Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 03

Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 90-102).


CHAPITRE III.

Sur la politesse et sur les louanges.


Cette politesse, si recommandée, sur laquelle on a tant écrit, tant donné de préceptes et si peu d’idées fixes, en quoi consiste-t-elle ? On regarde comme épuisés les sujets dont on a beaucoup parlé, et comme éclaircis ceux dont on a vanté l’importance. Je ne me flatte pas de traiter mieux cette matière qu’on ne l’a fait jusqu’ici ; mais j’en dirai mon sentiment particulier, qui pourra bien différer de celui des autres. Il y a des sujets inépuisables : d’ailleurs il est utile que ceux qu’il nous importe de connoître soient envisagés sous différens aspects, et vus par différens yeux. Une vue foible, et que sa foiblesse même rend attentive, aperçoit quelquefois ce qui avoit échappé à une vue étendue et rapide.

La politesse est l’expression ou l’imitation des vertus sociales ; c’en est l’expression, si elle est vraie ; et l’imitation, si elle est fausse ; et les vertus sociales sont celles qui nous rendent utiles et agréables à ceux avec qui nous avons à vivre. Un homme qui les posséderoit toutes, auroit nécessairement la politesse au souverain degré.

Mais comment arrive-t-il qu’un homme d’un génie élevé, d’un cœur généreux, d’une justice exacte, manque de politesse, tandis qu’on la trouve dans un homme borné, intéressé et d’une probité suspecte ? C’est que le premier manque de quelques qualités sociales, telles que la prudence, la discrétion, la réserve, l’indulgence pour les défauts et les foiblesses d’autrui : une des premières vertus sociales est de tolérer dans les autres ce qu’on doit s’interdire à soi-même. Au lieu que le second, sans avoir aucune vertu, a l’art de les imiter toutes. Il sait témoigner du respect à ses supérieurs, de la bonté à ses inférieurs, de l’estime à ses égaux, et persuader à tous qu’il en pense avantageusement, sans avoir aucun des sentimens qu’il imite.

On ne les exige pas même toujours, et l’art de les feindre est ce qui constitue la politesse de nos jours. Cet art est souvent si ridicule et si vil, qu’il est donné pour ce qu’il est, c’est-à-dire, pour faux.

Les hommes savent que les politesses qu’ils se font ne sont qu’une imitation de l’estime. Ils conviennent, en général, que les choses obligeantes qu’ils se disent ne sont pas le langage de la vérité, et dans les occasions particulières ils en sont les dupes. L’amour-propre persuade grossièrement à chacun que ce qu’il fait par décence, on le lui rend par justice.

Quand on seroit convaincu de la fausseté des protestations d’estime, on les préféreroit encore à la sincérité, parce que la fausseté a un air de respect dans les occasions où la vérité seroit une offense. Un homme sait qu’on pense mal de lui, cela est humiliant ; mais l’aveu qu’on lui en feroit seroit une insulte, on lui ôteroit par là toute ressource de chercher à s’aveugler lui-même, et on lui prouveroit le peu de cas qu’on en fait. Les gens les plus unis, et qui s’estiment à plus d’égards, deviendroient ennemis mortels, s’ils se témoignoient complètement ce qu’ils pensent les uns des autres. Il y a un certain voile d’obscurité qui conserve bien des liaisons, et qu’on craint de lever de part et d’autre.

Je suis bien éloigné de conseiller aux hommes de se témoigner durement ce qu’ils pensent, parce qu’ils se trompent souvent dans les jugemens qu’ils portent, et qu’ils sont sujets à se rétracter bientôt, sans juger ensuite plus sainement. Quelque sûr qu’on soit de son jugement, cette dureté n’est permise qu’à l’amitié, encore faut-il qu’elle soit autorisée par la nécessité et l’espérance du succès. Les opérations cruelles n’ont été imaginées que pour sauver la vie, et les palliatifs pour adoucir les douleurs.

Laissons à ceux qui sont chargés de veiller sur les mœurs, le soin de faire entendre les vérités dures ; leur voix ne s’adresse qu’à la multitude ; mais on ne corrige les particuliers qu’en leur prouvant de l’intérêt pour eux, et en ménageant leur amour-propre.

Quelle est donc l’espèce de dissimulation permise, ou plutôt quel est le milieu qui sépare la fausseté vile de la sincérité offensante ? ce sont les égards réciproques. Ils forment le lien de la société, et naissent du sentiment de ses propres imperfections, et du besoin qu’on a d’indulgence pour soi-même. On ne doit ni offenser, ni tromper les hommes.

Il semble que dans l’éducation des gens du monde, on les suppose incapables de vertus, et qu’ils auroient à rougir de se montrer tels qu’ils sont. On ne leur recommande qu’une fausseté qu’on appelle politesse. Ne diroit-on pas qu’un masque est un remède à la laideur, parce qu’il peut la cacher dans quelques instans ?

La politesse d’usage n’est qu’un jargon fade, plein d’expressions exagérées, aussi vides de sens que de sentiment.

La politesse, dit-on, marque cependant l’homme de naissance ; les plus grands sont les plus polis. J’avoue que cette politesse est le premier signe de la hauteur, un rempart contre la familiarité. Il y a bien loin de la politesse à la douceur, et plus encore de la douceur à la bonté. Les grands qui écartent les hommes à force de politesse sans bonté, ne sont bons qu’à être écartés eux-mêmes à force de respects sans attachement.

La politesse, ajoute-t-on, prouve une éducation soignée, et qu’on a vécu dans un monde choisi ; elle exige un tact si fin, un sentiment si délicat sur les convenances, que ceux qui n’y ont pas été initiés de bonne heure, font dans la suite de vains efforts pour l’acquérir, et ne peuvent jamais en saisir la grâce. Premièrement, la difficulté d’une chose n’est pas une preuve de son excellence. Secondement, il seroit à désirer que des hommes qui, de dessein formé, renoncent à leur caractère, n’en recueillent d’autre fruit que d’être ridicules ; peut-être cela les ramèneroit-il au vrai et au simple.

D’ailleurs cette politesse si exquise n’est pas aussi rare que ceux qui n’ont pas d’autre mérite voudroient le persuader. Elle produit aujourd’hui si peu d’effet, la fausseté en est si reconnue, qu’elle en est quelquefois dégoûtante pour ceux à qui elle s’adresse, et qu’elle a fait naître à certaines gens l’idée de jouer la grossièreté et la brusquerie pour imiter la franchise, et couvrir leurs desseins. Ils sont brusques sans être francs, et faux sans être polis.

Ce manége est déjà assez commun pour qu’il dût plus être reconnu qu’il ne l’est encore.

Il devroit être défendu d’être brusque à quiconque ne feroit pas excuser cet inconvénient de caractère par une conduite irréprochable.

Ce n’est pas qu’on ne puisse joindre beaucoup d’habileté à beaucoup de droiture ; mais il n’y a qu’une continuité de procédés francs qui constate bien la distinction de l’habileté et de l’artifice.

On ne doit pas pour cela regretter les temps grossiers où l’homme, uniquement frappé de son intérêt, le cherchoit toujours par un instinct féroce au préjudice des autres. La grossièreté et la rudesse n’excluent ni la fraude, ni l’artifice, puisqu’on les remarque dans les animaux les moins disciplinables.

Ce n’est qu’en se poliçant que les hommes ont appris à concilier leur intérêt particulier avec l’intérêt commun ; qu’ils ont compris que, par cet accord, chacun tire plus de la société qu’il n’y peut mettre.

Les hommes se doivent donc des égards, puisqu’ils se doivent tous de la reconnoissance. Ils se doivent réciproquement une politesse digne d’eux, faite pour des êtres pensans, et variée par les différens sentimens qui doivent l’inspirer.

Ainsi la politesse des grands doit être de l’humanité ; celle des inférieurs de la reconnoissance, si les grands la méritent ; celle des égaux, de l’estime et des services mutuels. Loin d’excuser la rudesse, il seroit à désirer que la politesse, qui vient de la douceur des mœurs, fût toujours unie à celle qui partiroit de la droiture du cœur.

Le plus malheureux effet de la politesse d’usage, est d’enseigner l’art de se passer des vertus qu’elle imite. Qu’on nous inspire dans l’éducation l’humanité et la bienfaisance, nous aurons la politesse, ou nous n’en aurons plus besoin.

Si nous n’avons pas celle qui s’annonce par les grâces, nous aurons celle qui annonce l’honnête homme et le citoyen : nous n’aurons pas besoin de recourir à la fausseté.

Au lieu d’être artificieux pour plaire, il suffira d’être bon ; au lieu d’être faux pour flatter les foiblesses des autres, il suffira d’être indulgent.

Ceux avec qui l’on aura de tels procédés, n’en seront ni enorgueillis, ni corrompus ; ils n’en seront que reconnoissant, et en deviendront meilleurs.

La politesse, dont je viens de parler, me rappelle une autre espèce de fausseté fort en usage ; ce sont les louanges. Elles doivent leur première origine à l’admiration, la reconnoissance, l’estime, l’amour ou l’amitié. Si l’on en excepte ces deux derniers principes, qui conservent leurs droits bien ou mal appliqués, les louanges d’aujourd’hui ne partent guère que de l’intérêt. On loue tous ceux dont on croit avoir à espérer ou à craindre ; jamais on n’a vu moins d’estime et plus d’éloges.

À peine le hasard a-t-il mis quelqu’un en place, qu’il devient l’objet d’une conjuration d’éloges. On l’accable de complimens, on lui adresse des vers de toutes parts ; ceux qui ne peuvent percer jusqu’à lui se réfugient dans les journaux. Quiconque recevroit de bonne foi tant d’éloges, et les prendroit à la lettre, devroit être fort étonné de se trouver tout à coup un si grand mérite, d’être devenu un homme si supérieur. Il admireront sa modestie passée qui le lui auroit caché jusqu’au moment de son élévation. On n’en voit que trop qui cèdent naïvement à cette persuasion. Je n’ai presque jamais vu d’homme en place contredit, même par ses amis, dans ses propos les plus absurdes. Comme il n’est pas possible qu’il ne s’aperçoive quelquefois de cet excès de fadeur, je ne conçois pas que quelqu’un n’ait jamais imaginé d’avoir auprès de soi un homme uniquement chargé de lui rendre, sans délation particulière, compte du jugement public à son égard. Les fous, que les princes avoient autrefois à leur cour, suppléoient à cette fonction ; c’est sans doute ce qui fait regarder aujourd’hui comme fous ceux qui s’y hasardent. C’est pourtant bien dommage qu’on ait supprimé une charge qui pourroit être exercée par un honnête homme, et qui empêcheroit les gens en place de s’aveugler, ou de croire que le public est aveugle. Faute de ce Moniteur, qui leur seroit si utile, je ne sais s’il y en a à qui la tête n’ait plus ou moins tourné en montant ; cet accident pourroit être aussi commun au moral qu’au physique. Je crois cependant qu’il y en a d’assez sensés pour regarder les fadeurs qu’on leur jette en face, comme un des inconvéniens de leur état ; car ils ont l’expérience que, dans la disgrâce, ils sont délivrés de ce fléau ; et c’est une consolation, sur-tout pour ceux qui étoient dignes d’éloges ; car ils en sont ordinairement les moins flattés. Les hommes véritablement louables sont sensibles à l’estime, et déconcertés par les louanges. Le mérite a sa pudeur comme la chasteté. Tel se donne naïvement un éloge, qui ne le recevroit pas d’un autre sans rougir ou sans embarras.

Un homme en dignité, à qui la nature auroit refusé la sensibilité aux louanges, seroit bien à plaindre ; car il en a terriblement à essuyer, et la forme en est ordinairement aussi dégoûtante que le fonds ; c’est la même matière jetée dans le même moule. Il n’y a guère d’éloge dont on pût deviner le héros, si le nom n’étoit en tête. On n’y remarque rien de distinctif ; on risqueroit, en ne voyant que l’ouvrage, d’attribuer à un prince ce qui étoit adressé à un particulier obscur. On pourroit, en changeant le nom, transporter le même panégyrique à cent personnages différens, parce qu’il convient aussi peu à l’un qu’à l’autre.

C’étoit ainsi qu’en usoient les anciens à l’égard des statues qu’ils avoient érigées à un empereur. S’ils venoient à le précipiter du trône, ils enlevoient la tête de ses statues, et y plaçoient aussitôt celle de son successeur[1], en attendant qu’il eût le même sort. Mais tant qu’il régnoit, on le louoit exclusivement à tous ; on se gardoit bien de rappeler la mémoire d’aucun mérite qui eût pu lui déplaire : Auguste même inspiroit cette crainte à ses panégyristes. On est fâché, pour l’honneur de Virgile, d’Horace, d’Ovide, et autres, que le nom de Cicéron ne se trouve pas une seule fois dans leurs ouvrages. Ils n’ignoroient pas qu’ils auroient pu offenser l’empereur : c’eût été lui rappeler avec quelle ingratitude il avoit abandonné à la proscription le plus vertueux citoyen de son parti.

Quoique ce prince, le plus habile des tyrans, se fût associé au consulat le fils de Cicéron, on voyoit qu’il cherchoit à couvrir ses fureurs passées du masque des vertus. Sa feinte modération étoit toujours suspecte. Plutarque nous a conservé un trait qui prouve à quel point on craignoit de réveiller le souvenir d’un nom cher aux vrais Romains. Auguste étant entré inopinément dans la chambre d’un de ses neveux, s’aperçut que le jeune prince cachoit un livre dans sa robe ; il voulut le voir, et trouvant un ouvrage de Cicéron, il en lut une partie ; puis rendant le livre : C’étoit, dit-il, un savant homme, et qui aimoit fort la patrie. Personne n’eût osé en dire autant devant Auguste.

Nous voyons des ouvrages célèbres, dont les dédicaces enflées d’éloges, s’adressent à de prétendus Mécènes qui n’étoient connus que de l’auteur : du moins sont-ils absolument ignorés aujourd’hui, leur nom est enseveli avec eux.

Que d’hommes, je ne dirai pas nuls, mais pervers, j’ai vu loués par ceux qui les regardoient comme tels ! Il est vrai que tous les louangeurs sont également disposés à faire une satire ; la personne leur est indifférente, il ne s’agit que de sa position.

Il semble qu’un encens si banal, si prostitué, ne devroit avoir rien de flatteur ; cependant on voit des hommes estimables à certains égards, avides de louanges, souvent offertes par des protégés qu’ils méprisent, semblables à Vespasien, qui ne trouvoit pas que l’argent de l’impôt levé sur les immondices de Rome eût rien d’infect. L’adulation la plus outrée est la plus sûre de plaire : une louange fine et délicate fait honneur à l’esprit de celui qui la donne ; un éloge exagéré fait plaisir à celui qui le reçoit, il prend l’exagération pour l’expression propre, et pense que les grandes vérités ne peuvent se dire avec finesse.

L’adulation même, dont l’excès se fait sentir, produit encore son effet. Je sais que tu me flattes, disoit quelqu’un, mais tu ne m’en plais pas moins.

Ce ridicule commerce de louanges a tellement prévalu, que dans mille occasions il est devenu de règle, d’obligation, et semble faire un article de législation ; comme si les hommes étoient essentiellement louables. Qui que ce soit n’est revêtu de la moindre charge, que son installation ne soit accompagnée de complimens sur sa grande capacité ; de sorte que cela ne signifie plus rien.

Les louanges sont mises aujourd’hui au rang des contes de fées ; on ne doit donc pas les regarder précisément comme des mensonges, puisque leurs auteurs n’ont pas supposé qu’on pût les croire. Quelque vils que soient les flatteurs, quelqu’aguerri que fût l’amour-propre, si l’on attachoit aux louanges toute la valeur des termes, il n’y a personne qui eût le front de les donner ni de les recevoir. Une monnoie qui n’a plus de valeur, devroit cesser d’avoir cours.

On ne doit pas confondre avec ce fade jargon les témoignages sincères de l’estime à laquelle un homme de mérite a droit de prétendre et d’être sensible. Il faudroit un grand fonds de vertu, pour la conserver avec le mépris pour l’opinion des hommes dont on est connu.



  1. V. Suétone et Lampridius.