Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/XXIII

CHAPITRE XXIII.

De l’armée d’Italie.

LES deux grandes armées de la république, celles du Rhin et de l’Italie, furent presque constamment victorieuses jusqu’au traité de Campo-Formio, qui suspendit pendant quelques instans la longue guerre continentale. L’armée du Rhin, dont le général Moreau étoit le chef, avoit conservé toute la simplicité républicaine ; l’armée d’Italie, commandée par le général Bonaparte, éblouissoit par ses conquêtes, mais elle s’écartoit chaque jour davantage de l’esprit patriotique qui avoit animé jusqu’alors les armées françoises. L’intérêt personnel prenoit la place de l’amour de la patrie, et l’attachement à un homme l’emportoit sur le dévouement à la liberté. Bientôt aussi les généraux de l’armée d’Italie commencèrent à s’enrichir, ce qui diminua d’autant leur enthousiasme pour les principes austères sans lesquels un état libre ne sauroit subsister.

Le général Bernadotte, dont j’aurai l’occasion de parler dans la suite, vint, à la tête d’une division de l’armée du Rhin, se joindre à l’armée d’Italie. Il y avoit une sorte de contraste entre la noble pauvreté des uns et la richesse irrégulière des autres ; ils ne se ressembloient que par la bravoure. L’armée d’Italie étoit celle de Bonaparte, l’armée du Rhin celle de la république françoise. Toutefois rien ne fut si brillant que la conquête rapide de l’Italie. Sans doute, le désir qu’ont eu de tout temps les Italiens éclairés de se réunir en un seul état, et d’avoir assez de force nationale pour ne plus rien craindre ni rien espérer des étrangers, contribua beaucoup à favoriser les progrès du général Bonaparte. C’est au cri de vive l’Italie qu’il a passé le pont de Lodi, et c’est à l’espoir de l’indépendance qu’il dut l’accueil des Italiens. Mais les victoires qui soumettoient à la France des pays au delà de ses limites naturelles, loin de favoriser sa liberté, l’exposoient au danger du gouvernement militaire.

On parloit déjà beaucoup à Paris du général Bonaparte ; la supériorité de son esprit en affaires, jointe à l’éclat de ses talens comme général, donnoit à son nom une importance que jamais un individu quelconque n’avoit acquise depuis le commencement de la révolution. Mais, bien qu’il parlât sans cesse de la république dans ses proclamations, les hommes attentifs s’apercevoient qu’elle étoit à ses yeux un moyen et non un but. Il en fut ainsi pour lui de toutes les choses et de tous les hommes. Le bruit se répandit qu’il vouloit se faire roi de Lombardie. Un jour je rencontrai le général Augereau qui venoit d’Italie, et qu’on citait, je crois alors avec raison, comme un républicain zélé. Je lui demandai s’il étoit vrai que le général Bonaparte songeât à se faire roi. « Non, assurément, répondit-il, c’est un jeune homme trop bien élevé pour cela. » Cette singulière réponse étoit tout-à-fait d’accord avec les idées du moment. Les républicains de bonne foi auroient regardé comme une dégradation pour un homme, quelque distingué qu’il fût, de vouloir faire tourner la révolution à son avantage personnel. Pourquoi ce sentiment n’a-t-il pas eu plus de force et de durée parmi les François !

Bonaparte s’arrêta dans sa marche sur Rome en signant la paix de Tolentino, et c’est alors qu’il obtint la cession des superbes monumens des arts qu’on a vus long-temps réunis dans le Musée de Paris. La véritable place de ces chefs-d’œuvre étoit sans doute en Italie, et l’imagination les y regrettoit : mais de tous les illustres prisonniers, ce sont ceux auxquels les François avoient raison d’attacher le plus de prix. Le général Bonaparte écrivit au directoire qu’il avoit fait de ces monumens une des conditions de la paix avec le pape. J’ai particulièrement insisté, dit-il, sur les bustes de Junius et de Marcus Brutus que je veux envoyer à Paris les premiers. Le général Bonaparte qui, depuis, a fait ôter ces bustes de la salle du corps législatif, auroit pu leur épargner la peine du voyage.