Considérations sur … la Révolution Française/Sixième partie/II

CHAPITRE II.

Coup d’œil sur l’histoire d’Angleterre.

IL m’est pénible de représenter le caractère anglais à son désavantage, même dans les temps passés. Mais cette nation généreuse écoutera sans peine tout ce qui lui rappelle que c’est à ses institutions politiques actuelles, à ces institutions que d’autres peuples peuvent imiter, qu’elle doit ses vertus et sa splendeur. La vanité puérile de se croire une race à part ne vaut certainement pas, aux yeux des Anglais, l’honneur d’encourager le genre humain par leur exemple. Aucun peuple de l’Europe ne peut être mis en parallèle avec les Anglais depuis 1688 : il y a cent vingt ans de perfectionnement social entre eux et le continent. La vraie liberté, établie depuis plus d’un siècle chez un grand peuple, a produit les résultats dont nous sommes les témoins ; mais, dans l’histoire précédente de ce peuple, il y a plus de violences, plus d’inégalités, et, à quelques égards, plus d’esprit de servitude encore que chez les François.

Les Anglois citent toujours la grande charte comme le plus honorable titre de leur antique généalogie d’hommes libres ; et en effet c’est une chose admirable qu’un tel contrat entre la nation et le roi. Dès l’année 1215, la liberté individuelle et le jugement par jurés y sont énoncés dans les termes dont on pourroit se servir de nos jours. À cette même époque du moyen âge, comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, il y eut un mouvement de liberté dans toute l’Europe. Mais les lumières et les institutions qu’elles font naître n’étant point encore répandues, il ne résulta rien de stable de ce mouvement en Angleterre, jusqu’en 1688, c’est-à-dire, près de cinq siècles après la grande charte. Pendant toute cette période, elle n’a pas cessé d’être enfreinte. Le successeur de celui qui l’avoit signée, le fils de Jean sans Terre, Henri III, fit la guerre à ses barons, pour s’affranchir des promesses de son père. Les barons, dans cette circonstance, avoient protégé le tiers état, pour s’appuyer de la nation contre l’autorité royale. Le successeur de Henri III, Edouard Ier, jura onze fois la grande charte ; ce qui prouve qu’il y manqua plus souvent encore. Ni les rois ni les nations ne tiennent les sermens politiques, que lorsque la nature des choses commande aux souverains et satisfait les peuples. Guillaume le Conquérant avoit détrôné Harald ; la maison de-Lancastre à son tour renversa Richard II, et l’acte d’élection qui appeloit Henri IV au trône fut assez libéral pour être imité depuis par lord Sommers, en 1688. À l’avènement de Henri IV, en 1399, ou voulut renouveler la grande charte, et du moins le roi promit de respecter les franchises et les libertés de la nation. Mais la nation ne sut pas alors se faire respecter elle-même. La guerre avec la France, les guerres intestines entre les maisons d’York et de Lancastre, donnèrent lieu aux scènes les plus sanglantes, et aucune histoire ne nous offre autant d’atteintes portées à la liberté individuelle, autant de supplices, autant de conjurations de toute espèce. L’on finit, du temps du fameux Warwick, le faiseur de rois, par porter une loi qui enjoignoit d’obéir au souverain de fait, soit qu’il le fût ou non de droit, afin d’éviter les condamnations arbitrairement judiciaires, auxquelles les changemens de gouvernement devoient donner lieu.

Vint ensuite la maison de Tudor, qui, dans la personne de Henri VII, réunissoit les droits des York et des Lancastre. La nation étoit fatiguée des guerres civiles. L’esprit de servitude remplaça pour un temps l’esprit de faction. Henri VII, comme Louis XI et le cardinal de Richelieu, subjugua la noblesse, et sut établir le despotisme le plus complet. Le parlement, qui depuis a été le sanctuaire de la liberté, ne servoit alors qu’à consacrer les actes les plus arbitraires par un faux air de consentement national ; car il n’y a pas de meilleur instrument pour la tyrannie qu’une assemblée, quand elle est avilie. La flatterie se cache sous l’apparence de l’opinion générale, et la peur en commun ressemble presque à du courage ; tant on s’anime les uns les autres dans l’enthousiasme du pouvoir ! Henri VIII fut encore plus despote que son père, et plus désordonné dans ses volontés. Ce qu’il adopta de la réformation le servit merveilleusement, pour persécuter tout à la fois les catholiques orthodoxes et les protestans de bonne foi. Il entraîna le parlement anglois à tous les actes de servitude les plus humiliants. Ce fut le parlement qui se chargea des procès intentés aux innocentes femmes de Henri VIII. Ce fut lui qui sollicita l’honneur de condamner Catherine Howard, déclarant qu’il n’avoit pas besoin de la sanction royale pour porter le bill d’accusation contre elle, afin d’épargner au roi son époux, disoit-on, la douleur de la juger. Thomas Morus, l’une des plus nobles victimes de la tyrannie de Henri VIII, fut accusé par le parlement, ainsi que tous ceux dont le roi voulut la mort. Les deux chambres prononcèrent que c’étoit un crime de lèse-majesté de ne pas regarder le mariage du roi avec Anne de Clèves comme légalement dissous ; et le parlement, se dépouillant lui-même, décréta que les proclamations du roi devoient avoir force de loi, et qu’elles seroient considérées même comme ayant l’autorité de la révélation en matière de dogme : car Henri VIII s’étoit fait le chef de l’Église en Angleterre, tout en conservant la doctrine catholique. Il falloit alors se dégager de la suprématie de Rome, sans s’exposer à l’hérésie en fait de dogmes. C’est dans ce temps que fut faite la sanglante loi des six articles, qui établissoient les points de doctrine auxquels il falloit se conformer : la présence réelle, la communion sous une espèce, l’inviolabilité des vœux monastiques (malgré l’abolition des couvens), l’utilité des messes particulières, le célibat du clergé, et la nécessité de la confession auriculaire. Quiconque n’admettoit pas le premier point étoit brûlé comme hérétique ; et qui rejetoit les cinq autres, mis à mort comme félon. Le parlement remercia le roi de la divine étude, du travail et de la peine que Sa Majesté avoit consacrés à la rédaction de cette loi. Néanmoins Henri VIII ouvrit le chemin à la réformation religieuse ; elle fut introduite en Angleterre par ses amours coupables, comme la grande charte avoit dû son existence aux crimes de Jean sans Terre. Ainsi cheminent les siècles, marchant sans le savoir vers le but de la destinée humaine.

Le parlement, sous Henri VIII, violenta les consciences aussi bien que les personnes. Il ordonna, sous peine de mort, de considérer le roi comme chef de l’Église ; et tous ceux qui s’y refusèrent périrent martyrs de leur courage. Les parlemens changèrent quatre fois la religion de l’Angleterre. Ils consacrèrent le schisme de Henri VIII et le protestantisme d’Edouard VI, et lorsque la reine Marie fit jeter dans les flammes des vieillards, des femmes, des enfans, espérant ainsi plaire à son fanatique époux, ces atrocités furent encore sanctionnées par le parlement naguère protestant.

La réformation reparut avec Élisabeth, mais l’esprit du peuple et du parlement n’en fut pas moins servile. Cette reine eut toute la grandeur que peut donner un despotisme conduit avec modération. On pourroit comparer le règne d’Élisabeth en Angleterre à celui de Louis XIV en France.

Élisabeth avoit plus d’esprit que Louis XIV ; et, se trouvant à la tête du protestantisme, dont la tolérance est le principe, elle ne put, comme le monarque françois, joindre le fanatisme au pouvoir absolu. Le parlement, qui avoit comparé Henri VIII à Samson pour la force, à Salomon pour la prudence, et à Absalon pour la beauté, envoya son orateur déclarer à genoux à la reine Élisabeth qu’elle étoit une divinité. Mais, ne se bornant pas à ces servilités fades, il se souilla d’une flatterie sanglante, en secondant la criminelle haine d’Élisabeth contre Marie Stuart ; il lui demanda la condamnation de son ennemie, voulant ainsi dérober à la reine la honte de ce qu’elle désiroit ; mais il ne fit que se déshonorer à sa suite.

Le premier roi de la maison de Stuart, aussi faible, quoique plus régulier dans ses mœurs que le successeur de Louis XIV, professa constamment la doctrine du pouvoir absolu, sans avoir dans son caractère de quoi la maintenir. Les lumières s’étendoient de toutes parts. L’impulsion donnée à l’esprit humain, au commencement du seizième siècle, se propageoit de plus en plus ; la réforme religieuse fermentoit dans toutes les têtes. Enfin la révolution éclata sous Charles Ier.

Les principaux traits d’analogie entre la révolution d’Angleterre et celle de France sont : un roi conduit à l’échafaud par l’esprit démocratique, un chef militaire s’emparant du pouvoir, et la restauration de l’ancienne dynastie. Quoique la réforme religieuse et la réforme politique aient beaucoup de rapports ensemble, cependant, quand le principe qui met les hommes en mouvement tient de quelque manière à ce qu’ils croient leur devoir, ils conservent plus de moralité que quand leur impulsion n’a pour mobile que le désir de recouvrer leurs droits. La passion de l’égalité étoit pourtant telle en Angleterre, qu’on mit la princesse de Gloucester, fille du roi, en apprentissage chez une couturière. Plusieurs traits non moins étranges dans ce genre pourroient être cités, quoique la direction des affaires publiques, pendant la révolution d’Angleterre, ne soit pas descendue dans des classes aussi grossières qu’en France. Les communes, ayant acquis plus tôt de l’importance par le commerce, étoient plus éclairées. Les nobles, qui de tout temps s’étoient ralliés à ces communes contre les usurpations du trône, ne faisoient point caste à part comme chez les François. La fusion des états, qui n’empêche point la distinction des rangs, existoit déjà depuis long-temps. En Angleterre, la noblesse de seconde classe étoit réunie avec les communes[1]. Les familles de pairs étoient seules à part, tandis qu’en France on ne savoit où trouver la nation, et que chacun étoit impatient de sortir de la masse pour entrer dans la classe des privilégiés. Sans aborder les discussions religieuses, l’on ne sauroit nier aussi que les opinions des protestans, étant fondées sur l’examen, ne soient plus favorables aux lumières et à l’esprit de liberté que le catholicisme, qui décide de tout d’après l’autorité, et considère les rois comme aussi infaillibles que les papes, à moins que les papes ne soient en guerre avec les rois. Enfin, et c’est sous ce rapport qu’il faut reconnoître l’avantage de la position insulaire, Cromwell n’imagina pas de faire des conquêtes sur le continent ; il n’excita point la colère des rois, qui ne se crurent point menacés par les essais politiques d’un pays sans communication immédiate avec la terre européenne : encore moins les peuples prirent-ils parti dans la querelle, et les Anglois eurent l’insigne bonheur de n’avoir ni provoqué les étrangers, ni réclamé leurs secours. Les Anglois disent avec raison qu’ils n’ont eu dans leurs derniers troubles civils rien qui ressemble aux dix-huit mois de la terreur en France. Mais, en embrassant l’ensemble de leur histoire, l’on verra trois rois déposés et tués, Edouard II, Richard II, et Henri VI ; un roi assassiné, Edouard V ; Marie d’Ecosse et Charles Ier périssant sur l’échafaud ; des princes du sang royal mourant de mort violente ; des assassinats judiciaires en plus grand nombre que dans tous les autres états de l’Europe, et je ne sais quoi de dur et de factieux, qui n’annonçoit guère les vertus publiques et privées dont l’Angleterre donne l’exemple depuis un siècle. Sans doute, on ne sauroit tenir un compte ouvert des vices et des vertus des deux nations ; mais, en étudiant l’histoire d’Angleterre, on ne commence à voir le caractère des Anglois tel qu’il s’élève progressivement à nos yeux, depuis la fondation de la liberté, que dans quelques hommes, pendant la révolution et sous la restauration. L’époque du retour des Stuarts et les changemens opérés à leur expulsion offrent encore de nouvelles preuves de l’influence toute-puissante des nations. Charles II et Jacques II régnèrent, l’un arbitrairement, l’autre tyranniquement ; et les mêmes injustices qui avoient souillé l’histoire d’Angleterre dans les temps anciens, se renouvelèrent à une époque où cependant les lumières avoient fait de très-grands progrès. Mais le despotisme produit partout et en tout temps à peu près les mêmes résultats ; il ramène les ténèbres au milieu du jour. Les plus nobles amis de la liberté, Russel et Sidney, périrent sous le règne de Charles II ; et bien d’autres moins célèbres furent de même condamnés à mort injustement. Russel refusa de racheter sa vie à la condition de reconnaître que la résistance au souverain, quelque despote qu’il soit, est contraire à la religion chrétienne. Algernon Sidney dit en montant sur l’échafaud : « Je viens ici mourir pour la bonne vieille cause que j’ai chérie depuis mon enfance. » Le lendemain de sa mort, il se trouva des journalistes qui tournèrent en ridicule ces belles et simples paroles. La plus indigne de toutes les flatteries, celle qui livre les droits des nations au bon plaisir des souverains, se manifesta de toutes parts. L’université d’Oxford condamna tous les principes de la liberté, et se montra mille fois moins éclairée au dix-septième siècle que les barons au commencement du treizième. Elle proclama qu’il n’y avoit point de contrat mutuel, ni exprès, ni tacite, entre les peuples et les rois. C’est d’une ville destinée à être un foyer de lumières que partit cette déclaration qui mettoit un homme au-dessus de toutes les lois divines et humaines, sans lui imposer ni devoirs ni frein. Locke, jeune encore, fut banni de l’université pour avoir refusé son adhésion à cette doctrine servile ; tant il est vrai que les penseurs, de quelque objet qu’ils s’occupent, s’accordent toujours sur la dignité de l’espèce humaine ! Quoique le parlement fût très-obéissant, on avoit encore peur de lui ; et Louis XIV, sentant avec une sagacité remarquable qu’une constitution libre donneroit une grande force à l’Angleterre, corrompoit non-seulement le ministère, mais le roi lui-même, pour prévenir l’établissement de cette constitution. Ce n’étoit point cependant par la crainte de l’exemple qu’il ne vouloit pas de liberté en Angleterre : la France étoit alors trop loin de tout esprit de résistance, pour qu’il put s’en inquiéter ; c’est uniquement, et les pièces diplomatiques le prouvent, parce qu’il considéroit le gouvernement représentatif comme une source de richesse et de puissance pour les Anglois. Il fit offrir à Charles II deux cent mille louis, s’il vouloit se déclarer catholique et ne plus convoquer de parlements. Charles II et ensuite Jacques II acceptèrent ces subsides, sans oser en tenir toutes les conditions. Les premiers ministres, les femmes de ces premiers ministres recevoient des présens de l’ambassadeur de France, en promettant de soumettre l’Angleterre à l’influence de Louis XIV. Charles II auroit souhaité, est-il dit dans les négociations que Dalrymple a publiées, faire venir des troupes françoises en Angleterre, pour s’en servir contre les amis de la liberté. On a peine à se convaincre de la vérité de ces faits, quand on connoît l’Angleterre du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Il y avoit encore des restes de l’esprit d’indépendance chez quelques membres du parlement ; mais comme la liberté de la presse ne les soutenoit pas dans l’opinion, ils ne pouvoient opposer cette force à celle du gouvernement. La loi d’Habeas corpus, celle qui fonde la liberté individuelle, fut portée sous Charles II, et cependant il n’y eut jamais plus de violations de cette liberté que sous son règne ; car les lois sans les garanties ne sont rien. Charles II se fit livrer tous les priviléges des villes, toutes leurs chartes particulières ; rien n’est si facile à l’autorité centrale que d’écraser successivement chaque partie. Les juges, pour plaire au roi, donnèrent au crime de haute trahison une extension plus grande que celle qui avoit été fixée trois siècles auparavant sous le règne d’Edouard III. À cette sérieuse tyrannie se joignoit autant de corruption, autant de frivolité qu’on en a pu reprocher aux François à aucune époque. Les écrivains, les poètes anglois, qui sont maintenant inspirés par les sentimens les plus vrais et les vertus les plus pures, étoient sous Charles II des fats, quelquefois tristes, mais toujours immoraux. Rochester, Wicherley, Congrève surtout, font de la vie humaine des tableaux qui semblent la parodie de l’enfer. Là, les enfans plaisantent sur la vieillesse de leurs pères ; là, les frères cadets aspirent à la mort de leur frère aîné. Le mariage y est traité selon les maximes de Beaumarchais : mais il n’y a point de gaieté dans ces saturnales du vice ; les hommes les plus corrompus ne peuvent rire à l’aspect d’un monde dont les méchans eux-mêmes ne sauroient se tirer. La mode, qui est encore la faiblesse des Anglois dans les petites choses, se jouoit alors de ce qu’il y a de plus important dans la vie. Charles II avoit sur sa cour, et sa cour avoit sur son peuple l’influence que le régent a exercée sur la France. Et quand on voit dans les galeries d’Angleterre les portraits des maîtresses de ce roi, méthodiquement rangés ensemble, on ne peut se persuader qu’il n’y ait guère plus de cent ans qu’une frivolité si dépravée secondoit, chez les Anglois, le pouvoir le plus absolu. Enfin, Jacques II, qui manifestoit ouvertement les opinions que Charles II faisoit avancer par des mines souterraines, régna pendant trois ans avec une tyrannie heureusement sans mesure, puisque c’est à ces excès mêmes que la nation a dû la révolution paisible et sage qui a fondé sa liberté. L’historien Hume, Écossois, partisan des Stuarts, et défenseur de la prérogative royale, comme un homme éclairé peut l’être, a plutôt adouci qu’exagéré les forfaits commis par les agens de Jacques II. J’insère ici seulement quelques-uns des traits de ce règne, tels qu’ils sont racontés par Hume.

« La cour avoit inspiré des principes si arbitraires à tous ses serviteurs, que Feversham, immédiatement après la victoire (de Sedgemoor), fit pendre plus de vingt prisonniers, et qu’il continuoit ses exécutions, lorsque l’évêque de Bath et de Wells lui représenta que ces malheureux avoient droit à être jugés dans les formes, et que leur supplice passeroit pour un véritable meurtre. Mais ces remontrances n’arrêtèrent pas l’humeur féroce du colonel Kirke, soldat de fortune, qui, dans un long service à Tanger, et par la fréquentation des Maures, avoit contracté un fonds d’inhumanité plus rare en Europe et chez les nations libres. En entrant dans Bridgewater, il fit conduire dix-neuf prisonniers au gibet sans la moindre information. Ensuite, s’amusant de sa propre cruauté, il en fit exécuter un certain nombre pendant qu’il buvoit avec ses compagnons à la santé du roi ou de la reine, ou du grand juge Jefferies ; et, voyant leurs pieds tressaillir dans les convulsions de la mort, il s’écria qu’il falloit de la musique pour leur danse, et donna l’ordre que les tambours et les trompettes se fissent entendre. Il lui vint dans l’esprit de faire pendre trois fois le même homme, pour s’instruire, di soit-il, par cette bizarre expérience ; et chaque fois il lui demandoit s’il ne se repentoit pas de son crime ; mais le malheureux s’obstinant à protester, malgré ce qu’il avoit souffert, qu’il étoit toujours disposé à s’engager dans la même cause, Kirke le fit pendre dans les chaînes. Mais rien n’égale la perfidie et la cruauté du trait que nous allons raconter. Une jeune fille demanda la vie de son frère, en se jetant aux pieds du colonel Kirke, ornée de toutes les grâces de la beauté et de l’innocence en pleurs. Le cruel sentit enflammer ses désirs, sans être attendri par l’amour ou par la clémence. Il promit ce qu’elle demandoit, à condition qu’elle consentiroit à tout ce qu’il souhaitoit. Cette pauvre sœur se rendit à la nécessité qu’on lui imposoit ; mais Kirke, après avoir passé la nuit avec elle, lui fit voir le lendemain, par la fenêtre, le frère adoré pour lequel elle avoit sacrifié sa vertu, pendu à un gibet qu’on avoit élevé secrètement pendant la nuit. La rage et le désespoir s’emparèrent de cette malheureuse fille, et la privèrent de sa raison. Le pays entier, sans distinction de coupable et d’innocent, fut exposé aux ravages de ce barbare. Les soldats furent lâchés pour y vivre à discrétion ; et son propre régiment, instruit par son exemple, excité par ses exhortations, se distingua par des outrages recherchés. Il les nommoit ironiquement ses agneaux, terme dont le souvenir s’est conservé long-temps avec horreur dans cette partie de l’Angleterre. L’implacable Jefferies lui succéda bientôt, et fit voir que les rigueurs judiciaires peuvent égaler ou surpasser les excès de la tyrannie soldatesque. Cet homme, qui se livroit par goût à la cruauté, s’étoit déjà fait connaître dans plusieurs procès auxquels il avoit présidé. Mais il partoit avec une joie sauvage pour cette nouvelle commission, qui lui présentoit une moisson de mort et de destruction. Il commença par la ville de Dorchester, où trente rebelles furent traduits à son tribunal. Il les exhorta, mais en vain, à lui épargner, par une confession volontaire, la peine de faire leur procès. Vingt-neuf furent déclarés coupables, et, pour punir en même temps leur crime et leur désobéissance, il les fit conduire immédiatement au supplice. Il n’y en eut pas moins de deux cent quatre-vingt-douze qui reçurent la sentence de mort, et quatre-vingts furent exécutés sur-le-champ. Exeter devint ensuite le théâtre de ses cruautés. De deux cent quarante-trois personnes à qui l’on fit leur procès, la plus grande partie fut condamnée et livrée aux exécuteurs. Il transféra de là son tribunal à Taunton et à Wells. La consternation le précédoit partout. Ses menaces avoient frappé les jurés d’une telle épouvante, qu’ils donnoient leur verdict avec précipitation, et plusieurs innocens partagèrent le sort des coupables. En un mot, outre ceux qui furent massacrés par les commandans militaires, on en compte deux cent cinquante et un qui périrent par le bras de la justice. Tout le pays étoit jonché des membres épars des rebelles ; dans chaque village, on voyoit exposé le cadavre de quelque misérable habitant ; et l’inhumain Jefferies déployoit toutes les rigueurs de la justice, sans aucun mélange de pitié.

« De toutes les exécutions de cette affreuse époque, les plus atroces furent celles de madame Gaunt et de lady Lisle, accusées d’avoir donné asile à des traîtres. Madame Gaunt étoit une anabaptiste, connue par une bienfaisance qui s’étendoit aux personnes de tous les partis et de toutes les sectes. Un rebelle qui connoissoit son humanité, eut recours à elle dans sa détresse, et trouva un refuge dans sa maison. Bientôt après, ayant entendu parler d’un acte qui offroit une amnistie et des récompenses à ceux qui découvriroient des criminels, il eut la bassesse de trahir sa bienfaitrice, et de déposer contre elle. Il obtint grâce pour sa perfidie. Elle fut brûlée vive pour sa charité.

« Lady Lisle étoit la veuve d’un régicide qui avoit joui de beaucoup de faveur et de crédit sous Cromwell. Elle étoit poursuivie pour avoir donné asile à deux rebelles, après la bataille de Sedge moor. En vain cette femme âgée disoit-elle, pour sa défense, que le nom de ces rebelles ne se trouvoit dans aucune proclamation ; qu’ils n’étoient condamnés par aucune sentence ; que rien ne prouvoit qu’elle eût pu les connaître pour des partisans de Monmouth ; que, malgré le nom qu’elle portait, l’on savoit bien que son cœur avoit toujours été attaché à la cause royale ; que personne n’avoit versé plus de larmes qu’elle sur la mort de Charles V ; que son fils, élevé par elle et dans ses principes, avoit combattu lui-même contre les rebelles qu’on l’accusoit d’avoir recélés. Ces argumens n’émurent point Jefferies, mais ils agirent sur les jurés qui voulurent deux fois prononcer un verdict favorable, et furent deux fois renvoyés avec des reproches et des menaces. Enfin on leur arracha la fatale sentence, et elle fut exécutée. Le roi fut sourd à toute prière, et crut s’excuser, en répondant qu’il avoit promis à Jefferies de ne pas faire grâce.

« Ceux qui échappoient à la mort étoient condamnés à des amendes qui les réduisoient à la mendicité ; et si leur pauvreté les rendoit incapables de payer, ils subissoient le fouet ou la prison. Le peuple auroit souhaité, dans cette occasion, pouvoir distinguer entre Jacques et ses agens ; mais on prit soin de prouver qu’ils n’avoient rien fait que d’agréable à leur maître. Jefferies, à son retour, fut créé pair pour ses éminens services, et bientôt après revêtu de la dignité de chancelier. »

Voilà ce qu’un roi pouvoit faire souffrir à des Anglois, et voilà ce qu’ils supportaient. C’est en 1686 que l’Angleterre donnoit à l’Europe de tels exemples de barbarie et de servitude ; et, deux ans après, lorsque Jacques II fut déposé et la constitution établie, commença cette période de cent vingt-huit ans jusqu’à nos jours, dans laquelle il n’y a pas eu une session du parlement qui n’ait apporté un perfectionnement à l’ordre social.

Jacques II étoit bien coupable ; cependant on ne peut se dissimuler qu’il y eut de la trahison dans la manière dont il fut abandonné. Ses filles lui enlevèrent la couronne. Les personnes qui lui avoient montré le plus d’attachement, et qui lui devoient le plus de reconnoissance, le quittèrent. Les officiers manquèrent à leur serment ; mais, selon une épigramme angloise, le succès ayant excusé cette trahison, on ne l’appela plus ainsi[2].

Guillaume III étoit un homme d’état, ferme et sage, accoutumé, par son emploi de stathouder en Hollande, à respecter la liberté, soit qu’il l’aimât naturellement ou non. La reine Anne, qui lui succéda, étoit une femme sans talens, et ne tenant avec force qu’à des préjugés. Quoiqu’elle fût en possession d’un trône qu’elle auroit dû céder à son frère, d’après les principes de la légitimité, elle conservoit un faible pour la doctrine du droit divin ; et, bien que le parti des amis de la liberté l’eût faite reine, il lui inspiroit toujours un éloignement involontaire. Cependant les institutions politiques prenoient déjà tant de force, qu’au dehors comme au dedans, ce règne a été l’un des plus glorieux de l’Angleterre. La maison d’Hanovre acheva de garantir la réforme religieuse et politique ; néanmoins, jusqu’après la bataille de Culloden, en 1746, l’esprit de faction l’emporta encore souvent sur la justice. La tête du prince Edouard fut mise à prix pour 30,000 louis ; et, tant qu’on craignit pour la liberté, l’on eut de la peine à se résoudre au seul moyen de l’établir, c’est-à-dire, au respect de ses principes, quelles que soient les circonstances.

Mais, si on lit avec soin le règne des trois Georges, on y verra que la morale et la liberté n’ont cessé de faire des progrès. C’est un beau spectacle que cette constitution, vacillante encore en sortant du port, comme un vaisseau qu’on lance à la mer, et déployant enfin ses voiles, en donnant l’essor à tout ce qu’il y a de grand et de généreux dans l’âme humaine. Je sais que les Anglois prétendront qu’ils ont eu de tout temps plus d’esprit de liberté que les François ; que, dès César, ils ont repoussé le joug des Romains, et que le code de ces Romains, rédigé sous les empereurs, ne fut jamais introduit dans les lois angloises ; il est également vrai qu’en adoptant la réformation, les Anglois ont fondé tout à la fois, d’une manière plus ferme, la morale et la liberté. Le clergé, ayant toujours siégé au parlement avec les seigneurs laïques, n’a point eu de pouvoir distinct dans l’état, et les nobles anglois se sont montrés plus factieux, mais moins courtisans que les nobles françois. Ces différences, on ne sauroit le nier, sont à l’avantage de l’Angleterre. En France, la beauté du climat, le goût de la société, tout ce qui embellit la vie, a servi le pouvoir arbitraire, comme dans les pays du midi où les plaisirs de l’existence suffisent à l’homme. Mais, une fois que le besoin de la liberté s’est emparé des esprits, les défauts mêmes qu’on reproche aux François, leur vivacité, leur amour-propre, les attachent davantage à ce qu’ils ont résolu de conquérir. Ils sont le troisième peuple, en comptant les Américains, qui s’essaye au gouvernement représentatif, et l’exemple de leurs devanciers commence enfin à les diriger. De quelque manière que l’on considère chaque nation, on y trouve toujours ce qui lui rendra le gouvernement représentatif non-seulement possible, mais nécessaire. Examinons donc l’influence de ce gouvernement dans le pays qui, le premier, a eu la gloire de l’établir.

  1. Je rapporte ici le texte d’une adresse des communes, sous Jacques Ier, qui démontre évidemment cette vérité.
    Déclaration de la chambre des communes sur ses priviléges, écrite par un comité choisi pour présenter cette adresse à Jacques Ier.
    Les communes de ce royaume contiennent non-seulement les citoyens, les bourgeois, les cultivateurs, mais aussi toute la noblesse inférieure du royaume, chevaliers, écuyers, gentilshommes. Plusieurs d’entre eux appartiennent aux premières familles ; d’autres sont parvenus par leur mérite au grand honneur d’être admis au conseil privé de Votre Majesté, et ont obtenu des emplois très-honorables. Enfin, excepté la plus haute noblesse, les communes renferment toute la fleur et la puissance de votre royaume. Elles soutiennent vos guerres par leurs personnes, et vos trésors par leur argent : leurs cœurs font la force et la stabilité de votre royaume. Tout le peuple, qui consiste en plusieurs millions d’hommes, est représenté par nous de la chambre des communes.
  2. Treason does never prosper : what’s the reason ?
    Why, when it prospers, none dare call it treason.

    La trahison ne réussit jamais ; quelle en est la raison ? La raison, c’est que, lorsqu’elle réussit, nul n’ose l’appeler trahison.