Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence/Préface

Texte établi par Édouard Laboulaye, Garnier (p. 103-113).


PRÉFACE DE L’ÉDITEUR


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Après sa nomination à l’Académie, Montesquieu prit une résolution, bien rare chez un Français du XVIIIe siècle, ce fut de quitter la France pour quelques années afin de visiter les pays étrangers. C’est en voyant les choses et les hommes qu’il voulait achever de s’instruire, avant de mettre la dernière main au grand ouvrage dont la pensée l’occupait depuis sa jeunesse, l’Esprit des lois.

Parti, le 5 avril 1728, en compagnie de milord Waldegrave, envoyé du roi d’Angleterre à Vienne, il parcourut l’Autriche et la Hongrie, passa de là en Italie, revint par la Suisse, les bords du Rhin et la Hollande, et enfin arriva en Angleterre au mois d’octobre 1729. Il ne resta pas moins de deux ans dans ce pays qui lui donnait le spectacle de la liberté politique. S’il faut en croire d’Alembert, que je soupçonne de prêter son esprit à l’auteur, il résultait des observations de Montesquieu que l’Allemagne était faite pour y voyager, l’Italie pour y séjourner, l’Angleterre pour y penser et la France pour y vivre.

Revenu dans sa patrie, Montesquieu s’enferma pendant deux ans dans son château de la Brède. C’est là qu’il écrivit ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Le livre parut en 1736, à Amsterdam, chez Jacques Desbordes[1]. L’ouvrage était anonyme, mais jamais l’auteur ne s’était moins caché, car une édition, datée d’Amsterdam 1735, porte un privilège du roi, donné à Huart, libraire, le 14 juillet 1734. Et on lit sur le registre de l’Académie française :


Du lundi 30 août 1784.

M. de Montesquieu, l’un des Quarante, et auteur du livre imprimé depuis peu, et lequel a pour titre : Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, a présenté à l’Académie un exemplaire de son ouvrage[2].


De tous les écrits de Montesquieu, c’est celui qui est resté le plus populaire. Le temps n’en a point affaibli la célébrité. Depuis d’Alembert qui veut qu’on l’intitule : Histoire romaine à l’usage des hommes d’État et des philosophes, jusqu’à Villemain qui l’appelle un monument du grand art de composer et d’écrire[3], l’éloge est universel. C’est une œuvre classique qu’on met entre les mains des jeunes gens comme un modèle achevé.

Bien des causes expliquent ce succès : le sujet ; c’est l’histoire de ces Romains qui ont marqué le monde entier de leur empreinte ; la forme, qui permet de saisir en raccourci la longue histoire de l’enfance, de l’âge mûr, de la vieillesse et de la mort de ce peuple puissant qui durant tant de siècles occupa l’univers de sa gloire et de ses malheurs ; le style, formé sur les classiques latins ; la vivacité et la profondeur des réflexions qui, en quelques mots, résument des volumes entiers. C’est un de ces chefs-d’œuvre littéraires qui sont l’honneur d’un siècle et d’un pays.

La Harpe suppose, je ne sais sur quel fondement, que les Considérations faisaient partie du plan primitif de l’Esprit des lois. « Il est probable, dit-il, que l’auteur se détermina à faire de ces Considérations un traité à part… afin que les Romains seuls ne tinssent pas trop de place dans l’Esprit des lois, et ne rompissent pas les proportions de l’ouvrage. » La supposition n’a rien d’invraisemblable ; mais il est tout aussi naturel de croire que Montesquieu, grand admirateur de Florus et de Tacite, a été séduit par l’idée de rivaliser avec eux, et qu’il a voulu s’essayer sur un beau sujet et se faire la main avant d’achever l’Esprit des lois.

Suivre le peuple romain au travers de toutes les révolutions qu’il a subies n’était pas une idée nouvelle ; des réflexions générales sur les institutions romaines n’étaient pas, non plus, chose inconnue. Montesquieu a eu plus d’un précurseur dans cette voie ; son mérite est de les avoir égalés ou dépassés.

Laissons de côté les admirables considérations de Polybe, quoique Montesquieu en ait profité plus d’une fois ; il est aisé de voir qu’en écrivant la première moitié de son livre l’auteur a eu sans cesse Florus sous les yeux. Il ne lui a pas emprunté seulement des vues ingénieuses ou profondes, il en a imité le style brillant et concis.

Dans l’Essai sur le goût, Montesquieu nous a en quelque façon livré son secret.


« Ce qui fait ordinairement une grande pensée, nous dit-il, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d*autres, et qui nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture.

« Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d’Annibal. « Lorsqu’il pouvoit, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en jouir : cum Victoria posset uti, frui maluit, »

« Il nous donne une idée de toutes les guerres de Macédoine, quand il dit : « Ce fut vaincre que d’y entrer : introisse, Victoria fuit. »

« Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse : « C’est le Scipion qui croit pour la destruction de l’Afrique : hic erit Scipio qui in exitium Africœ crescit, » Vous croyez voir un enfant qui croît et s’élève comme un géant.

« Enfin il nous fait voir le grand caractère d’Annibal, la situation de l’univers et toute la grandeur du peuple romain, lorsqu’il dit : « Annibal fugitif cherchoit au peuple romain un ennemi par tout l’univers : qui, profugus ex Africa, hostem populo romano toto orbe quœrebat. »


Parmi les modernes qui ont servi de modèle à Montesquieu, il faut citer au premier rang Machiavel. Les Discours sur la première décade de Tite-Live, l’auteur des Considérations les a lus et relus, il leur a fait plus d’un emprunt. Au fond, malgré de nombreuses différences, les deux écrivains sont de même famille. Machiavel, qui a vu passer devant lui tant d’hommes et tant d’événements, croit davantage à l’adresse et au calcul ; Montesquieu a plus de confiance dans la sagesse du législateur et dans la force des institutions ; mais tous deux sont des esprits politiques qui mesurent l’effet des actions humaines. Pour eux ce n’est pas la fatalité qui gouverne le monde ; les peuples sont les artisans de leur destinée.

Machiavel, il faut le reconnaître, a un grand avantage sur son rival. Il a vécu au milieu des agitations populaires, parmi les guerres et les révolutions ; il a vu de près les fureurs et les faiblesses des partis, la violence et l’injustlce des factions, aussi n’y a-t-il rien qui l’étonne dans l’histoire des Romains. De la Florence des Médicis à la Rome d’Auguste, il y a la différence des temps plutôt que celle des hommes. Montesquieu, né dans une vieille monarchie, chez un peuple rompu à l’obéissance, ne connaît la liberté que par ouï-dire ; toute sa science lui vient de l’antiquité. Il ne dit rien des Gracques, et c’est en copiant Cicéron qu’il nous parle de cette terrible lutte de la misère et de l’ambition qui mena fatalement à l’Empire. Il lui a fallu l’étude de l’Angleterre et une force d’esprit remarquable pour s’élever à certaines vues qui étaient aussi familières au secrétaire florentin qu’elles nous le sont aujourd’hui. Nous ne savons que trop ce que c’est qu’une révolution, et il ne nous faut pas de grands efforts pour nous figurer un César ou un Clodius. En était-il de même pour un magistrat qui, en fait d’agitation politique, ne connaissait que les remontrances du Parlement, la mauvaise humeur du Chancelier, et l’avis du Conseil, ou la lettre de cachet, qui finissait la comédie en imposant silence à tout le monde ?

A côté de Machiavel, on a voulu trouver à l’étranger d’autres écrivains qui auraient inspiré Montesquieu. On a cité Paruta, l’historien de Venise, Harrington et son Oceana, Walter Moyle, disciple d’Harrington, qui en 1726 a publié à Londres un Essai sur le Gouvernement de Rome[4]. C’est une maladie de l’esprit humain de croire toujours que les grands hommes ont volé leurs chefs-d’œuvre à quelque médiocrité inconnue. La vérité est que Montesquieu ne doit rien ni au livre insignifiant de Walter Moyle ni aux Discours politiques de Paruta. Il est même probable qu’il ne les a jamais lus.

Restent deux auteurs français qui ont traité le même sujet que Montesquieu, et que certainement il a eus devant les yeux.

Le premier est Saint-Évremond, que Bayle appelait encore un auteur incomparable. Fort oublié dans le dernier siècle, il reprend aujourd’hui quelque faveur[5]. On ne peut nier qu’il n’eût, sinon beaucoup de science, au moins beaucoup de finesse et de sens. Les Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les divers temps de la République ne sont pas sans mérite, non plus que les Observations sur Salluste et Tacite. Le début du livre est plein de justesse, il est regrettable que Montesquieu n’en ait pas fait son profit. « Il en est, dit Saint-Évremond, de l’origine des peuples comme des généalogies des particuliers ; on ne peut souffrir des commencements bas et obscurs. Ceux-ci vont à la chimère ; ceux-là donnent dans des fables… Les Romains n’ont pas été exempts de cette vanité-là… Les destins n’eurent autre soin que de fonder Rome, si on les en croit, jusque-là qu’une providence Industrieuse voulut ajuster les divers génies de ses rois aux différents besoins de son peuple. Je hais les admirations fondées sur des contes ou établies par l’erreur des faux jugements[6]. »

Cette libre façon de juger les origines romaines et de ne pas croire sur parole Tite-Live ou Plutarque était une nouveauté au XVIIe siècle. Montesquieu, supérieur à Saint-Évremond par tant de côtés, est bien moins dégagé du joug de l’antiquité. Comme Machiavel, il prend au sérieux le génie politique de Romulus et de Numa ; il nous dit gravement qu’une des causes de la prospérité de Rome, c’est que tous ses rois furent de grands personnages. Il ajoute qu’on ne trouve point ailleurs dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d’État et de tels capitaines[7]. Singulière puissance des préjugés d’éducation !

Venons maintenant à un beau génie qui a eu une influence visible sur l’œuvre de Montesquieu ; je veux parler de Bossuet. Qu’on relise le sixième chapitre de la troisième partie du Discours sur l’histoire universelle, on ne doutera pas un instant que l’évêque n’ait inspiré le philosophe. C’est le même goût de l’antiquité, la même admiration de la grandeur romaine, le même enthousiasme pour ce peuple de laboureurs qui, à force de courage, de patience, de frugalité, a fini par conquérir le monde. Est-ce Bossuet, est-ce Montesquieu qui écrit les lignes suivantes ? On pourrait aisément s’y tromper.


« De tous les peuples du monde le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux et enfin le plus patient, a été le peuple romain.

« De tout cela s’est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme et la plus suivie qui fût jamais. M Le fond d’un Romain, pour ainsi parler, étoit l’amour de sa liberté et de sa patrie. Une de ces choses lui faisoit aimer l’autre ; car, parce qu’il aimoit sa liberté, il aimoit aussi sa patrie, comme une mère qui le nourrissoit dans des sentiments également généreux et libres.

« Sous ce nom de liberté, les Romains se figuroient, avec les Grecs, un état où personne ne fût sujet que de la loi, et où la loi fût plus puissante que les hommes[8] »


Sans doute le point de vue auquel Bossuet se place n’est pas celui de Montesquieu. Dans l’histoire des Romains, l’évêque de Meaux ne voit qu’un épisode, le plus important, il est vrai, de l’histoire du monde. Dieu qui seul sait tout réduire à sa volonté a tout dirigé et tout fait. Les Romains n’ont été qu’un outil dans les mains de la Providence. Il fallait, suivant la pensée de saint Augustin, que l’univers devînt romain pour devenir plus aisément chrétien. Voilà le secret de la fortune romaine. Tout au contraire, Montesquieu, de même que Machiavel, sécularise l’histoire et ne s’occupe que des causes secondes. Il n’essaye point de pénétrer dans les conseils éternels ; il ne voit que Rome au milieu de l’univers, et cherche les causes humaines de sa grandeur et de sa décadence. Cette grandeur, elle la doit à la sagesse de ses premiers législateurs, à la prudence du sénat, aux vertus de ses citoyens ; la décadence est le fruit de l’agrandissement démesuré de l’État, du luxe asiatique, des discordes civiles, de l’épouvantable tyrannie des premiers empereurs, de la lâcheté, des rapines, de la bigoterie des successeurs de Constantin. Et cependant, malgré cette profonde diversité dans la conception du sujet, ces deux écrivains se rencontrent sans cesse dans leur appréciation des hommes et des choses. C’est que le jour de la critique n’est pas venu. Bossuet, aussi bien que Montesquieu, tire toute sa science des écrivains grecs et romains ; il ne s’élève pas au-dessus des jugements de Polybe ni de Tite-Live ; il en croit Plutarque et Denys d’Halicarnasse. Il a un faible pour ce peuple qui, à le considérer de près, a écrasé des nations plus douces et plus éclairées, peuple sans littérature originale, sans arts et sans industrie, mais qui fut le premier de tous pour gouverner le monde et le réduire par la force à l’obéissance et à l’unité. Ni Bossuet ni Montesquieu ne se sont demandé si les victoires de Rome n’ont pas été un malheur, et si le triomphe de la civilisation grecque n’eût pas été un bienfait pour l’humanité.

En face de Machiavel et de Bossuet, quelle est donc l’originalité de Montesquieu ?

Elle est dans ce style qui grave en traits de flamme la pensée de l’écrivain ; elle est dans ces réflexions neuves, justes, pénétrantes, qui, à chaque page, nous révèlent quelque vérité nouvelle. Tacite n’est ni plus concis ni plus profond. Quand on a lu ce petit livre des Considérations, on ne connaît pas seulement les Romains, on a fait un cours de philosophie politique ; on sait à quelles conditions est attachée la prospérité des nations. En prouvant par les leçons de l’histoire que la liberté fait vivre les peuples et que le despotisme les tue, en montrant que l’expiation suit la faute et que la fortune finit d’ordinaire par se ranger du côté de la vertu, Montesquieu n’est ni moins moral ni moins religieux que Bossuet.

Les contemporains admirèrent l’immense lecture de Montesquieu. Aujourd’hui ce n’est pas ce côté qui nous frappe. On a tant fouillé l’antiquité qu’on en a entièrement renouvelé l’aspect. Nos savants modernes sourient quand on leur parle de l’érudition de Montesquieu, et il est vrai de dire que si l’on voulait faire un commentaire critique des Considérations, afin de les mettre au courant des opinions nouvelles, il faudrait plus de notes que de texte ; il n’y a guère de point qui ne soit contesté.

Et cependant on n’effacera pas cet immortel chef-d’œuvre ; il survivra à plus d’un livre qu’on admire aujourd’hui. Que reste-t-il de Niebuhr et de ses ingénieuses hypothèses, remplacées par des hypothèses non moins ingénieuses et non moins fragiles ? Qu’est devenu ce roman prétentieux que M. Mommsen, un habile antiquaire cependant, a baptisé du nom d’Histoire romaine ? Toutes ces merveilles d’érudition vieillissent en dix ans, tandis qu’à chaque génération les Considérations trouvent de nouveaux lecteurs pour les admirer. A quoi tient cette fortune persévérante ? C’est que Montesquieu étudie, non point des choses passagères, non point des curiosités d’antiquaire, mais les passions et les intérêts, les vertus et les vices qui, de tout temps, ont été le ressort secret des actions humaines. Voilà ce qui fait qu’on le lira toujours, sinon comme un érudit, du moins comme un maître en politique. Qu’importe que Romulus ait ou non vécu, et qu’il ait ou non adopté le large bouclier des Sabins au lieu du petit bouclier argien dont il s’était servi jusqu’alors ? En sera-t-il moins vrai qu’une des causes de la supériorité militaire des Romains fut leur habitude d’adopter tout ce qu’ils trouvaient de bon chez les peuples étrangers, lors même qu’ils les avaient vaincus ? N’est-ce pas ainsi que cette race pesante, sans esprit et sans invention, a conquis le monde à force de calcul et de ténacité ? Grande leçon qui aujourd’hui n’a rien perdu de son à-propos.

Combien d’autres exemples ne pourrait-on pas citer du coup d’œil pénétrant de Montesquieu ? C’est par là qu’il excelle ; c’est par là qu’il a pris dans la science une place que personne ne lui dispute. On peut lui reprocher parfois un peu trop de rhétorique ; on peut contester quelques-unes de ses appréciations ; son livre n’en reste pas moins ce qu’on a écrit de plus juste sur les Romains. Et je ne parle pas seulement des Romains classiques, de ces soldats infatigables qui conquièrent le monde ; je parle également des Romains de la décadence et de toutes les misères byzantines. Qu’est-ce que le grand ouvrage de Gibbon, sinon la paraphrase des derniers chapitres de Montesquieu ? Ici notre auteur n’avait point de modèle ; il lui fallait chercher sa voie au milieu des tristes annales d’un monde expirant ; jamais peut-être il n’a mieux prouvé la force de son génie. Avec lui non-seulement « on assiste à cette longue expiation de la conquête du monde et les nations vaincues paraissent trop vengées[9], » mais on ne voit pas dans la décadence romaine le jeu d’une fatalité inexorable, on y reconnaît que la liberté, avec ses dures conditions, est la loi de la vie humaine. Un peuple qui s’abandonne à un maître ne trouve même pas dans cet abandon le repos qu’envie sa lâcheté. Grandir par la vertu ou tomber et mourir par la honte, c’est la morale des Considérations ; c’est par là que ce livre est une lecture fortifiante. Il a gardé quelque chose de l’esprit stoïque si cher à Montesquieu.

Il nous reste à dire quelques mots des premières éditions et des principaux commentateurs des Considérations.

De 1734 à 1746 il y a eu six éditions, dans lesquelles on n’a pas changé sensiblement le texte ; mais en 1748, Montesquieu a publié à Paris une nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée[10] L’approbation, datée de Versailles le 12 août 1747, est donnée par M. de Moncrif, qui déclare que dans les augmentations il n’a rien trouvé qui ne soit digne du livre et de l’auteur. C’est la première édition qui contienne une table de matières ; c’est le texte reproduit, sauf quelques changements insignifiants, par l’édition de 1758 ; c’est celui que nous donnons, en y joignant les variantes des premières éditions.

Le premier qui commenta les Considérations fut, suivant toute apparence, le roi de Prusse Frédéric II. En lisant l’édition de 1734, il l’avait annotée pour son usage personnel. Ces notes, qu’on suppose écrites en 1748, étaient à la marge d’un exemplaire que Napoléon trouva dans la bibliothèque de Sans-Souci et qu’il emporta sans scrupule. A corsaire, corsaire et demi. Ce volume, déposé dans la bibliothèque de l’empereur, fut emprunté par M. de Talleyrand, qui oublia de le rendre[11]. On en a dernièrement retrouvé une copie qu’on va donner au public.

Ces notes sont plus curieuses pour nous faire connaître Frédéric que pour éclaircir le texte de Montesquieu. Par exemple, l’auteur nous dit au chapitre V :


« Les rois de Macédoine étoient ordinairement des princes habiles. Leur monarchie n’étoit pas du nombre de celles qui vont par une espèce d’allure donnée dans le commencement. Continuellement instruits par les périls et par les affaires, embarrassés dans tous les démêlés des Grecs, il leur falloit gagner les principaux des villes, éblouir les peuples, diviser ou réunir les intérêts ; enfin ils étoient obligés de payer de leur personne à chaque instant. »


Rien de plus vrai que cette peinture : elle frappe tous ceux qui ont étudié l’histoire ancienne ; mais le coup a porté plus loin et Frédéric se reconnaît dans ce tableau.

« Ces rois de Macédoine, dit-il, étoient ce qu’est un roi de Prusse et un roi de Sardaigne de nos jours. »

Si Montesquieu écrit avec grande raison : « César pardonna à tout le monde ; mais il me semble que la modération que l’on montre après qu’on a tout usurpé, ne mérite pas de grandes louanges[12] ; Frédéric proteste :


« Ceci est d’un critique outré. Sylla n’en usa pas avec autant de modération que César ; une âme basse qui auroit pu se venger l’auroit pourtant fait. Mais César ne sait que pardonner. Il est toujours beau de pardonner, quand même on n’a plus rien à craindre. »


Sans doute il est beau de pardonner… à des coupables. Mais pardonner à ceux dont on a égorgé les enfants, à ceux qu’on a dépouillés, ruinés, asservis le fer à la main, en violant toutes les lois et tous les serments, c’est un genre de clémence à l’usage des conquérants ; il ne faut pas demander aux victimes de le comprendre, ni aux honnêtes gens de l’admirer.

Les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains faisant partie des livres classiques qu’on met entre les mains de la jeunesse, on les a souvent annotées dans ces derniers temps. De savants professeurs, des littérateurs émérites : MM. Longueville, Dezobry, Mazure, Olleris, l’abbé Drioux, ont donné de bonnes éditions qui font honneur à l’enseignement universitaire. Il me sera permis de distinguer parmi ces commentaires celui qu’a publié M. Aubert, professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand. Il a recueilli avec soin les variantes de la première édition, et y a joint des notes historiques et littéraires dont j’ai profité plus d’une fois. Du reste, il n’est aucun de ces commentateurs qui ne m’ait appris quelque chose ; c’est un devoir pour moi de remercier publiquement tous ces confrères en Montesquieu.


Novembre 1873.


  1. Un vol. in-12. Il y a eu deux éditions la même année. Celle qui a un errata n’est que la seconde.
  2. Montesquieu. Bibliographie de ses œuvres, par Louis Dangeau. Paris, 1874, p. 9.
  3. Tableau du XVIIe siècle.
  4. Traduit en français et publié à Paris en l’an X (1801). Un vol. in-8o de 112 pages.
  5. Grâce surtout à M. Giraud qui a donné une excellente édition des principaux ouvrages de Saint-Êvremond. Paris, 1869, 3 vol. in-12.
  6. Ch. I, de l’Origine fabuleuse des Romains, etc.
  7. Considérations, etc., ch. I.
  8. Discours sur l’histoire universelle, IIIe partie, ch. VI, l’Empire romain.
  9. Villemain, Éloge de Montesquieu.
  10. Cette édition porte en tête un frontispice d’Eisen, qui représente une divinité (Rome, suivant toute apparence), assise sur son trône, et ayant à ses pieds, à gauche des couronnes et des armes semées à terre ; à droite un lion couché. Mon exemplaire porte comme noms d’imprimeur : « A Paris, rue Saint-Jacques, chez Huart et Moreau fils, libraires de la Reine, et libraires-imprimeurs de Monseigneur le Dauphin, A la Justice et au grand saint Basile. M DCC XLVIII, in-12. »
    Il y a d'autres exemplaires qui portent le nom des libraires Guillyn, David l'ainé et Durand, auquels Huart avait cédé les deux tiers de son privilège.
  11. Souvenirs historiques du baron de Menneval, secrétaire de l’empereur, t. III, p. 160.
  12. Considérations, ch. XI.