demi-brigade ; les propos insulteurs se chargèrent de menaces : « Il fallait en finir avec le Corse !… Moreau se décidait à tirer le sabre !… »
C’était l’instant où les courriers des ministres apportaient à Rennes la question posée au peuple français :
« Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ? »
GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.
- ↑ La plupart des historiens, qui ont sommairement décrit la cérémonie du 28 germinal an X, ont commis une erreur. Trompés par la rédaction ambiguë de certains journaux, ils font défiler Lebrun et Cambacérès dans leurs voitures avant Bonaparte. C’est inexact. Les trois Consuls — « le Gouvernement » — se trouvaient réunis dans le même carrosse. L’ambassadeur d’Autriche, Philippe de Cobenzl, est formel à cet égard : «… Enfin, écrit-il à Coloredo, arriva la voiture des Consuls, à huit chevaux, dans laquelle se trouvaient les Trois Consuls. » Le ministre des Relations extérieures de la République italienne, résidant à Paris, Marescalchi, est tout aussi affirmatif : « La livrée des Consuls était verte aux galons d’or. » Seul Bonaparte avait choisi le vert, sa future couleur impériale : les trois consuls se trouvaient donc dans le même équipage.
- ↑ Dans sa magistrale étude sur la Paix d’Amiens (Revue des 1er et 15 août, 1er et 15 septembre) M. Albert Sorel a démontré combien elle était décevante et précaire. Mais, en avril 1802, la France entière croyait à sa durée.
- ↑ La lettre convoquant Moreau, et l’invitant au déjeuner offert par le ministre Berthier, existe encore dans les Archives de la Guerre.
- ↑ On envoya la 52e demi-brigade en Italie ; elle se montra héroïque au combat de Valeggio.