Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/XIII

CHAPITRE XIII.

De la conduite des derniers états généraux tenus à Paris
en 1614.

LE parti des aristocrates, en 1789, ne cessoit de réclamer les anciens usages. La nuit des temps est très-favorable à ceux qui ne veulent pas admettre la discussion des vérités en elles-mêmes. Ils crioient sans cesse : Rendez-nous 1614 et nos derniers états généraux ; ce sont nos maîtres ce sont nos modèles !

Je ne m’arrêterai point à prouver que les états généraux de Blois, en 1576, différaient presque autant, soit pour la composition, soit pour la forme, des états de Paris en 1614 que des états plus anciens sous le roi Jean et sous Louis XII ; aucune des convocations des trois ordres n’ayant été fondée sur des principes positifs, aucune n’a conduit à des résultats durables. Mais il peut être intéressant de rappeler quelques traits principaux de ces derniers états généraux, que ceux de 1789, après environ deux cents ans d’interruption, devoient, dit-on, prendre pour guides. Le tiers état proposa de déclarer qu’aucune puissance, ni spirituelle ni temporelle, ne pouvait délier les sujets du roi de leur fidélité envers lui. Le clergé, ayant pour organe le cardinal du Perron, s’y opposa, réservant les droits du pape ; la noblesse suivit l’exemple du clergé ; et le pape les en remercia vivement et publiquement l’un et l’autre. On traite encore aujourd’hui de jacobins ceux qui parlent d’un pacte entre la nation et le trône ; alors on établissait que l’autorité royale était dans la dépendance du chef de l’Église.

L’édit de Nantes avait été publié en 1598, et le sang de Henri IV, versé par les ligueurs, coulait, pour ainsi dire, encore, quand les protestants de l’ordre de la noblesse et du tiers état demandèrent, en 1614, que l’on confirmât, dans les déclarations relatives à la religion, les articles de l’édit de Henri IV qui maintenoient la tolérance pour leur culte ; leur requête fut rejetée.

Le lieutenant civil de Mesmes, s’adressant de la part du tiers état à la noblesse, dit que les trois ordres devoient se considérer comme trois frères, dont le cadet était le tiers état. Le baron de Sennecy répondit, au nom de la noblesse, que le tiers état ne pouvait s’arroger le nom de frère, n’étant ni du même sang, ni de la même vertu. Le clergé demanda qu’il lui fût permis de lever des dîmes sur toute espèce de fruits et de grains, et qu’on défendît de lui faire payer des droits à l’entrée des villes, ou de lui imposer sa part des contributions pour les chemins ; il réclama de nouvelles entraves à la liberté de la presse. La noblesse demanda que les principaux emplois fussent tous donnés exclusivement aux gentilshommes, qu’on interdît aux roturiers les arquebuses, les pistolets, et l’usage des chiens, à moins qu’ils n’eussent les jarrets coupés. Elle demanda de plus que les roturiers payassent de nouveaux droits seigneuriaux aux gentilshommes possesseurs de fiefs ; que l’on supprimât toutes les pensions accordées aux membres du tiers état, mais que les gentilshommes fussent exempts de la contrainte par corps, et de tout subside sur les denrées de leurs terres ; qu’ils pussent prendre du sel dans les greniers du roi, au même prix que les marchands ; enfin, que le tiers état fût obligé de porter un habit différent de celui des gentilshommes.

J’abrège cet extrait des procès-verbaux, dans lequel je pourrais relever encore bien des choses ridicules, si celles qui sont révoltantes ne réclamoient pas toute l’attention. Mais il suffit de prouver que cette séparation des trois ordres n’a donné lieu qu’aux réclamations constantes des nobles pour ne pas payer d’impôts, s’assurer de nouvelles prérogatives, et faire supporter au tiers état toutes les humiliations que l’arrogance peut inventer. Les mêmes demandes d’exemptions d’impôts étoient faites de la part du clergé et l’on y joignoit toutes les vexations de l’intolérance. Quant aux affaires publiques elles ne regardoient que le tiers état, puisque toutes les taxes devoient porter sur lui. Voilà pourtant l’esprit des états généraux qu’on proposoit de faire revivre en 1789 ; et ce qu’on ne cesse de reprocher à M. Necker c’est d’avoir pu souhaiter des modifications à de telles choses.