Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence/07

Texte établi par Édouard Laboulaye, Garnier (p. 176-179).


CHAPITRE VII.


COMMENT MITHRIDATE PUT LEUR RÉSISTER[1].


De tous les rois que les Romains attaquèrent, Mithridate seul se défendit avec courage et les mit en péril.

La situation de ses États était admirable pour leur faire la guerre. Ils touchaient au pays inaccessible du Caucase, rempli de nations féroces dont on pouvait se servir. De là, ils s’étendaient sur la mer du Pont. Mithridate la couvrait de ses vaisseaux et allait continuellement acheter de nouvelles armées de Scythes ; l’Asie était ouverte à ses invasions ; il était riche, parce que ses villes sur le Pont-Euxin faisaient un commerce avantageux avec des nations moins industrieuses qu’elles[2].

Les proscriptions, dont la coutume commença dans ces temps-là, obligèrent plusieurs Romains de quitter leur patrie. Mithridate les reçut à bras ouverts : il forma des légions où il les fit entrer, qui furent ses meilleures troupes[3].

D’un autre côté, Rome, travaillée par ses dissensions civiles, occupée de maux plus pressants, négligea les affaires d’Asie et laissa Mithridate suivre ses victoires ou respirer après ses défaites.

Rien n’avait plus perdu la plupart des rois que le désir manifeste qu’ils témoignaient de la paix ; ils avaient détourné par là tous les autres peuples de partager avec eux un péril dont ils voulaient tant sortir eux-mêmes. Mais Mithridate fit d’abord sentir à toute la terre qu’il était ennemi des Romains, et qu’il le serait toujours.

Enfin, les villes de Grèce et d’Asie, voyant que le joug des Romains s’appesantissait tous les jours sur elles, mirent leur confiance dans ce roi barbare, qui les appelait à la liberté[4].

Cette disposition des choses produisit trois grandes guerres, qui forment un des beaux morceaux de l’histoire romaine, parce qu’on n’y voit pas des princes déjà vaincus par les délices et l’orgueil, comme Antiochus et Tigrane ; ou par la crainte, comme Philippe, Persée et Jugurtha ; mais un roi magnanime, qui, dans les adversités, tel qu’un lion qui regarde ses blessures, n’en était que plus indigné.

Elles sont singulières, parce que les révolutions y sont continuelles et toujours inopinées : car, si Mithridate pouvait aisément réparer ses armées, il arrivait aussi que, dans les revers, où l’on a plus besoin d’obéissance et de discipline, ses troupes barbares l’abandonnaient ; s’il avait l’art de solliciter les peuples et de faire révolter les villes, il éprouvait, à son tour, des perfidies de la part de ses capitaines, de ses enfants et de ses femmes ; enfin, s’il eut affaire à des généraux romains malhabiles, on envoya contre lui, en divers temps, Sylla, Lucullus et Pompée.

Ce prince, après avoir battu les généraux romains et fait la conquête de l’Asie, de la Macédoine et de la Grèce, ayant été vaincu à son tour par Sylla, réduit par un traité à ses anciennes limites, fatigué par les généraux romains, devenu encore une fois leur vainqueur et le conquérant de l’Asie, chassé par Lucullus, suivi dans son propre pays, fut obligé de se retirer chez Tigrane, et, le voyant perdu sans ressource, après sa défaite[5], ne comptant plus que sur lui-même, il se réfugia dans ses propres États et s’y rétablit.

Pompée succéda à Lucullus, et Mithridate en fut accablé : il fuit de ses États, et, passant l’Araxe, il marcha de péril en péril par le pays des Laziens, et, ramassant dans son chemin ce qu’il trouva de Barbares, il parut dans le Bosphore, devant son fils Maccharès, qui avait fait sa paix avec les Romains[6].

Dans l’abîme où il était, il forma le dessein de porter la guerre en Italie et d’aller à Rome avec les mêmes nations qui l’asservirent quelques siècles après, et par le même chemin qu’elles tinrent[7].

Trahi par Pharnace, un autre de ses fils, et par une armée effrayée de la grandeur de ses entreprises et des hasards qu’il allait chercher, il mourut en roi.

Ce fut alors que Pompée, dans la rapidité de ses victoires, acheva le pompeux ouvrage de la grandeur de Rome. Il unit au corps de son empire des pays infinis ; ce qui servit plus au spectacle de la magnificence romaine qu’à sa vraie puissance. Et, quoiqu’il parût par les écriteaux portés à son triomphe qu’il avait augmenté le revenu du fisc de plus d’un tiers, le pouvoir n’augmenta pas, et la liberté publique n’en fut que plus exposée[8].


  1. Montesquieu, pour ce chapitre entier, s'est inspiré de Florus, qu'il suit en l'abrégeant. On retrouve, presque à chaque phrase, un souvenir de l'histoire romain. (Aubert.) On peut ajouter qu'il a eu devant les yeux le Mithridate de Racine. Conf. Esprit des lois, XXI, 12.
  2. C'est la vieille erreur antiéconomique que le dommage de l'un et le profit de l'autre. Tout au contraire, c'est entre nations riches et industrieuses que le commerce est le plus avantageux pour toutes deux. Qu'est-ce en effet que le commerce, sinon un échange de richesses ?
  3. Frontin, Stratagèmes, liv. II, chap. III, ex. 15, 27, dit qu’Archélaüs, lieutenant de Mithridate, combattant contre Sylla, mit au premier rang ses chariots à faux ; au second sa phalange, au troisième, les auxiliaires armés à la romaine : Mixtis fugitivis Italiæ quorum pervicaciæ multum fidebat. Mithridate fit même une alliance avec Sertorius. Voyez aussi Plutarque, Vie de Lucullus. (M.)
  4. Esprit des lois, XI, 19.
  5. A. Chassé par Lucullus, suivi dans son propre pays, obligé de se retirer chez Tigrane, vaincu avec lui ; voyant ce roi perdu sans ressource, ne comptant plus que sur lui-même, etc.
  6. Mithridate l’avait fait roi du Bosphore. Sur la nouvelle de l’arrivée de son père, il se donna la mort. (M.)
  7. Voyez Appien, De bello mithridatico, chap. CIX. (M.)
  8. Voyez Plutarque dans la Vie de Pompée, et Zonaras, liv. II. (M.)