Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/XIII

CHAPITRE XIII.

De Charles Ier et de Louis XVI.

BEAUCOUP de personnes ont attribué les désastres de la France à la faiblesse du caractère de Louis XVI, et l’on n’a cessé de répéter que sa condescendance pour les principes de la liberté a été l’une des causes essentielles de la révolution. Il me semble donc curieux de montrer à ceux qui se persuadent qu’il suffisoit en France, à cette époque, de tel ou tel homme pour tout prévenir, de telle ou telle résolution pour tout arrêter ; il me semble curieux, dis-je, de leur montrer que la conduite de Charles Ier a été, sous tous les rapports, l’opposé de celle de Louis XVI, et que pourtant deux systèmes contraires ont amené la même catastrophe : tant est invincible la force des révolutions dont l’opinion du grand nombre est la cause !

Jacques Ier, le père de Charles, disoit que l’on pouvoit juger la conduite des rois, puisque l’on se permettoit bien d’examiner les décrets de la Providence, mais que leur puissance ne pouvoit pas plus être mise en doute que celle de Dieu. Charles Ier avoit été élevé dans ces maximes, et il regardoit comme une mesure aussi condamnable qu’impolitique toute concession faite par l’autorité royale. Louis XVI, cent cinquante ans plus tard, étoit modifié par son siècle ; la doctrine de l’obéissance passive, qui subsistoit encore en Angleterre du temps de Charles Ier, n’étoit plus soutenue, même par le clergé de France, en 1789. Le parlement anglois avoit existé de tout temps ; et, quoiqu’il ne fût pas irrévocablement décidé que son consentement fût nécessaire pour l’impôt, cependant on avoit coutume de le lui demander. Mais, comme il accordoit des subsides pour plusieurs années, le roi d’Angleterre n’étoit pas, comme aujourd’hui, dans l’obligation de le rassembler tous les ans, et très-souvent on prolongeoit les impôts, sans que le renouvellement en fût prononcé par les représentans du peuple. Toutefois le parlement protestoit toujours contre cet abus ; la querelle des communes avec Charles Ier commença sur ce terrain. On lui reprocha deux impôts qu’il percevoit sans le consentement de la nation. Irrité de ce reproche, il ordonna, d’après le droit constitutionnel qu’il en avoit, que le parlement fût dissous, et il resta douze ans sans en convoquer un autre : interruption presque sans exemple dans l’histoire d’Angleterre. La querelle de Louis XVI commença, comme celle de Charles Ier, par des embarras de finances, et ce sont toujours ces embarras qui mettent les rois dans la dépendance des peuples ; mais Louis XVI convoqua les états généraux qui, depuis près de deux cents ans, étoient presque oubliés en France.

Louis XIV avoit supprimé jusqu’aux remontrances du parlement de Paris, seul privilége politique laissé à ce corps, lorsqu’il enregistroit les édits bursaux. Henri VIII, en Angleterre, avoit fait recevoir ses proclamations comme ayant force de loi. Ainsi donc, Charles Ier et Louis XVI pouvoient tous les deux se considérer comme les héritiers d’un pouvoir sans bornes, mais avec cette différence, que le peuple anglois s’appuyoit toujours, avec raison, sur le passé, pour réclamer ses droits ; tandis que les François demandoient une chose nouvelle, puisque la convocation des états généraux n’étoit prescrite par aucune loi. Louis XVI, d’après la constitution ou la non-constitution de France, n’étoit point obligé à appeler les états généraux ; Charles Ier, en restant douze années sans rassembler le parlement anglois, violoit les priviléges reconnus. Pendant les douze années d’interruption du parlement sous Charles Ier, la chambre étoilée, tribunal irrégulier qui exécutoit les volontés du roi d’Angleterre, exerça toutes les rigueurs imaginables. Prynne fut condamné à avoir les oreilles coupées, pour avoir écrit d’après la doctrine des puritains contre les spectacles, et contre la hiérarchie ecclésiastique. Allison et Robins subirent la même peine, parce qu’ils manifestoient une opinion différente de celle de l’archevêque d’York. Lilburne fut attaché au pilori, inhumainement livré aux verges, et de plus bâillonné, parce que ses courageuses complaintes faisoient effet sur le peuple. Williams, un évêque, subit un supplice du même genre. Les plus cruelles punitions furent infligées à ceux qui se refusoient à payer les taxes ordonnées par une simple proclamation du roi ; des amendes assez fortes pour ruiner ceux qui y étoient condamnés, furent exigées par la même chambre étoilée dans une foule de cas différens : mais en général, c’étoit surtout contre la liberté de la presse qu’on sévissoit avec violence. Louis XVI ne fit presque pas usage du moyen arbitraire des lettres de cachet pour exiler, ou pour mettre en prison ; aucun acte de tyrannie ne put lui être reproché ; et, loin de réprimer la liberté de la presse, ce fut l’archevêque de Sens, premier ministre du roi, qui invita, en son nom, tous les écrivains à faire connaître leur opinion sur la forme et la convocation des états généraux.

La religion protestante étoit établie en Angleterre ; mais comme l’Église anglicane admet le roi pour chef, Charles Ier avoit certainement beaucoup plus d’influence sur son Église que le roi de France sur la sienne. Le clergé anglois, conduit par Laud, quoique protestant, étoit et plus absolu sous tous les rapports, et plus sévère que le clergé françois : car l’esprit philosophique s’étoit introduit chez quelques-uns des chefs de l’Église gallicane, et Laud étoit plus sûrement orthodoxe que le cardinal de Rohan, le premier des évêques de France. L’autorité et la hiérarchie ecclésiastiques furent maintenues avec une extrême sévérité par Charles Ier. La plupart des sentences cruelles qu’on peut reprocher à la chambre étoilée eurent pour objet de faire respecter le clergé anglois. Celui de France ne se défendit guère, et ne fut pas défendu ; tous les deux furent également supprimés par la révolution.

La noblesse angloise n’eut point recours au mauvais moyen de l’émigration, au plus mauvais moyen encore d’appeler les étrangers ; elle entoura le trône constamment, et se battit avec le roi pendant la guerre civile. Les principes philosophiques, à la mode en France au commencement de la révolution, excitoient un grand nombre de nobles à tourner eux-mêmes en ridicule leurs priviléges. L’esprit du dix-septième siècle ne portoit pas la noblesse angloise à douter de ses propres droits. La chambre étoilée punit, avec une extrême rigueur, des hommes qui s’étoient permis de plaisanter sur quelques lords. La plaisanterie n’est jamais interdite aux François. Les nobles d’Angleterre étoient graves et sérieux, tandis que ceux de France sont légers et moqueurs ; et cependant les uns et les autres furent également dépouillés de leurs priviléges : et, tandis que tout a différé dans les mesures de défense, tout fut pareil dans la défaite.

L’on a souvent dit que la grande influence de Paris sur le reste de la France étoit l’une des causes de la révolution. Londres n’a jamais exercé le même ascendant sur l’Angleterre, parce que les grands seigneurs anglois vivoient beaucoup plus dans les provinces que les grands seigneurs françois. Enfin, on a prétendu que le premier ministre de Louis XVI, M. Necker, avoit des principes républicains, et qu’un homme tel que le cardinal de Richelieu auroit su prévenir la révolution. Le comte de Strafford, ministre favori de Charles Ier, étoit d’un caractère ferme et même despotique ; il avoit, de plus que le cardinal de Richelieu, l’avantage d’être un grand et brave militaire, ce qui donne une meilleure grâce à l’exercice du pouvoir absolu. M. Necker a joui de la plus grande popularité qu’aucun homme ait eue en France ; le comte de Strafford a toujours été l’objet de l’animosité du peuple, et tous les deux cependant ont été renversés par la révolution, et sacrifiés par leur maître : le premier, parce que les communes le dénoncèrent, le second, parce que les courtisans exigèrent son renvoi. Enfin (c’est ici la plus remarquable des différences) on n’a cessé de reprocher à Louis XVI de n’avoir pas monté à cheval, de n’avoir pas repoussé la force par la force, et d’avoir craint la guerre civile avant tout. Charles Ier l’a commencée, avec des motifs sans doute très-plausibles, mais enfin il l’a commencée. Il quitta Londres, se rendit dans la province, et se mit à la tête d’une armée qui défendit l’autorité royale jusqu’à la dernière extrémité. Charles Ier ne voulut pas reconnaître la compétence du tribunal qui le condamna ; Louis XVI ne fit pas une seule protestation contre ses juges. Charles Ier étoit infiniment supérieur à Louis XVI par son esprit, sa figure et ses talens militaires ; tout fait contraste entre ces deux monarques, excepté leur malheur.

Il existoit cependant un rapport dans les sentimens, qui seul peut expliquer la ressemblance des destinées ; c’est que Charles Ier aimoit au fond du cœur le catholicisme proscrit par l’opinion dominante en Angleterre, et que Louis XVI aussi souhaitoit de maintenir les anciennes institutions politiques de la France. Ce rapport a causé la perte de tous les deux. C’est dans l’art de conduire l’opinion, ou d’y céder à propos, que consiste la science de gouverner dans les temps modernes.