Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 01

Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 66-77).


CHAPITRE PREMIER.

Sur les mœurs en général.


Avant que de parler des mœurs, commençons par déterminer les différentes idées qu’on attache à ce terme ; car, loin d’avoir des synonymes, il admet plusieurs acceptions. Dans la plus générale, il signifie les habitudes naturelles ou acquises pour le bien ou pour le mal. On l’emploie même pour désigner les inclinations des différentes espèces d’animaux.

On dit d’un poëme, et de tout ouvrage d’imagination, que les mœurs y sont bien gardées, lorsque les usages, les coutumes, les caractères des personnages sont conformes à la connoissance, ou à l’opinion qu’on en a communément. Mais si l’on dit simplement d’un ouvrage qu’il y a des mœurs, on veut faire entendre que l’auteur a écrit d’une manière à inspirer l’amour de la vertu et l’horreur du vice. Ainsi les mœurs sans épithète s’entendent toujours des bonnes mœurs.

Les mœurs d’un tableau consistent dans l’observation du costume. Les mœurs, en parlant d’un particulier et de la vie privée, ne signifient autre chose que la pratique des vertus morales, ou le dérèglement de la conduite, suivant que ce terme est pris en bien ou en mal. On voit dès là que les mœurs diffèrent de la morale qui devroit en être la règle, et dont elles ne s’écartent que trop souvent. Les bonnes mœurs sont la morale pratique.

Relativement à une nation, on entend par les mœurs, ses coutumes, ses usages, non pas ceux qui, indifférens en eux-mêmes, sont du ressort d’une mode arbitraire ; mais ceux qui influent sur la manière de penser, de sentir et d’agir, ou qui en dépendent. C’est sous cet aspect que je considère les mœurs.

De telles considérations ne sont pas des idées purement spéculatives. On pourroit l’imaginer d’après ces écrits sur la morale, où l’on commence par supposer que l’homme n’est qu’un composé de misère et de corruption, et qu’il ne peut rien produire d’estimable. Ce système est aussi faux que dangereux. Les hommes sont également capables du bien et du mal ; ils peuvent être corrigés, puisqu’ils peuvent se pervertir ; autrement, pourquoi punir, pourquoi récompenser, pourquoi instruire ? Mais pour être en droit de reprendre, et en état de corriger les hommes, il faudroit d’abord aimer l’humanité, et l’on seroit alors à leur égard juste sans dureté, et indulgent sans lâcheté.

Les hommes sont, dit-on, pleins d’amour propre, et attachés à leur intérêt. Partons de là. Ces dispositions n’ont par elles-mêmes rien de vicieux, elles deviennent bonnes ou mauvaises par les effets qu’elles produisent. C’est la séve des plantes ; on n’en doit juger que par les fruits. Que deviendroit la société, si on la privoit de ses ressorts, si l’on en retranchoit les passions ? Qu’importe en effet qu’un homme ne se propose dans ses actions que sa propre satisfaction, s’il la fait consister à servir la société ? Qu’importe que l’enthousiasme patriotique ait fait trouver à Régulus de la satisfaction dans le sacrifice de sa vie ? La vertu purement désintéressée, si elle étoit possible, produiroit-elle d’autres effets ? Cet odieux sophisme d’intérêt personnel n’a été imaginé que par ceux qui, cherchant toujours exclusivement le leur, voudroient rejeter le reproche qu’eux seuls méritent sur l’humanité entière. Au lieu de calomnier la nature, qu’ils consultent leurs vrais intérêts, ils les verront unis à ceux de la société.

Qu’on apprenne aux hommes à s’aimer entre eux, qu’on leur en prouve la nécessité pour leur bonheur. On peut leur démontrer que leur gloire et leur intérêt ne se trouvent que dans la pratique de leurs devoirs. En cherchant à les dégrader, on les trompe, on les rend plus malheureux ; sur l’idée humiliante qu’on leur donne d’eux-mêmes, ils peuvent être criminels sans en rougir. Pour les rendre meilleurs, il ne faut que les éclairer ; le crime est toujours un faux jugement.

Voilà toute la science de la morale, science plus importante et aussi sûre que celles qui s’appuient sur des démonstrations. Dès qu’une société est formée, il doit y exister une morale et des principes sûrs de conduite. Nous devons à tous ceux qui nous doivent, et nous leur devons également, quelque différens que soient ces devoirs. Ce principe est aussi sûr en morale, qu’il est certain, en géométrie, que tous les rayons d’un cercle sont égaux et se réunissent en un même point.

Il s’agit donc d’examiner les devoirs et les erreurs des hommes ; mais cet examen doit avoir pour objet les mœurs générales, celles des différentes classes qui composent la société, et non les mœurs des particuliers ; il faut des tableaux et non des portraits ; c’est la principale différence qu’il y a de la morale à la satire.

Les peuples ont, comme des particuliers, leurs caractères distinctifs, avec cette différence, que les mœurs particulières d’un homme peuvent être une suite de son caractère ; mais elles ne le constituent pas nécessairement ; au lieu que les mœurs d’une nation forment précisément le caractère national.

Les peuples les plus sauvages sont ceux parmi lesquels il se commet le plus de crimes : l’enfance d’une nation n’est pas son âge d’innocence. C’est l’excès du désordre qui donne la première idée des lois : on les doit au besoin, souvent au crime, rarement à la prévoyance.

Les peuples les plus polis ne sont pas aussi les plus vertueux. Les mœurs simples et sévères ne se trouvent que parmi ceux que la raison et l’équité ont policés, et qui n’ont pas encore abusé de l’esprit pour se corrompre. Les peuples policés valent mieux que les peuples polis. Chez les barbares, les lois doivent former les mœurs : chez les peuples policés, les mœurs perfectionnent les lois, et quelquefois y suppléent ; une fausse politesse les fait oublier. L’état le plus heureux seroit celui où la vertu ne seroit pas un mérite. Quand elle commence à se faire remarquer, les mœurs sont déjà altérées, et si elles deviennent ridicules, c’est le dernier degré de la corruption.

Un objet très-intéressant seroit l’examen des différens caractères des nations, et de la cause physique ou morale de ces différences ; mais il y auroit de la témérité à l’entreprendre, sans connoître également bien les peuples qu’on voudroit comparer, et l’on seroit toujours suspect de partialité. D’ailleurs l’étude des hommes avec qui nous avons à vivre, est celle qui nous est vraiment utile.

En nous renfermant dans notre nation, quel champ vaste et varié ! Sans entrer dans des subdivisions qui seroient plus réelles que sensibles, quelle différence, quelle opposition même de mœurs ne remarque-t-on pas entre la capitale et les provinces ? Il y en a autant que d’un peuple à un autre.

Ceux qui vivent à cent lieues de la capitale, en sont à un siècle pour les façons de penser et d’agir. Je ne nie pas les exceptions, et je ne parle qu’en général : je prétends encore moins décider de la supériorité réelle, je remarque simplement la différence.

Qu’un homme, après avoir été long-temps absent de la capitale, y revienne, on le trouve ce qu’on appelle rouillé ; peut-être n’en est-il que plus raisonnable ; mais il est certainement différent de ce qu’il étoit. C’est dans Paris qu’il faut considérer le François, parce qu’il y est plus François qu’ailleurs.

Mes observations ne regardent pas ceux qui, dévoués à des occupations suivies, à des travaux pénibles, n’ont partout que des idées relatives à leur situation, à leurs besoins, et indépendantes des lieux qu’ils habitent. On trouve plus à Paris qu’en aucun lieu du monde de ces victimes du travail.

Je considère principalement ceux à qui l’opulence et l’oisiveté suggèrent la variété des idées, la bizarrerie des jugemens, l’inconstance des sentimens et des affections, en donnant un plein essor au caractère. Ces hommes-là forment un peuple dans la capitale. Livrés alternativement et par accès à la dissipation, à l’ambition, ou à ce qu’ils appellent philosophie, c’est-à-dire, à l’humeur, à la misanthropie ; emportés par les plaisirs, tourmentés quelquefois par de grands intérêts ou des fantaisies frivoles, leurs idées ne sont jamais suivies, elles se trouvent en contradiction, et leur paroissent successivement d’une égale évidence. Les occupations sont différentes à Paris et dans la province ; l’oisiveté même ne s’y ressemble pas : l’une est une langueur, un engourdissement, une existence matérielle ; l’autre est une activité sans dessein, un mouvement sans objet. On sent plus à Paris qu’on ne pense, on agit plus qu’on ne projette, on projette plus qu’on ne résout. On n’estime que les talens et les arts de goût ; à peine a-t-on l’idée des arts nécessaires, on en jouit sans les connoître.

Les liens du sang n’y décident de rien pour l’amitié ; ils n’imposent que des devoirs de décence ; dans la province, ils exigent des services ; ce n’est pas qu’on s’y aime plus qu’à Paris, on s’y hait souvent davantage, mais on y est plus parent : au lieu que dans Paris, les intérêts croisés, les événemens multipliés, les affaires, les plaisirs, la variété des sociétés, la facilité d’en changer ; toutes ces causes réunies empêchent l’amitié, l’amour ou la haine d’y prendre beaucoup de consistance.

Il règne à Paris une certaine indifférence générale qui multiplie les goûts passagers, qui tient lieu de liaison, qui fait que personne n’est de trop dans la société, que personne n’y est nécessaire : tout le monde se convient, personne ne se manque. L’extrême dissipation où l’on vit, fait qu’on ne prend pas assez d’intérêt les uns aux autres, pour être difficile ou constant dans les liaisons.

On se recherche peu, on se rencontre avec plaisir ; on s’accueille avec plus de vivacité que de chaleur ; on se perd sans regret, ou même sans y faire attention.

Les mœurs font à Paris ce que l’esprit du gouvernement fait à Londres ; elles confondent et égalent dans la société les rangs qui sont distingués et subordonnés dans l’état. Tous les ordres vivent à Londres dans la familiarité, parce que tous les citoyens ont besoin les uns des autres ; l’intérêt commun les rapproche.

Les plaisirs produisent le même effet à Paris ; tous ceux qui se plaisent se conviennent, avec cette différence que l’égalité, qui est un bien quand elle part d’un principe du gouvernement, est un très-grand mal quand elle ne vient que des mœurs, parce que cela n’arrive jamais que par leur corruption.

Le grand défaut du François est d’avoir toujours le caractère jeune ; par là il est souvent aimable, et rarement sûr : il n’a presque point d’âge mûr, et passe de la jeunesse à la caducité. Nos talens dans tous les genres s’annoncent de bonne heure : on les néglige long-temps par dissipation, et à peine commence-t-on à vouloir en faire usage, que leur temps est passé. Il y a peu d’hommes parmi nous qui puissent s’appuyer de l’expérience.

Oserai-je faire une remarque, qui peut-être n’est pas aussi sûre qu’elle me le paroît ? mais il me semble que ceux de nos talens qui demandent de l’exécution, ne vont pas ordinairement jusqu’à soixante ans dans toute leur force. Nous ne réussissons jamais mieux dans quelque carrière que ce puisse être, que dans l’âge mitoyen, qui est très-court, et plutôt encore dans la jeunesse que dans un âge trop avancé. Si nous formions de bonne heure notre esprit à la réflexion, et je crois cette éducation possible, nous serions sans contredit la première des nations, puisque, malgré nos défauts, il n’y en a point qu’on puisse nous préférer : peut-être même pourrions-nous tirer avantage de la jalousie de plusieurs peuples : on ne jalouse que ses supérieurs. À l’égard de ceux qui se préfèrent naïvement à nous, c’est parce qu’ils n’ont pas encore de droit à la jalousie.

D’un autre côté, le commun des François croit que c’est un mérite de l’être : avec un tel sentiment, que leur manque-t-il pour être patriotes ? Je ne parle point de ceux qui n’estiment que les étrangers. On n’affecte de mépriser sa nation que pour ne pas reconnoître ses supérieurs ou ses rivaux trop près de soi.

Les hommes de mérite, de quelque nation qu’ils soient, n’en forment qu’une entr’eux. Ils sont exempts d’une vanité nationale et puérile ; ils la laissent au vulgaire, à ceux qui, n’ayant, point de gloire personnelle, sont réduits à se prévaloir de celle de leurs compatriotes.

On ne doit donc se permettre aucun parallèle injurieux et téméraire ; mais s’il est permis de remarquer les défauts de sa nation, il est de devoir d’en relever le mérite, et le François en a un distinctif.

C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver, sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s’altère ; il allie les qualités héroïques avec le plaisir, le luxe et la mollesse : ses vertus ont peu de consistance, ses vices n’ont point de racines. Le caractère d’Alcibiade n’est pas rare en France. Le dérèglement des mœurs et de l’imagination ne donne point atteinte à la franchise, à la bonté naturelle du François : l’amour-propre contribue à le rendre aimable ; plus il croit plaire, plus il a de penchant à aimer. La frivolité qui nuit au développement de ses talens et de ses vertus, le préserve en même temps des crimes noirs et réfléchis. La perfidie lui est étrangère, et il est bientôt fatigué de l’intrigue. Le François est l’enfant de l’Europe. Si l’on a quelquefois vu parmi nous des crimes odieux, ils ont disparu plutôt par le caractère national que par la sévérité des lois.

Un peuple très-éclairé et très-estimable à beaucoup d’égards, se plaint que la corruption est venue chez lui au point qu’il n’y a plus de principes d’honneur, que les actions s’y évaluent toutes, qu’elles sont en proportion exacte avec l’intérêt, et qu’on y pourroit faire le tarif des probités.

Je suis fort éloigné d’en croire l’humeur et des déclamations de parti ; mais s’il y avoit un tel peuple, ce que je ne veux pas croire, il seroit composé d’une multitude de vils criminels, parce qu’il y en auroit à tout prix, et on y trouveroit plus de scélérats qu’en aucun lieu du monde, puisqu’il n’y auroit point de vertu dont on ne pût trouver la valeur.

Cela n’est pas heureusement ainsi parmi nous. On y voit peu de criminels par système ; la misère y est le principal écueil de la probité. Le François se laisse entraîner par l’exemple, et séduire par le besoin ; mais il ne trahit pas la vertu de dessein formé. Or la nécessité ne fait guère que des fautes quelquefois pardonnables ; la cupidité réduite en système fait les crimes.

C’est déjà un grand avantage que de ne pas supposer que la probité puisse être vénale ; cela empêche bien des gens de chercher le prix de la leur ; elle n’existe plus dès qu’elle est à l’encan.

Les abus et les inconvéniens qu’on remarque parmi nous, ne seroient pas sans remède, si on le vouloit. Sans entrer dans le détail de ceux qui appartiennent autant à l’autorité qu’à la philosophie, quel parti ne tireroit pas de lui-même un peuple chez qui l’éducation générale seroit assortie à son génie, à ses qualités propres, à ses vertus, et même à ses défauts ?