Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 11

Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 197-210).


CHAPITRE XI.

Sur les gens de lettres.


Autrefois les gens de lettres livrés à l’étude, et séparés du monde, en travaillant pour leurs contemporains, ne songeoient qu’à la postérité. Leurs mœurs, pleines de candeur et de rudesse, n’avoient guère de rapport avec celles de la société ; et les gens du monde, moins instruits qu’aujourd’hui, admiroient les ouvrages, ou plutôt le nom des auteurs, et ne se croyoient pas trop capables de vivre avec eux. Il entroit même dans cet éloignement plus de considération que de répugnance.

Le goût des lettres, des sciences et des arts a gagné insensiblement, et il est venu au point que ceux qui ne l’ont pas, l’affectent. On a donc recherché ceux qui les cultivent, et ils ont été attirés dans le monde à proportion de l’agrément qu’on a trouvé dans leur commerce.

On a gagné de part et d’autre à cette liaison. Les gens du monde ont cultivé leur esprit, formé leur goût, et acquis de nouveaux plaisirs. Les gens de lettres n’en ont pas retiré moins d’avantages. Ils ont trouvé de la considération ; ils ont perfectionné leur goût, poli leur esprit, adouci leurs mœurs, et acquis sur plusieurs articles des lumières qu’ils n’auroient pas puisées dans les livres.

Les lettres ne donnent pas précisément un état ; mais elles en tiennent lieu à ceux qui n’en ont pas d’autre, et leur procurent des distinctions, que des gens qui leur sont supérieurs par le rang n’obtiendroient pas toujours. On ne se croit pas plus humilié de rendre hommage à l’esprit qu’à la beauté, à moins qu’on ne soit d’ailleurs en concurrence de rang ou de dignité ; car l’esprit peut devenir alors l’objet le plus vif de la rivalité. Mais lorsqu’on a une supériorité de rang bien décidée, on accueille l’esprit avec complaisance ; on est flatté de donner à un homme d’un rang inférieur le prix qu’il faudroit disputer avec un rival à d’autres égards.

L’esprit a l’avantage que ceux qui l’estiment, prouvent qu’ils en ont eux-mêmes ; ou le font croire, ce qui est à peu près la même chose pour bien des gens.

On distingue la république des lettres en plusieurs classes. Les savans, qu’on appelle aussi érudits, ont joui autrefois d’une grande considération ; on leur doit la renaissance des lettres ; mais comme aujourd’hui on ne les estime pas autant qu’ils le méritent, le nombre en diminue trop, et c’est un malheur pour les lettres : ils se produisent peu dans le monde qui ne leur convient guère, et à qui ils ne conviennent pas davantage.

Il y a un autre ordre de savans qui s’occupent des sciences exactes. On les estime, on en reconnaît l’utilité, on les récompense quelquefois ; leur nom est cependant plus à la mode que leur personne, à moins qu’ils n’aient d’autres agrémens que le mérite qui fait leur célébrité.

Les gens de lettres les plus recherchés sont ceux qu’on appelle communément beaux-esprits, entre lesquels il y a encore mie distinction à faire. Ceux dont les talens sont marqués et couronnés par des succès, sont bientôt connus et accueillis ; mais si leur esprit se trouve renfermé dans la sphère du talent, quelque génie qu’on y reconnoisse, on applaudit l’ouvrage, et on néglige l’auteur. On lui préfère, dans la société, celui dont l’esprit est d’un usage plus varié, et d’une application moins décidée, mais plus étendue.

Les premiers font plus d’honneur à leur siècle ; mais on cherche dans la société ce qui plaît davantage. D’ailleurs il y a compensation sur tout. De grands talens ne supposent pas toujours un grand fonds d’esprit : un petit volume d’eau peut fournir un jet plus brillant qu’un ruisseau dont le cours paisible, égal et abondant fertilise une terre utile. Les hommes de talent doivent avoir plus de célébrité, c’est leur récompense. Les gens d’esprit doivent trouver plus d’agrément dans la société, puisqu’ils y en portent davantage ; c’est une reconnoissance fondée. Les talens ne se communiquent point par la fréquentation. Avec les gens d’esprit, on développe, on étend, et on leur doit une partie du sien. Aussi le plaisir et l’habitude de vivre avec eux font naître l’intimité, et quelquefois l’amitié, malgré les disproportions d’état, quand les qualités du cœur s’y trouvent ; car il faut avouer que, malgré la manie d’esprit à la mode, les gens de lettres, dont l’âme est connue pour honnête, ont tout un autre coup-d’œil dans le monde que ceux dont on loue les talens, et dont on désavoue la personne.

On a dit que le jeu et l’amour rendent toutes les conditions égales : je suis persuadé qu’on y eût joint l’esprit, si le proverbe eût été fait depuis que l’esprit est devenu une passion. Le jeu égale en avilissant le supérieur ; l’amour, en élevant l’inférieur ; et l’esprit, parce que la véritable égalité vient de celles des âmes. Il seroit à désirer que la vertu produisît le même effet ; mais il n’appartient qu’aux passions de réduire les hommes à n’être que des hommes, c’est-à-dire, à renoncer à toutes les distinctions extérieures.

Cependant, de tous les empires, celui des gens d’esprit, sans être visible, est le plus étendu. Le puissant commande, les gens d’esprit gouvernent, parce qu’à la longue, ils forment l’opinion publique, qui tôt ou tard subjugue ou renverse toute espèce de despotisme.

Les gens de la cour sont ceux dont les lettres ont le plus à se louer ; et si j’avois un conseil à donner à un homme qui ne peut se faire jour que par son esprit, je lui dirois : Préférez à tout l’amitié de vos égaux ; c’est la plus sûre, la plus honnête, et souvent la plus utile : ce sont les petits amis qui rendent les grands services, sans tyranniser la reconnoissance ; mais si vous ne voulez que des liaisons de société, faites-les à la cour ; ce sont les plus agréables et les moins gênantes. Le manège, l’intrigue, les pièges, et ce qu’on appelle les noirceurs, ne s’emploient qu’entre les rivaux d’ambition. Les courtisans ne pensent pas à nuire à ceux qui ne peuvent les traverser, et font quelquefois gloire de les obliger. Ils aiment à s’attacher un homme de mérite dont la reconnoissance peut avoir de l’éclat. Plus on est grand, moins on s’avise de faire sentir une distance trop marquée pour être méconnue. L’amour-propre éclairé ne diffère guère de la modestie dans ses effets. Un homme de lettres estimable n’en essuiera point de faste offensant ; au lieu qu’il pourroit y être exposé avec ces gens qui n’ont sur lui que la supériorité que leur impertinence suppose, et qui croient que c’est un moyen de la lui prouver. Depuis que le bel esprit est devenu une contagion, tel s’érige en protecteur qui auroit besoin lui-même d’être protégé, et à qui il ne manque pour cela que d’en être digne.

Plusieurs devroient sentir qu’ils seroient assez honorés d’être utiles aux lettres, parce qu’ils en retireroient plus de considération qu’ils ne pourroient leur en procurer.

D’autres qui se croient gens du monde, parce qu’on ne sait pas pourquoi ils s’y trouvent, paroissent étonnés d’y rencontrer les gens de lettres. Ceux-ci pourroient, à plus juste titre, être surpris d’y trouver ces gens d’un état fort commun, qui, malgré leur complaisance pour les grands, et leur impertinence avec leurs égaux, seront toujours hors-d’œuvre. On fera toujours une différence entre ceux qui sont recherchés dans le monde, et ceux qui s’y jettent malgré les dégoûts qu’ils éprouvent.

En effet, réduisons les choses au vrai. On est homme du monde par la naissance et les dignités ; on s’y attache par intérêt ; on s’y introduit par bassesse ; on y est lié par des circonstances particulières, telles que sont les alliances des gens de fortune ; on y est admis par choix, c’est le partage des gens de lettres ; et les liaisons de goût entraînent nécessairement des distinctions.

Les gens de fortune qui ont de l’esprit et des lettres le sentent si bien que, si on les consulte, ou qu’on suive simplement leur conduite, on verra qu’ils jouissent de leur fortune, mais qu’ils s’estiment à d’autres égards. Ils sont même blessés des éloges qu’on donne à leur magnificence, parce qu’ils sentent qu’ils ont un autre mérite que celui-là ; on veut tirer sa gloire de ce qu’on estime le plus. Ils recherchent les gens de lettres, et se font honneur de leur amitié.

Les succès de quelques gens de lettres en ont égaré beaucoup dans cette carrière ; tous se sont flattés de jouir des mêmes agrémens, et plusieurs se sont trompés, soit qu’ils eussent moins de mérite, soit que leur mérite fût moins de commerce.

Quantité de jeunes gens ont cru obéir au génie, et leurs mauvais succès n’ont fait que les rendre incapables de suivre d’autres routes où ils auroient réussi, s’ils y étoient entrés d’abord. Par là l’état a perdu de bons sujets, sans que la république des lettres y ait rien gagné.

Quoique les avantages que les lettres procurent se réduisent ordinairement à quelques agrémens dans la société, ils n’ont pas laissé d’exciter l’envie. Les sots sont presque tous par état ennemis des gens d’esprit. L’esprit n’est pas souvent fort utile à celui qui en est doué ; et cependant il n’y a point de qualité qui soit si fort exposée à la jalousie.

On est étonné qu’il soit permis de faire l’éloge de son cœur, et qu’il soit révoltant de louer son esprit ; et la vanité qu’on tireroit du dernier se pardonneroit d’autant moins, qu’elle seroit mieux fondée. On en a conclu que les hommes estiment plus l’esprit que la vertu. N’y en auroit-il point une autre raison ?

Il me semble que les hommes n’aiment point ce qu’ils sont obligés d’admirer. On n’admire que forcément et par surprise. La réflexion cherche à prescrire contre l’admiration ; et quand elle est forcée d’y souscrire, l’humiliation s’y joint, et ce sentiment ne dispose pas à aimer.

Un seul mot renferme souvent une collection d’idées : tels sont les termes d’esprit et de cœur. Si un homme nous fait entendre qu’il a de l’esprit, et que de plus il ait raison de le croire, c’est comme s’il nous prévenoit que nous ne lui imposerons point par de fausses vertus, que nous ne lui cacherons point nos défauts, qu’il nous verra tels que nous sommes, et nous jugera avec justice. Une telle annonce ressemble déjà à un acte d’hostilité. Au lieu que celui qui nous parle de la bonté de son cœur, et qui nous en persuade, nous apprend que nous pouvons compter sur son indulgence, même sur son aveuglement, sur ses services, et que nous pourrons être impunément injustes à son égard.

Les sots ne se bornent pas à une haine oisive contre les gens d’esprit, ils les représentent comme des hommes dangereux, ambitieux, intrigans : ils supposent enfin qu’on ne peut faire de l’esprit que ce qu’ils en feroient eux-mêmes.

L’esprit n’est qu’un ressort capable de mettre en mouvement la vertu ou le vice. Il est comme ces liqueurs qui, par leur mélange, développent et font percer l’odeur des autres. Les vicieux l’emploient pour leur passion. Mais combien l’esprit a-t-il guidé, soutenu, embelli, développé et fortifié de vertus ! L’esprit seul, par un intérêt éclairé, a quelquefois produit des actions aussi louables que la vertu même l’auroit pu faire. C’est ainsi que la sottise seule a peut-être fait ou causé autant de crimes que le vice.

À l’égard des gens d’esprit, proprement dit, c’est-à-dire, qui sont connus par leurs talens, ou par un goût décidé pour les sciences et les lettres, c’est les connoître bien peu, que de craindre leur concurrence et leurs intrigues dans les routes de la fortune et de l’ambition. La plupart en sont incapables ; et ceux qui, par hasard, veulent s’en mêler, finissent ordinairement par être des dupes. Les intrigans de profession les connoissent bien pour tels ; et quand ils les engagent dans quelques affaires délicates, ils songent à les tromper les premiers, les font servir d’instruments ; mais ils se gardent bien de leur confier le ressort principal[1]. Il y a, au contraire, des sots qui, par une ardeur soutenue, des démarches suivies sans distraction de leur objet, parviennent à tout ce qu’ils désirent.

L’amour des lettres rend assez insensible à la cupidité et à l’ambition, console de beaucoup de privations, et souvent empêche de les connoître ou de les sentir. Avec de telles dispositions, les gens d’esprit doivent, tout balancé, être encore meilleurs que les autres hommes. À la disgrâce du surintendant Fouquet, les gens de lettres lui restèrent le plus courageusement attachés. La Fontaine, Pélisson, et mademoiselle de Scudéry allèrent jusqu’à s’exposer au ressentiment du roi, et même des ministres.

De deux personnes également bonnes, sensibles et bienfaisantes, celle qui aura le plus d’esprit l’emportera encore par la vertu pratique. Elle aura mille procédés délicats, inconnus à l’esprit borné. Elle n’humiliera point par ses bienfaits : elle aura, en obligeant, ces égards si supérieurs aux services, et qui, loin de faire des ingrats, font éprouver une reconnoissance délicieuse. Enfin, quelque vertu qu’on ait, on n’a que celle de l’étendue de son esprit.

Il arrive encore que l’esprit inspire à celui qui en est doué, une secrète satisfaction qui ne tend qu’à le rendre agréable aux autres, séduisant pour lui-même, inutile à sa fortune, et heureusement assez indifférent sur cet article.

Les gens d’esprit devroient d’autant moins s’embarrasser de la basse jalousie qu’ils excitent, qu’ils ne vivent jamais plus agréablement qu’entr’eux. Ils doivent savoir par expérience combien ils se sont réciproquement nécessaires. Si quelque pique les éloigne quelquefois les uns des autres, les sots les réconcilient, par impossibilité de vivre continuellement avec des sots.

Les ennemis étrangers feroient peu de tort aux gens de lettres, s’il ne s’en trouvoit pas d’assez imprudens pour fournir des moyens de les décrier, en se desservant quelquefois eux-mêmes.

Je voudrois, pour l’honneur des lettres et le bonheur de ceux qui les cultivent, qu’ils fussent tous persuadés d’une vérité qui devroit être pour eux un principe fixe de conduite : c’est qu’ils peuvent se déshonorer eux-mêmes par les choses injurieuses qu’ils font, disent ou écrivent contre leurs rivaux ; qu’ils peuvent tout au plus les mortifier, s’en faire des ennemis, et les engager à une représailles aussi honteuse ; mais qu’ils ne sauroient donner atteinte à une réputation consignée dans le public. On ne fait et l’on ne détruit que la sienne propre, et toujours par soi-même. La jalousie marque de l’infériorité dans celui qui la ressent. Quelque supériorité qu’on eût à beaucoup d’égards sur un rival, dès qu’on en conçoit de la jalousie, il faut qu’on lui soit inférieur par quel qu’endroit.

Il n’y a point de particulier, si élevé ou si illustre qu’il puisse être, point de société si brillante qu’elle soit, qui détermine le jugement du public, quoiqu’une cabale puisse par hasard procurer des succès, ou donner des dégoûts passagers. Cela seroit encore plus difficile aujourd’hui que dans le siècle précédent, parce que le public étoit moins instruit, ou se piquoit moins d’être juge. Aujourd’hui il s’amuse des scènes littéraires, méprise personnellement ceux qui les donnent avec indécence, et ne change rien à l’opinion qu’il a prise de leurs ouvrages.

Il est inutile de prouver aux gens de lettres que la rivalité qui produit autre chose que l’émulation est honteuse : cela n’a pas besoin de preuves ; mais ils devroient sentir que leur désunion va directement contre leur intérêt général et particulier ; et quelques-uns ne paroissent pas s’en apercevoir.

Des ouvrages travaillés avec soin, des critiques sensées, sévères, mais justes et décentes, où l’on marque les beautés en relevant les défauts, pour donner des vues nouvelles ; voilà ce qu’on a droit d’attendre des gens de lettres. Leurs discussions ne doivent avoir que la vérité pour objet, objet qui n’a jamais causé ni fiel, ni aigreur, et qui tourne à l’avantage de l’humanité : au lieu que leurs querelles sont aussi dangereuses pour eux, que scandaleuses pour les sages. Des hommes stupides, assez éclairés par l’envie pour sentir l’infériorité, trop orgueilleux pour l’avouer, peuvent seuls être charmés de voir ceux qu’ils seroient obligés de respecter, s’humilier les uns les autres. Les sots apprennent ainsi à cacher leur haine sous un air de mépris dont ils doivent seuls être l’objet.

Je crois voir dans la république des lettres un peuple, dont l’intelligence feroit la force, fournir des armes à des Barbares, et leur montrer l’art de s’en servir.

Il semble qu’on fasse aujourd’hui précisément le contraire de ce qui se pratiquoit, lorsqu’on faisoit combattre des animaux pour amuser des hommes.



  1. Voyez dans les communautés ; ce ne sont pas ceux qui les illustrent par des talens qu’on charge du régime.