Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 09

Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 173-181).


CHAPITRE IX.

Sur le ridicule, la singularité et l’affectation.


Le ridicule ressemble souvent à ces fantômes qui n’existent que pour ceux qui y croient. Plus un mot abstrait est en usage, moins l’idée en est fixe, parce que chacun l’étend, la restreint ou la change ; et l’on ne s’aperçoit de la différence des principes que par celle des conséquences et des applications qu’on en fait. Si l’on vouloit définir les mots que l’on comprend le moins, il faudroit définir ceux dont on se sert le plus.

Le ridicule consiste à choquer la mode ou l’opinion, et communément on les confond assez avec la raison ; cependant ce qui est contre la raison est sottise ou folie ; contre l’équité c’est crime. Le ridicule ne devroit donc avoir lieu que dans les choses indifférentes par elles-mêmes, et consacrées par la mode. Les habits, le langage, les manières, le maintien ; voilà son domaine, son ressort : voici son usurpation.

Comme la mode est parmi nous la raison par excellence, nous jugeons des actions, des idées et des sentimens sur leur rapport avec la mode. Tout ce qui n’y est pas conforme est trouvé ridicule. Cela se fait ou ne se fait pas : voilà la règle de nos jugemens. Cela doit-il se faire ou ne se pas faire ? il est rare qu’on aille jusque-là. En conséquence de ce principe, le ridicule s’étend jusque sur la vertu, et c’est le moyen que l’envie emploie le plus sûrement pour en ternir l’éclat. Le ridicule est supérieur à la calomnie, qui peut se détruire en retombant sur son auteur. La malignité adroite ne s’en fie pas même à la difformité du vice ; elle lui fait l’honneur de le traiter comme la vertu, en lui associant le ridicule pour le décrier ; il devient par là moins odieux et plus méprisé.

Le ridicule est devenu le poison de la vertu et des talens, et quelquefois le châtiment du vice. Mais il fait malheureusement plus d’impression sur les âmes honnêtes et sensibles, que sur les vicieux qui depuis quelque temps s’aguerrissent contre le ridicule ; parmi eux on en donne, on en reçoit, et l’on en rit.

Le ridicule est le fléau des gens du monde, et il est assez juste qu’ils aient pour tyran un être fantastique.

On sacrifie sa vie à son honneur, souvent son honneur à sa fortune, et quelquefois sa fortune à la crainte du ridicule.

Je ne suis pas étonné qu’on ait quelque attention à ne pas s’y exposer, puisqu’il est d’une si grande importance dans l’esprit de plusieurs de ceux avec qui l’on est obligé de vivre. Mais on ne doit pas excuser l’extrême sensibilité que des hommes raisonnables ont sur cet article. Cette crainte excessive a fait naître des essaims de petits donneurs de ridicules, qui décident de ceux qui sont en vogue, comme les marchandes de modes fixent celles qui doivent avoir cours. S’ils ne s’étoient pas emparés de l’emploi de distribuer les ridicules, ils en seroient accablés ; ils ressemblent à ces criminels qui se sont faits exécuteurs pour sauver leur vie.

La plus grande sottise de ces êtres frivoles, et celle dont ils se doutent le moins, est de s’imaginer que leur empire est universel : s’ils savoient combien il est borné, la honte les y feroit renoncer. Le peuple n’en connoît pas le nom ; et c’est tout ce que la bourgeoisie en sait. Parmi les gens du monde, ceux qui sont occupés ne sont frappés que par distraction de ce petit peuple incommode : ceux mêmes qui en ont été, et que la raison ou l’âge en ont séparés, s’en souviennent à peine ; et les hommes illustres seroient trop élevés pour l’apercevoir, s’ils ne daignoient pas quelquefois s’en amuser.

Quoique l’empire du ridicule ne soit pas aussi étendu que ceux qui l’exercent le supposent, il ne l’est encore que trop parmi les gens du monde ; et il est étonnant qu’un caractère aussi léger que le nôtre, se soit soumis à une servitude dont le premier effet est de rendre le commerce uniforme, languissant et ennuyeux.

La crainte puérile du ridicule étouffe les idées, rétrécit les esprits, et les forme sur un seul modèle, suggère les mêmes propos peu intéressans de leur nature, et fastidieux par la répétition. Il semble qu’un seul ressort imprime à différentes machines un mouvement égal et dans la même direction. Je ne vois que les sots qui puissent gagner à un travers qui abaisse à leur niveau les hommes supérieurs, puisqu’ils sont tous alors assujétis à une mesure commune où les plus bornés peuvent atteindre.

L’esprit est presque égal quand on est asservi au même ton, et ce ton est nécessaire à ceux qui, sans cela, n’en auroient point à eux ; il ressemble à ces livrées qu’on donne aux valets, parce qu’ils ne seroient pas en état de se vêtir.

Avec ce ton de mode on peut être impunément un sot, et on regardera comme tel un homme de beaucoup d’esprit qui ne l’aura pas : il n’y a rien qu’on distingue moins de la sottise que l’ignorance des petits usages. Combien de fois a-t-on rougi à la cour pour un homme qu’on y produisit avec confiance, parce qu’on l’avoit admiré ailleurs, et qu’on l’avoit annoncé avec une bonne foi imprudente ! On ne s’étoit cependant pas trompé ; mais on ne l’avoit jugé que d’après la raison, et on le confronte avec la mode.

Ce n’est pas assez que de ne pas s’exposer au ridicule pour s’en affranchir ; on en donne à ceux qui en méritent le moins souvent, aux personnes les plus respectables, si elles sont assez timides pour le recevoir. Des gens méprisables, mais hardis, et qui sont au fait des mœurs régnantes, le repoussent et l’anéantissent mieux que les autres.

Comme le ridicule, n’ayant souvent rien de décidé, n’a d’existence alors que dans l’opinion, il dépend en partie de la disposition de celui à qui on veut le donner, et dans ce cas là il a besoin d’être accepté. On le fait échouer, non en le repoussant avec force, mais en le recevant avec mépris et indifférence, quelquefois en le recevant de bonne grâce. Ce sont les flèches des Mexicains qui auroient pénétré le fer, et qui s’amortissoient contre des armures de laine.

Quand le ridicule est le mieux mérité, il y a encore un art de le rendre sans effet ; c’est d’outrer ce qui y a donné lieu. On humilie son adversaire en dédaignant les coups qu’il veut porter.

D’ailleurs cette hardiesse d’affronter le ridicule impose aux hommes ; et comme la plupart ne sont pas capables de n’estimer les choses que ce qu’elles valent, où leur mépris s’arrête leur admiration commence, et le singulier en est communément l’objet.

Par quelle bizarrerie la même chose à un certain degré rend-elle ridicule, et portée à l’excès donne-t-elle une sorte d’éclat ? Car tel est l’effet de la singularité marquée, soit que le principe en soit louable ou répréhensible.

Cela ne peut venir que du dégoût que cause l’uniformité de caractère qu’on trouve dans la société. On est si ennuyé de rencontrer les mêmes idées, les mêmes opinions, les mêmes manières, et d’entendre les mêmes propos, qu’on sait un gré infini à celui qui suspend cet état léthargique.

La singularité n’est pas précisément un caractère ; c’est une simple manière d’être qui s’unit à tout autre caractère, et qui consiste à être soi, sans s’apercevoir qu’on soit différent des autres ; car si l’on vient à le reconnoître, la singularité s’évanouit ; c’est une énigme qui cesse de l’être, aussitôt que le mot en est connu. Quand on s’est aperçu qu’on est différent des autres, et que cette différence n’est pas un mérite, on ne peut y persister que par l’affectation, et c’est alors petitesse ou orgueil, ce qui revient au même, et produit le dégoût ; au lieu que la singularité naturelle met un certain piquant dans la société, qui en ranime la langueur.

Les sots qui connoissent souvent ce qu’ils n’ont pas, et qui s’imaginent que ce n’est que faute de s’en être avisés, voyant le succès de la singularité, se font singuliers, et l’on sent ce que ce projet bizarre doit produire.

Au lieu de se borner à n’être rien, ce qui leur convenoit si bien, ils veulent à toute force être quelque chose, et ils sont insupportables. Ayant remarqué, ou plutôt entendu dire que des génies reconnus ne sont pas toujours exempts d’un grain de folie, ils tâchent d’imaginer des folies, et ne font que des sottises.

La fausse singularité n’est qu’une privation de caractère, qui consiste non-seulement à éviter d’être ce que sont les autres, mais à tâcher d’être uniquement ce qu’ils ne sont pas.

On voit de ces sociétés où les caractères se sont partagés comme on distribue des rôles. L’un se fait philosophe, un autre plaisant, un troisième homme d’humeur. Tel se fait caustique qui penchoit d’abord à être complaisant ; mais il a trouvé le rôle occupé. Quand on n’est rien, on a le choix de tout.

Il n’est pas étonnant que ces travers entrent dans la tête d’un sot ; mais on est étonné de les rencontrer avec de l’esprit. Cela se remarque dans ceux qui, nés avec plus de vanité que d’orgueil, croient rendre leurs défauts brillans par la singularité, en les outrant, plutôt que de s’appliquer à s’en corriger. Ils jouent leur propre caractère, ils étudient alors la nature pour s’en écarter de plus en plus, et s’en former une particulière ; ils ne veulent rien faire ni dire qui ne s’éloigne du simple ; et malheureusement quand on cherche l’extraordinaire, on ne trouve que des platitudes. Les gens d’esprit même n’en ont jamais moins, que lorsqu’ils tâchent d’en avoir.

On devroit sentir que le naturel qu’on cherche ne se trouve jamais, que l’effort produit l’excès, et que l’excès décèle la fausseté du caractère.

On veut jouer le brusque, et l’on devient féroce ; le vif, et l’on n’est que pétulant et étourdi ; la bonté jouée dégénère en politesse contrainte, et se trahit enfin par l’aigreur ; la fausse sincérité n’est qu’offensante, et quand elle pourroit s’imiter quelque temps, parce qu’elle ne consiste que dans des actes passagers, on n’atteindroit jamais à la franchise qui en est le principe, et qui est une continuité de caractère. Elle est comme la probité ; plusieurs actes qui y sont conformes n’en font pas la démonstration, et un seul de contraire la détruit.

Enfin toute affectation finit par se déceler, et l’on retombe alors au-dessous de sa valeur réelle. Tel est regardé comme un sot, après, et peut-être pour avoir été pris pour un génie. On ne se venge point à demi d’avoir été sa dupe.

Soyons donc ce que nous sommes ; n’ajoutons rien à notre caractère ; tâchons seulement d’en retrancher ce qui peut être incommode aux autres et dangereux pour nous-mêmes. Ayons le courage de nous soustraire à la servitude de la mode, sans passer les bornes de la raison.