Considérations sur … la Révolution Française/Sixième partie/X

CHAPITRE X.

De l’influence du pouvoir arbitraire sur l’esprit et le carac-
tère d’une nation
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FRÉDÉRIC II, Marie-Thérèse et Catherine II ont inspiré une si juste admiration pour leur talent de gouverner, qu’il est très-naturel que, dans les pays où leur souvenir est encore vivant, et leur système exactement suivi, l’on sente moins qu’en France la nécessité d’un gouvernement représentatif. Le Régent et Louis XV, au contraire, ont donné dans le dernier siècle le plus triste exemple de tous les malheurs, de toutes les dégradations attachées au pouvoir arbitraire. Nous le répétons donc, nous n’avons ici en vue que la France ; c’est elle qui ne doit pas souffrir qu’après vingt-sept années de révolution, on la prive des avantages qu’elle a recueillis, et qu’on lui fasse porter le double déshonneur d’être vaincue au dedans comme au dehors.

Des partisans du pouvoir arbitraire citent les règnes d’Auguste dans l’antiquité, d’Élisabeth et de Louis XIV dans les temps modernes, comme une preuve que les monarchies absolues peuvent au moins être favorables aux progrès de la littérature. Les lettres, du temps d’Auguste, n’étoient guère qu’un art libéral, étranger aux intérêts politiques. Sous Élisabeth, la réforme religieuse excitoit les esprits à tous les genres de développemens, et le pouvoir les favorisoit d’autant plus, que sa force consistoit dans l’établissement même de cette réforme. Les progrès littéraires de la France, sous Louis XIV, comme nous l’avons déjà dit dans le commencement de cet ouvrage, ont été causés par le développement intellectuel que les guerres civiles avoient excité. Ces progrès ont conduit à la littérature du dix-huitième siècle ; et, loin qu’on puisse attribuer au gouvernement de Louis XV les chefs-d’œuvre de l’esprit humain qui ont paru à cette époque, il faut les considérer presque tous comme des attaques contre ce gouvernement. Le despotisme donc, s’il entend bien ses intérêts, n’encouragera pas les lettres, car les lettres mènent à penser, et la pensée juge le despotisme. Bonaparte a dirigé les esprits vers les succès militaires ; il avoit parfaitement raison selon son but : il n’y a que deux genres d’auxiliaires pour l’autorité absolue ; ce sont les prêtres ou les soldats. Mais n’y a-t-il pas, dit-on, des despotismes éclairés, des despotismes modérés ? Toutes ces épithètes, avec lesquelles on se flatte de faire illusion sur le mot auquel on les adjoint, ne peuvent donner le change aux hommes de bon sens. Il faut, dans un pays comme la France, détruire les lumières, si l’on ne veut pas que les principes de liberté renaissent. Pendant le règne de Bonaparte, et depuis, on a imaginé un troisième moyen ; c’est de faire servir l’imprimerie à l’oppression de la liberté, en n’en permettant l’usage qu’à de certains écrivains, chargés de commenter toutes les erreurs avec d’autant plus d’impudence qu’il est interdit de leur répondre. C’est consacrer l’art d’écrire à la destruction de la pensée, et la publicité même aux ténèbres ; mais cette espèce de jonglerie ne sauroit subsister longtemps. Quand on veut commander sans loi, il ne faut s’appuyer que sur la force, et non sur des argumens ; car, bien qu’il soit défendu de les réfuter, la fausseté palpable de ces argumens donne envie de les combattre ; et, pour bien faire taire les hommes, le mieux est encore de ne pas leur parler.

Certainement il seroit injuste de ne pas reconnaître que plusieurs souverains, en possession du pouvoir arbitraire, ont su en user avec sagesse ; mais est-ce sur un hasard qu’il faut fonder le sort des nations ? Je citerai à cette occasion un mot de l’empereur Alexandre, qui me paroît digne d’être consacré. J’eus l’honneur de le voir à Pétersbourg, dans le moment le plus remarquable de sa vie, lorsque les François s’avançoient sur Moscou, et qu’en refusant la paix que Napoléon lui offrit dès qu’il se crut vainqueur, Alexandre triomphoit de son ennemi plus habilement que ne l’ont fait depuis ses généraux. « Vous n’ignorez pas, me dit l’empereur de Russie, que les paysans russes sont esclaves. Je fais ce que je peux pour améliorer leur sort graduellement dans mes domaines ; mais je rencontre ailleurs des obstacles que le repos de l’empire m’ordonne de ménager. — Sire, lui répondis-je, je sais que la Russie est maintenant heureuse, quoiqu’elle n’ait d’autre constitution que le caractère personnel de Votre Majesté. — Quand le compliment que vous me faites auroit de la vérité, répondit l’empereur, je ne serais jamais qu’un accident heureux. » Je crois difficile que de plus belles paroles soient prononcées par un monarque dont la situation pourroit l’aveugler sur le sort des hommes. Non-seulement le pouvoir arbitraire livre les nations aux chances de l’hérédité ; mais les rois les plus éclairés, s’ils sont absolus, ne sauraient, quand ils le voudroient, encourager dans leur nation la force et la dignité du caractère. Dieu et la loi peuvent seuls commander en maîtres à l’homme sans l’avilir.

Se représente-t-on comment des ministres tels que lord Chatham, M. Pitt, M. Fox, auroient été supportés par les princes qui ont nommé le cardinal Dubois ou le cardinal de Fleury ? Les grands hommes de l’histoire de France, les Guise, Coligny, Henri IV, se sont formés dans les temps de troubles, parce que ces troubles, malheureux d’ailleurs, empêchoient l’action étouffante du despotisme, et donnoient à quelques individus une grande importance. Mais il n’y a que l’Angleterre où la vie politique soit régularisée de telle manière que, sans agiter l’état, le génie et la grandeur d’âme puissent naître et se montrer. Depuis Louis XIV jusqu’à Louis XVI, un demi-siècle s’est écoulé, véritable modèle de ce qu’on appelle le gouvernement arbitraire, quand on veut le représenter sous les plus douces couleurs. Il n’y avoit pas de tyrannie, parce que les moyens manquoient pour l’établir ; mais on ne pouvoit dérober quelque liberté que par le désordre de l’injustice. Il falloit, si l’on vouloit être quelque chose, ou réussir dans une affaire quelconque, étudier l’intrigue des cours, la plus misérable science qui ait jamais dégradé l’espèce humaine. Il ne s’agit là, ni de talens, ni de vertus ; car jamais un homme supérieur n’auroit le genre de patience qu’il faut pour plaire à un monarque élevé dans les habitudes du pouvoir absolu. Les princes ainsi formés sont si persuadés que c’est toujours l’intérêt personnel qui inspire ce qu’on leur dit, qu’on ne peut avoir d’influence sur eux qu’à leur insu. Or, pour réussir ainsi, être là toujours vaut mieux que tous les talens possibles. Les princes sont avec les courtisans dans le même rapport que nous avec ceux qui nous servent : nous trouverions mauvais qu’ils nous donnassent des conseils, qu’ils nous parlassent avec force sur nos intérêts mêmes ; mais nous sommes fâchés de leur voir un visage mécontent, et quelques mots qu’ils nous disent dans un moment opportun, quelques flatteries qui semblent leur échapper, nous domineroient complètement, si nos égaux que nous rencontrons, en sortant de chez nous, ne nous apprenoient pas ce que nous sommes. Les princes, n’ayant jamais affaire qu’à des serviteurs de bon goût, qui s’insinuent plus facilement dans leur faveur que nos gens dans la nôtre, vivent et meurent sans avoir jamais l’idée des choses telles qu’elles sont. Les courtisans, en étudiant le caractère de leurs maîtres avec beaucoup de sagacité, n’acquièrent cependant aucune lumière véritable, même sur la connaissance du cœur humain, du moins sur celle qu’il faut pour diriger les nations. Un roi devroit se faire une règle de prendre pour premier ministre un homme qui lui déplût comme courtisan ; car jamais un génie supérieur ne peut se plier au point juste qu’il faut pour captiver ceux qu’on encense. Un certain tact, moitié commun et moitié fin, sert pour avancer dans les cours : l’éloquence, le raisonnement, toutes les facultés transcendantes de l’esprit et de l’âme scandaliseroient comme de la rébellion, ou seroient accablées de ridicule. « Quels discours inconvenans ! quels projets ambitieux ! » diroit l’un ; « Que veut-il ? que prétend-il ? » diroit l’autre ; et le prince partageroit l’étonnement de sa cour. L’atmosphère de l’étiquette finit par agir tellement sur tout le monde, que je ne sais personne d’assez audacieux pour articuler une parole signifiante dans le cercle des princes qui sont restés enfermés dans leurs cours. Il faut se borner inévitablement dans les conversations au beau temps, à la chasse, à ce qu’on a bu la veille, à ce qu’on mangera le lendemain, enfin à tout ce qui n’a de sens ni d’intérêt pour personne. Quelle école cependant pour l’esprit et pour le caractère ! Quel triste spectacle, qu’un vieux courtisan qui a passé de longues années dans l’habitude d’étouffer tous ses sentimens, de dissimuler ses opinions, d’attendre le souffle d’un prince pour respirer, et son signe pour se mouvoir ! De tels hommes finissent par gâter le plus beau des sentimens, le respect pour l’âge avancé, quand on les voit courbés par l’habitude des révérences, ridés par les faux sourires, pâles d’ennui plus encore que de vieillesse, et se tenant debout des heures entières sur leurs jambes tremblantes, dans ces salons antichambres où s’asseoir à quatre-vingts ans paroîtroit presque une révolte. On aime mieux dans ce métier les jeunes gens étourdis et fats qui savent manier avec hardiesse la flatterie envers leur maître, l’arrogance envers leurs inférieurs, et qui méprisent l’espèce humaine, au-dessus comme au-dessous d’eux. Ils s’en vont ainsi, ne se confiant qu’en leur propre mérite, jusqu’à ce qu’une disgrâce les réveille de l’enivrement de la sottise et de l’esprit tout ensemble ; car ce mélange est nécessaire pour réussir dans les intrigues de cour. Or, en France, de rang en rang, il y a toujours eu des cours, c’est-à-dire, des maisons où l’on distribuoit une certaine quantité de crédit à l’usage de ceux qui vouloient de l’argent et des places. Les flatteurs du pouvoir, depuis le commis jusqu’aux chambellans, ont pris cette flexibilité de langage, cette facilité à tout dire comme à tout cacher, ce ton tranchant dans le sens de la force, cette condescendance pour la mode du jour, comme pour une puissance, qui ont fait croire à la légèreté dont on accuse les François, et cependant cette légèreté ne se trouve que dans l’essaim des hommes qui bourdonnent autour du pouvoir. Il faut qu’ils soient légers pour changer rapidement de parti ; il faut qu’ils soient légers, pour n’entrer à fond dans aucune étude ; car autrement il leur en coûteroit trop de dire le contraire de ce qu’ils auroient sérieusement appris ; en ignorant beaucoup, on affirme tout plus facilement. Il faut qu’ils soient légers enfin, pour prodiguer, depuis la démocratie jusqu’à la légitimité, depuis la république jusqu’au despotisme militaire, toutes les phrases les plus opposées par le sens, mais qui se ressemblent néanmoins entre elles, comme des personnes de la même famille, également superficielles, dédaigneuses, et faites pour ne présenter jamais qu’un côté de la question, par opposition à celui que les circonstances ont battu. Les ruses de l’intrigue se mêlant maintenant à la littérature comme à tout le reste, il n’y a pas une possibilité pour un pauvre lecteur françois, d’apprendre jamais autre chose que ce qu’il convient de dire, et non ce qui est. Dans le dix-huitième siècle, au contraire, les puissans ne se doutoient pas de l’influence des écrits sur l’opinion, et ils laissoient la littérature à peu près aussi tranquille que les sciences physiques le sont encore aujourd’hui. Les grands écrivains ont tous combattu avec plus ou moins de ménagemens les diverses institutions qui s’appuient sur des préjugés. Mais qu’est-il arrivé de ce combat ? que les institutions ont été vaincues. On pourroit appliquer au règne de Louis XV et au genre de bonheur qu’on y trouvait, ce que disoit cet homme qui tomboit d’un troisième étage : Cela va bien, pourvu que cela dure.

Les gouvernemens représentatifs, m’objectera-t-on encore, n’ont point existé en Allemagne, et cependant les lumières y ont fait d’immenses progrès. Rien ne se ressemble moins que l’Allemagne et la France. Il y a un esprit de méthode dans les gouvernemens germaniques, qui diminue de beaucoup l’ascendant irrégulier des cours. On n’y voit point de coteries, de maîtresses, de favoris, ni même de ministres qui puissent changer l’ordre des choses ; la littérature va son chemin sans flatter personne ; la bonne foi du caractère et la profondeur des études sont telles, que, dans les troubles civils mêmes, il seroit impossible de forcer un écrivain allemand à ces tours de passe-passe qui ont fait dire avec raison, en France, que le papier souffre tout, tant on exige de lui. « Vous avouez donc, me dira-t-on, que le caractère françois a des défauts invincibles qui s’opposent aux lumières comme aux vertus dont la liberté ne sauroit se passer ? » Nullement : je dis qu’un gouvernement arbitraire, mobile, capricieux, instable, plein de préjugés et de superstitions à quelques égards, de frivolité et d’immoralité à d’autres, que ce gouvernement, comme il a existé autrefois en France, n’avoit laissé de connoissances, d’esprit et d’énergie, qu’à ses opposans; et s’il est impossible qu’un tel ordre de choses s’accorde avec le progrès des lumières, il est encore plus certain qu’il est inconciliable avec la pureté des mœurs et la dignité du caractère. On s’aperçoit déjà, malgré les malheurs de la France, que, depuis la révolution, le mariage y est beaucoup plus respecté que sous l’ancien régime. Or, c’est sur le mariage que reposent les mœurs et la liberté. Comment, sous un gouvernement arbitraire, les femmes se seraient-elles renfermées dans la vie domestique, et n’auroient-elles pas employé tous leurs moyens de séduction pour influer sur le pouvoir ? Ce n’est assurément pas l’enthousiasme des idées générales qui les animait, mais le désir d’obtenir des places pour leurs amis ; et rien n’étoit plus naturel, dans un pays où les hommes en crédit pouvoient tout, où ils disposoient des revenus de l’état, où rien ne les arrêtoit que la volonté du roi, modifiée nécessairement par les intrigues de ceux qui l’entouroient. Comment se seroit-on fait scrupule d’employer le crédit des femmes en faveur, pour obtenir d’un ministre une exception quelconque à une règle qui n’existoit pas ? Croit-on que, sous Louis XIV, madame de Montespan, madame Dubarry sous Louis XV, aient jamais reçu un refus des ministres ? Et, sans approcher de si près du trône, quel étoit le cercle où la faveur n’agît pas comme à la cour, et où chacun n’employât pas tous les moyens possibles pour parvenir ? Dans un pays, au contraire, qui n’est réglé que par la loi, quelle femme auroit l’inutile hardiesse de solliciter une injustice, ou de compter plus sur ses instances que sur les titres réels de ceux qu’elle recommande ? Ce n’est pas seulement la corruption des mœurs qui résulte de ces démarches continuelles, de cette activité d’intrigue, dont les femmes françoises, surtout celles du premier rang, n’ont que trop donné l’exemple ; mais les passions dont elles sont susceptibles, et que la délicatesse même de leurs organes rend plus vives, dénaturent en elles tout ce que leur sexe a d’aimable.

Le véritable caractère d’une femme, le véritable caractère d’un homme, c’est dans les pays libres qu’il faut le connaître et l’admirer. La vie domestique inspire aux femmes toutes les vertus ; et la carrière politique, loin d’habituer les hommes à mépriser la morale ainsi qu’un vieux conte de nourrice, exerce sans cesse les fonctionnaires publics au sacrifice d’eux-mêmes, à l’exaltation de l’honneur, à toutes les grandeurs de l’âme que la présence habituelle de l’opinion développe infailliblement. Enfin, dans un pays où les femmes sont au centre de toutes les intrigues, parce que c’est la faveur qui gouverne tout, les mœurs de la première classe n’ont aucun rapport avec celles de la nation, et nulle sympathie ne peut s’établir entre les salons et le pays. Une femme du peuple, en Angleterre, se sent un rapport avec la reine qui a soigné son mari, élevé ses enfans, comme la religion et la morale le commandent à toutes les épouses et à toutes les mères. Mais le genre de mœurs qu’entraîne le gouvernement arbitraire transforme les femmes en une sorte de troisième sexe factice, triste production de l’ordre social dépravé. Les femmes, cependant, peuvent être excusables de prendre les choses politiques telles qu’elles sont, et de se plaire dans les intérêts vifs dont leur destinée naturelle les sépare. Mais, qu’est-ce que des hommes élevés par le gouvernement arbitraire ? Nous en avons vu, au milieu des jacobins, sous Bonaparte, et dans les camps des étrangers, partout, excepté dans l’incorruptible bande des amis de la liberté. Ils s’appuient sur les excès de la révolution, pour proclamer le despotisme ; et vingt-cinq ans sont opposés à l’histoire du monde qui ne présente que les horreurs commises par la superstition et la tyrannie. Pour accorder quelque bonne foi à ces partisans de l’arbitraire, il faut supposer qu’ils n’aient rien lu de ce qui précède l’époque de la révolution en France ; et nous en connoissons qui peuvent largement fonder leur justification sur leur ignorance.

Notre révolution, comme nous l’avons déjà dit, a presque suivi les différentes phases de celle d’Angleterre, avec la régularité qu’offrent les crises d’une même maladie. Mais la question qui agite aujourd’hui le monde civilisé, consiste dans l’application de toutes les vérités fondamentales sur lesquelles repose l’ordre social. L’avidité du pouvoir a fait commettre aux hommes tous les forfaits dont l’histoire est souillée ; le fanatisme a secondé la tyrannie ; l’hypocrisie et la violence, la ruse et le fer ont enchaîné, trompé, déchiré l’espèce humaine. Deux périodes ont seules illuminé le globe : c’est l’histoire de quelques siècles de la Grèce et de Rome. L’esclavage, en resserrant le nombre des citoyens, permit que le gouvernement républicain pût s’établir même dans des états assez étendus, et les plus grandes vertus en sont résultées. Le christianisme, en affranchissant depuis les esclaves, en civilisant le reste de l’Europe, a fait à l’existence individuelle un bien, source de tous les autres. Mais le désordre dans l’ordre, le despotisme, s’est constamment maintenu dans plusieurs pays ; et toutes les pages de notre histoire sont ensanglantées, ou par des massacres religieux, ou par des assassinats judiciaires. Tout à coup la Providence a permis que l’Angleterre ait résolu le problème des monarchies constitutionnelles, et l’Amérique, un siècle plus tard, celui des républiques fédératives. Depuis cette époque, ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux pays, il ne s’est versé une goutte de sang injustement par les tribunaux ; depuis soixante ans, les querelles religieuses ont cessé en Angleterre, et il n’en a jamais existé en Amérique. Enfin, le venin du pouvoir, qui a corrompu tant d’hommes depuis tant de siècles, a subi par les gouvernemens représentatifs l’inoculation salutaire qui en détruit toute la malignité. Depuis la bataille de Culloden, en 1746, qu’on peut considérer comme la fin des troubles civils qui avoient commencé cent ans auparavant, on ne sauroit citer un abus du pouvoir en Angleterre. Il n’est pas un citoyen honnête qui n’ait dit : Notre heureuse constitution, parce qu’il n’en est pas un qui ne se soit senti protégé par elle. Cette chimère, car c’est ainsi qu’on a toujours appelé le beau, est là, réalisée sous nos yeux. Quel sentiment, quel préjugé, quel endurcissement de tête et de cœur, peut faire qu’en se rappelant ce que nous lisons dans notre histoire, on ne préfère pas les soixante années dont l’Angleterre vient de nous offrir l’exemple ? Nos rois, comme les siens, ont été tour à tour bons ou mauvais ; mais, dans aucun temps, leurs règnes n’offrent soixante ans de paix intérieure et de liberté tout ensemble. Rien de pareil n’a seulement été rêvé possible à une autre époque. Le pouvoir est la sauvegarde de l’ordre, mais il en est aussi l’ennemi par les passions qu’il excite : réglez-en l’exercice par la liberté publique, et vous aurez banni ce mépris de l’espèce humaine qui met à l’aise tous les vices et justifie l’art d’en tirer parti.