Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/XI

CHAPITRE XI.

Bonaparte empereur. La contre-révolution faite par lui.

LORSQU’À la fin du dernier siècle, Bonaparte se mit à la tête du peuple François, la nation entière souhaitoit un gouvernement libre et constitutionnel. Les nobles, depuis long-temps hors de France, n’aspiroient qu’à rentrer en paix dans leurs foyers ; le clergé catholique réclamoit la tolérance ; les guerriers républicains ayant effacé par leurs exploits l’éclat des distinctions nobiliaires, la race féodale des anciens conquérans respectoit les nouveaux vainqueurs, et la révolution étoit faite dans les esprits. L’Europe se résignoit à laisser à la France la barrière du Rhin et des Alpes, et il ne restoit qu’à garantir ces biens, en réparant les maux que leur acquisition avoit entraînés. Mais Bonaparte conçut l’idée d’opérer la contre-révolution à son avantage, en ne conservant dans l’état, pour ainsi dire, aucune chose nouvelle que lui-même. Il rétablit le trône, le clergé et la noblesse ; une monarchie, comme l’a dit M. Pitt, sans légitimité et sans limites ; un clergé qui n’étoit que le prédicateur du despotisme ; une noblesse composée des anciennes et des nouvelles familles, mais qui n’exerçoit aucune magistrature dans l’état, et ne servoit que de parure au pouvoir absolu.

Bonaparte ouvrit la porte aux anciens préjugés, se flattant de les arrêter juste au point de sa toute-puissance. On a beaucoup dit que, s’il avoit été modéré, il se seroit maintenu. Mais qu’entend-on par modéré ? S’il avoit établi sincèrement et dignement la constitution angloise en France, sans doute il seroit encore empereur. Ses victoires le créoient prince ; il a fallu son amour de l’étiquette, son besoin de flatterie, les titres, les décorations et les chambellans, pour faire reparoître en lui le parvenu. Mais quelque insensé que fût son système de conquête, dès qu’il étoit assez misérable d’âme pour ne voir de grandeur que dans le despotisme, peut-être ne pouvoit-il se passer de guerres continuelles ; car que seroit-ce qu’un despote sans gloire militaire, dans un pays tel que la France ? Pouvoit-on opprimer la nation dans l’intérieur, sans lui donner au moins le funeste dédommagement de dominer ailleurs à son tour ? Le fléau de l’espèce humaine, c’est le pouvoir absolu, et tous les gouvernemens françois qui ont succédé à l’assemblée constituante ont péri pour avoir cédé à cette amorce, sous un prétexte ou sous un autre.

Au moment où Bonaparte voulut se faire nommer empereur, il crut à la nécessité de rassurer, d’une part, les révolutionnaires sur la possibilité du retour des Bourbons ; et de prouver de l’autre, aux royalistes, qu’en s’attachant à lui, ils rompoient sans retour avec l’ancienne dynastie. C’est pour remplir ce double but qu’il commit le meurtre d’un prince du sang, le duc d’Enghien. Il passa le Rubicon du crime, et de ce jour son malheur fut écrit sur le livre du destin.

Un des machiavélistes de la cour de Bonaparte dit, à cette occasion, que cet assassinat étoit bien pis qu’un crime, puisque c’étoit une faute. J’ai, je l’avoue, un profond mépris pour tous ces politiques dont l’habileté consiste à se montrer supérieurs à la vertu. Qu’ils se montrent donc une fois supérieurs à l’égoïsme ; cela sera plus rare et même plus habile !

Néanmoins ceux qui avoient blâmé le meurtre du duc d’Enghien, comme une mauvaise spéculation, eurent aussi raison même sous ce rapport. Les révolutionnaires et les royalistes, malgré la terrible alliance du sang innocent, ne se crurent point unis irrévocablement au sort de leur maître. Il avoit fait de l’intérêt la divinité de ses partisans, et les adeptes de sa doctrine l’ont mise en pratique contre lui-même, quand le malheur l’a frappé.

Au printemps de 1804, après la mort du duc d’Enghien, et l’abominable procès de Moreau et de Pichegru, lorsque tous les esprits étoient remplis d’une terreur qui pouvoit en un instant se changer en révolte, Bonaparte fit venir chez lui quelques sénateurs pour leur parler négligemment, et comme d’une idée sur laquelle il n’étoit pas encore fixé, de la proposition qu’on lui faisoit de se déclarer empereur. Il passa en revue les différens partis qu’on pouvoit adopter pour la France : une république ; le rappel de l’ancienne dynastie ; enfin la création d’une monarchie nouvelle ; comme un homme qui se seroit entretenu des affaires d’autrui, et les auroit examinées avec une parfaite impartialité. Ceux qui causoient avec lui le contrarioient avec la plus énergique véhémence, toutes les fois qu’il présentoit des argumens en faveur d’une autre puissance que la sienne. À la fin, Bonaparte se laissa convaincre : Hé bien, dit-il, puisque vous croyez que ma nomination au titre d’empereur est nécessaire au bonheur de la France, prenez au moins des précautions contre ma tyrannie ; oui, je vous le répète, contre ma tyrannie. Qui sait si, dans la situation où je vais être, je ne serai pas tenté d’abuser du pouvoir ?

Les sénateurs s’en allèrent attendris par cette candeur aimable, dont les conséquences furent la suppression du tribunat, tout bénin qu’il étoit alors ; l’établissement du pouvoir unique du conseil d’état, servant d’instrument dans la main de Bonaparte ; le gouvernement de la police, un corps permanent d’espions, et dans la suite sept prisons d’état, dans lesquelles les détenus ne pouvoient être jugés par aucun tribunal, leur sort dépendant uniquement de la simple décision des ministres.

Afin de faire supporter une semblable tyrannie, il falloit contenter l’ambition de tous ceux qui s’engageroient à la maintenir. Les contributions de l’Europe entière y suffisoient à peine en fait d’argent. Aussi Bonaparte chercha-t-il d’autres trésors dans la vanité. Le principal mobile de la révolution françoise étoit l’amour de l’égalité. L’égalité devant la loi fait partie de la justice, et par conséquent de la liberté ; mais le besoin d’anéantir tous les rangs supérieurs tient aux petitesses de l’amour-propre. Bonaparte a très-bien connu l’ascendant de ce défaut en France ; et voici comme il s’en est servi. Les hommes qui avoient pris part à la révolution ne vouloient plus qu’il y eût des castes au-dessus d’eux. Bonaparte les a ralliés à lui en leur promettant les titres et les rangs dont ils avoient dépouillé les nobles. « Vous voulez l’égalité ! » leur disoit-il : « je ferai mieux encore, je vous donnerai l’inégalité en votre faveur ; MM. de la Trémoille, de Montmorency, etc., seront légalement de simples bourgeois dans l’état, pendant que les titres de l’ancien régime et les charges de cour seront possédés par les noms les plus vulgaires, si cela ploît à l’empereur. » Quelle bizarre idée ! et n’auroit-on pas cru qu’une nation, si propre à saisir les inconvenances, se seroit livrée au rire inextinguible des dieux d’Homère, en voyant tous ces républicains masqués en ducs, en comtes, en barons, et s’essayant à l’étude des manières des grands seigneurs, comme on répète un rôle de comédie ? On faisoit bien quelques chansons sur ces parvenus de toute espèce, rois et valets ; mais l’éclat des victoires et la force du despotisme ont tout fait passer, au moins pendant quelques années. Ces républicains qu’on avoit vus dédaigner les récompenses données par les monarques, n’avoient plus assez d’espace sur leurs habits pour y placer les larges plaques allemandes, russes, italiennes, dont on les avoit affublés. Un ordre militaire, la Couronne de fer ou la Légion d’honneur, pouvoit être accepté par des guerriers dont ces signes rappeloient les blessures et les exploits ; mais les rubans et les clefs de chambellans, mais tout cet appareil des cours, convenoit-il à des hommes qui avoient remué ciel et terre pour l’abolir ? Une caricature angloise représente Bonaparte découpant le bonnet rouge pour en faire un grand cordon de la Légion d’Honneur. Quelle parfaite image de cette noblesse inventée par Bonaparte, et qui n’avoit à se glorifier que de la faveur de son maître ! Les militaires françois ne sont plus considérés que comme les soldats d’un homme, après avoir été les défenseurs de la nation. Ah ! qu’ils étoient plus grands alors !

Bonaparte avoit lu l’histoire d’une manière confuse : peu accoutumé à l’étude, il se rendoit beaucoup moins compte de ce qu’il avoit appris dans les livres que de ce qu’il avoit recueilli par l’observation des hommes. Il n’en étoit pas moins resté dans sa tête un certain respect pour Attila et pour Charlemagne, pour les lois féodales et pour le despotisme de l’Orient, qu’il appliquoit à tort et à travers, ne se trompant jamais, toutefois, sur ce qui servoit instantanément à son pouvoir ; mais du reste, citant, blâmant, louant et raisonnant comme le hasard le conduisoit ; il parloit ainsi des heures entières, avec d’autant plus d’avantage, que personne ne l’interrompoit, si ce n’est par les applaudissemens involontaires qui échappent toujours dans des occasions semblables. Une chose singulière, c’est que, dans la conversation, plusieurs officiers bonapartistes ont emprunté de leur chef cet héroïque galimatias, qui véritablement ne signifie rien qu’à la tête de huit cent mille hommes.

Bonaparte imagina donc, pour se faire un empire oriental et carlovingien tout ensemble, de créer des fiefs dans les pays conquis par lui, et d’en investir ses généraux ou ses principaux administrateurs. Il constitua des majorats, il décréta des substitutions ; il rendit à l’un le service de cacher sa vie sous le titre inconnu de duc de Rovigo ; et, tout au contraire, en ôtant à Macdonald, à Bernadotte, à Masséna, les noms qu’ils avoient illustrés par tant d’exploits, il frauda, pour ainsi dire, les droits de la renommée, et resta seul, comme il le voulait, en possession de la gloire militaire de la France.

Ce n’étoit pas assez d’avoir avili le parti républicain, en le dénaturant tout entier ; Bonaparte voulut encore ôter aux royalistes la dignité qu’ils devoient à leur persévérance et à leur malheur. Il fit occuper la plupart des charges de sa maison par des nobles de l’ancien régime ; il flattoit ainsi la nouvelle race, en la mêlant avec la vieille, et lui-même aussi, réunissant les vanités d’un parvenu aux facultés gigantesques d’un conquérant, il aimoit les flatteries des courtisans d’autrefois, parce qu’ils s’entendoient mieux à cet art que les hommes nouveaux, même les plus empressés. Chaque fois qu’un gentilhomme de l’ancienne cour rappeloit l’étiquette du temps jadis, proposoit une révérence de plus, une certaine façon de frapper à la porte de quelque antichambre, une manière plus cérémonieuse de présenter une dépêche, de plier une lettre, de la terminer par telle ou telle formule, il étoit accueilli comme s’il avoit fait faire des progrès au bonheur de l’espèce humaine. Le code de l’étiquette impériale est le document le plus remarquable de la bassesse à laquelle on peut réduire l’espèce humaine. Les machiavélistes diront que c’est ainsi qu’il faut tromper les hommes ; mais est-il vrai que de nos jours on trompe les hommes ? On obéissoit à Bonaparte, ne cessons de le répéter, parce qu’il donnoit de la gloire militaire à la France. Que ce fût bon ou mauvais, c’étoit un fait clair et sans mensonge. Mais toutes les farces chinoises qu’il faisoit jouer devant son char de triomphe, ne plaisoient qu’à ses serviteurs, qu’il auroit pu mener de cent autres manières, si cela lui avoit convenu. Bonaparte a souvent pris sa cour pour son empire ; il aimoit mieux qu’on le traitât comme un prince que comme un héros : peut-être, au fond de son âme, se sentoit-il encore plus de droits au premier de ces titres qu’au second.

Les partisans des Stuarts, lorsqu’on offroit la royauté à Cromwell, s’appuyèrent sur les principes des amis de la liberté pour s’y opposer, et ce n’est qu’à l’époque de la restauration qu’ils reprirent la doctrine du pouvoir absolu ; mais au moins restèrent-ils fidèles à l’ancienne dynastie. Une grande partie de la noblesse françoise s’est précipitée dans les cours de Bonaparte et de sa famille. Lorsqu’on reprochoit à un homme du plus grand nom de s’être fait chambellan d’une des nouvelles princesses : Mais que voulez-vous ? disoit-il, il faut bien servir quelqu’un. Quelle réponse ! Et toute la condamnation des gouvernemens fondés sur l’esprit de cour n’y est-elle pas renfermée ?

La noblesse angloise eut bien plus de dignité dans les troubles civils, car elle ne commit pas deux fautes énormes dont les gentilshommes françois peuvent difficilement se disculper : l’une, de s’être réunis aux étrangers contre leur propre pays ; l’autre, d’avoir accepté des places dans le palais d’un homme qui, d’après leurs maximes, n’avoit aucun droit au trône ; car l’élection du peuple, à supposer que Bonaparte pût s’en vanter, n’étoit pas à leurs yeux un titre légitime. Certes, il ne leur est pas permis d’être intolérans après de telles preuves de condescendance ; et l’on offense moins, ce me semble, l’illustre famille des Bourbons, en souhaitant des limites constitutionnelles à l’autorité du trône, qu’en ayant accepté des places auprès d’un nouveau souverain souillé par l’assassinat d’un jeune guerrier de l’ancienne race.

La noblesse françoise qui a servi Bonaparte dans les emplois du palais, prétendroit-elle y avoir été contrainte ? Bien plus de pétitions encore ont été refusées que de places données ; et ceux qui n’ont pas voulu se soumettre aux désirs de Bonaparte à cet égard, ne furent point forcés à faire partie de sa cour. Adrien et Matthieu de Montmorency, dont le nom et le caractère attiroient les regards, Elzear de Sabran, le duc et la duchesse de Duras, plusieurs autres encore, quoique pas en grand nombre, n’ont point voulu des emplois offerts par Bonaparte ; et bien qu’il fallût du courage pour résister à ce torrent qui emporte tout en France dans le sens du pouvoir, ces courageuses personnes ont maintenu leur fierté, sans être obligées de renoncer à leur patrie. En général, ne pas faire est presque toujours possible, et il faut que cela soit ainsi, puisque rien n’est une excuse pour agir contre ses principes.

Il n’en est pas assurément des nobles françois qui se sont battus dans les armées, comme des courtisans personnels de la dynastie de Bonaparte. Les guerriers, quels qu’ils soient, peuvent présenter mille excuses, et mieux que des excuses, suivant les motifs qui les ont déterminés, et la conduite qu’ils ont tenue. Car, enfin, dans toutes les époques de la révolution, il a existé une France ; et, certes, les premiers devoirs d’un citoyen sont toujours envers sa patrie.

Jamais homme n’a su multiplier les liens de la dépendance plus habilement que Bonaparte. Il connaissoit mieux que personne les grands et les petits moyens du despotisme ; on le voyoit s’occuper avec persévérance de la toilette des femmes, afin que leurs époux, ruinés par leurs dépenses, fussent plus souvent obligés de recourir à lui. Il vouloit aussi frapper l’imagination des François par la pompe de sa cour. Le vieux soldat qui fumoit à la porte de Frédéric II suffisoit pour le faire respecter de toute l’Europe. Certainement Bonaparte avoit assez de talens militaires pour obtenir le même résultat par les mêmes moyens ; mais il ne lui suffisoit pas d’être le maître, il vouloit encore être le tyran ; et, pour opprimer l’Europe et la France, il falloit avoir recours à tous les moyens qui avilissent l’espèce humaine : aussi, le malheureux n’y a-t-il que trop bien réussi !

La balance des motifs humains pour faire le bien ou le mal est d’ordinaire en équilibre dans la vie, et c’est la conscience qui décide. Mais quand, sous Bonaparte, un milliard de revenus, et huit cent mille hommes armés, pesoient en faveur des mauvaises actions, quand l’épée de Brennus étoit du même côté que l’or, pour faire pencher la balance, quelle terrible séduction ! Néanmoins, les calculs de l’ambition et de l’avidité n’auroient pas suffi pour soumettre la France à Bonaparte ; il faut quelque chose de grand pour remuer les masses, et c’étoit la gloire militaire qui enivroit la nation, tandis que les filets du despotisme étoient tendus par quelques hommes dont on ne sauroit assez signaler la bassesse et la corruption. Ils ont traité de chimère les principes constitutionnels, comme l’auroient pu faire les courtisans des vieux gouvernemens de l’Europe, dans les rangs desquels ils aspiroient à se placer. Mais le maître, ainsi que nous allons le voir, vouloit encore plus que la couronne de France, et ne s’en est pas tenu au despotisme bourgeois dont ses agens civils auroient souhaité qu’il se contentât chez lui, c’est-à-dire, chez nous.