Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/I

CONSIDÉRATIONS
SUR
LES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENS
DE LA RÉVOLUTION FRANÇOISE.
PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Réflexions générales.

LA révolution de France est une des grandes époques de l’ordre social. Ceux qui la considèrent comme un événement accidentel n’ont porté leurs regards ni dans le passé, ni dans l’avenir. Ils ont pris les acteurs pour la pièce ; et, afin de satisfaire leurs passions, ils ont attribué aux hommes du moment ce que les siècles avoient préparé.

Il suffisoit cependant de jeter un coup d’œil sur les principales crises de l’histoire, pour se convaincre qu’elles ont été toutes inévitables, quand elles se rattachoient de quelque manière au développement des idées ; et qu’après une lutte et des malheurs plus ou moins prolongés, le triomphe des lumières a toujours été favorable à la grandeur et à l’amélioration de l’espèce humaine.

Mon ambition seroit de parler du temps dans lequel nous avons vécu, comme s’il étoit déjà loin de nous. Les hommes éclairés, qui sont toujours contemporains des siècles futurs, par leurs pensées, jugeront si j’ai su m’élever à la hauteur d’impartialité que je voulois atteindre.

Je me bornerai, dans ce chapitre, à des considérations générales sur la marche politique de la civilisation européenne, mais seulement par rapport à la révolution de France car c’est à ce sujet, déjà bien vaste, que cet ouvrage est consacré.

Les deux peuples anciens dont la littérature et l’histoire composent encore aujourd’hui notre principale fortune intellectuelle, n’ont dû leur étonnante supériorité qu’à la jouissance d’une patrie libre. Mais l’esclavage existait chez eux ; et, par conséquent les droits et les motifs d’émulation, qui doivent être communs à tous les hommes, étoient le partage exclusif d’un petit nombre de citoyens. Les nations grecque et romaine ont disparu du monde à cause de ce qu’il y avoit de barbare, c’est-à-dire, d’injuste dans leurs institutions. Les vastes contrées de l’Asie se sont perdues dans le despotisme ; et, depuis nombre de siècles, ce qu’il y reste de civilisation est stationnaire. Ainsi donc, la grande révolution historique, dont les résultats peuvent s’appliquer au sort actuel des nations modernes, date de l’invasion des peuples du Nord ; car le droit public de la plupart des états européens repose encore aujourd’hui sur le code de la conquête.

Néanmoins, le cercle des hommes auxquels il étoit permis de se considérer comme tels, s’est étendu sous le régime féodal. La condition des serfs étoit moins dure que celle des esclaves : il y avoit diverses manières d’en sortir et, depuis ce temps, différentes classes ont commencé par degrés à s’affranchir de la destinée des vaincus. C’est sur l’agrandissement graduel de ce cercle que la réflexion doit se porter.

Le gouvernement absolu d’un seul est le plus informe de toutes les combinaisons politiques. L’aristocratie vaut mieux : quelques-uns, au moins, y sont quelque chose, et la dignité morale de l’homme se retrouve dans les rapports des grands seigneurs avec leur chef. L’ordre social, qui admet tous nos semblables à l’égalité devant la loi, comme devant Dieu, est aussi-bien d’accord avec la religion chrétienne qu’avec la véritable liberté l’une et l’autre, dans des sphères différentes, doivent suivre les mêmes principes.

Depuis que les nations du Nord et de la Germanie ont renversé l’empire occident, les lois qu’elles ont apportées se sont modifiées successivement car le temps, comme dit Bacon est le plus grand des novateurs. Il seroit difficile de fixer avec précision la date des divers changemens qui ont eu lieu ; car, en discutant les faits principaux, on trouve qu’ils empiètent les uns sur les autres. Mais il me semble cependant que l’attention peut s’arrêter sur quatre époques dans lesquelles ces changemens, annoncés d’avance se sont manifestés avec éclat.

La première période politique est celle où les nobles, c’est-à-dire les conquérans, se considéroient comme les copartageans de la puissance royale de leur chef, tandis que la nation étoit divisée entre les différens seigneurs, qui disposoient d’elle à leur gré. Il n’y avoit alors ni instruction, ni industrie, ni commerce : la propriété foncière étoit presque la seule connue ; et Charlemagne lui-même s’occupe, dans ses Capitulaires, de l’économie rurale des domaines de la couronne. Les nobles alloient à la guerre en personne amenant avec eux leurs hommes d’armes ainsi les rois n’avoient pas besoin de lever des impôts puisqu’ils n’entretenoient point d’armée ni d’établissement public. Tout démontre que, dans ces temps les grands seigneurs étoient très-indépendans des rois ; ils maintenoient la liberté pour eux, si toutefois on est libre soi-même, alors qu’on impose la servitude aux autres. La Hongrie peut encore, à cet égard, donner l’idée d’un tel genre de gouvernement, qui a de la grandeur dans ceux qui en jouissent.

Les champs de mai, si souvent cités dans l’histoire de France, pourroient être appelés le gouvernement démocratique de la noblesse tel qu’il a existé en Pologne. La féodalité s’établit plus tard. L’hérédité du trône sans laquelle il n’existe point de repos dans les monarchies, n’a été régulièrement fixée que sous la troisième race durant la seconde la nation c’est-à-dire alors, les barons et le clergé choisissoient un successeur parmi les individus de la famille, régnante. La primogéniture fut heureusement reconnue avec la troisième race. Mais, jusqu’au sacre de Louis XVI inclusivement, le consentement du peuple à toujours été rappelé comme la base, des droits du souverain au trône.

Il y avoit déjà, sous Charlemagne, quelque chose qui ressembloit plus à la pairie d’Angleterre que l’institution de la noblesse, telle qu’on l’a vue en France depuis deux siècles. Je fais cette observation sans y attacher beaucoup d’importance. Tant mieux, sans doute, si la raison en politique est d’antique origine ; mais, fût-elle une parvenue, encore faudroit-il l’accueillir.

Le régime féodal valoit beaucoup mieux pour les nobles que l’état de courtisans auquel le despotisme royal les a condamnés. C’est une question purement métaphysique maintenant que de savoir si l’espèce humaine gagneroit à l’indépendance d’une classe plutôt qu’à l’oppression exercée doucement, mais également sur toutes. Il s’agit seulement de remarquer que les nobles, dans le temps de leur splendeur, avaient un genre de liberté politique, et que le pouvoir absolu des rois s’est établi contre les grands avec l’appui des peuples.

Dans la seconde période politique, celle des affranchissemens partiels, les bourgeois des villes ont réclamé quelques droits ; car, dès que les hommes se réunissent, ils y gagnent au moins autant en sagesse qu’en force. Les républiques d’Allemagne et d’Italie, les priviléges municipaux du reste de l’Europe, datent de ce temps. Les murailles de chaque ville servoient de garantie à ses habitans. On voit encore, dans l’Italie surtout, des traces singulières de toutes ces défenses individuelles contre les puissances collectives des tours multipliées dans chaque enceinte des palais fortifiés ; enfin, des essais mal combinés, mais dignes d’estime, puisqu’ils avoient tous pour but d’accroître l’importance et l’énergie de chaque citoyen. On ne peut se dissimuler néanmoins que ces tentatives des petits états pour s’assurer l’indépendance, n’étant point régularisées ont souvent amené l’anarchie mais Venise, Gênes, la ligue lombarde les républiques toscanes, la Suisse, les villes anséatiques, ont honorablement fondé leur liberté à cette époque. Toutefois, les institutions de ces républiques se sont ressenties des temps où elles s’étoient établies et les droits de la liberté individuelle, ceux qui assurent l’exercice et le développement des facultés de tous les hommes, n’y étoient point garantis. La Hollande, devenue république plus tard, se rapprocha des véritables principes de l’ordre social : elle dut cet avance, en particulier, à la réforme religieuse. La période des affranchissemens partiels telle que je viens de l’indiquer, ne se fait plus remarquer clairement que dans les villes libres et dans les républiques qui ont subsisté jusqu’à nos jours. Aussi ne devroit-on admettre dans l’histoire des grands états modernes que trois époques tout-à-fait distinctes la féodalité, le despotisme, et le gouvernement représentatif.

Depuis environ cinq siècles, l’indépendance et les lumières ont agi dans tous les sens, et presque au hasard ; mais la puissance royale s’est constamment accrue par diverses causes et par divers moyens. Les rois, ayant souvent à redouter l’arrogance des grands, cherchèrent contre eux l’alliance des peuples. Les troupes réglées rendirent l’assistance des nobles moins nécessaire ; le besoin des impôts au contraire, força les souverains à recourir au tiers état ; et, pour en obtenir des tributs directs, il fallut qu’ils le dégageassent plus ou moins de l’influence des seigneurs. La renaissance des lettres, l’invention de l’imprimerie, la réformation, la découverte du Nouveau-Monde, et les progrès du commerce, apprirent aux hommes qu’il peut exister une autre puissance que celle des armes ; et depuis ils ont su que celle des armes aussi n’appartenoit pas exclusivement aux gentilshommes.

On ne connoissoit, dans le moyen âge, en fait de lumières, que celles des prêtres ; ils avoient rendu de grands services pendant les siècles de ténèbres. Mais, lorsque le clergé se vit attaqué par la réformation, il combattit les progrès de l’esprit humain, au lieu de les favoriser. La seconde classe de la société s’empara des sciences, des lettres, de l’étude des lois, et du commerce ; et son importance s’accrut ainsi chaque jour. D’un autre côté, les états se concentroient davantage, les moyens de gouvernement devenoient plus forts ; et les rois, en se servant du tiers-état contre les barons et le haut clergé, établirent leur propre despotisme, c’est-à-dire, la réunion dans les mains d’un seul du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif tout ensemble.

Louis XI est le premier qui fit authentiquement l’essai de ce fatal système en France, et l’inventeur est vraiment digne de l’œuvre. Henri VIII, en Angleterre, Philippe II, en Espagne, Christiern, dans le Nord, travaillèrent sur le même plan, avec des circonstances différentes. Mais Henri VIII, en préparant la religion réformée, affranchit son pays sans le vouloir. Charles-Quint auroit peut-être accompli momentanément son projet de monarchie universelle, si, malgré le fanatisme de ses états du midi, il se fût appuyé sur l’esprit rénovateur du temps, en acceptant la Confession d’Augsbourg. On dit qu’il en eut l’idée, mais cette lueur de son génie disparut sous le pouvoir ténébreux de son fils ; et l’empreinte du terrible règne de Philippe II pèse encore tout entière sur la nation espagnole : là l’inquisition s’est chargée de conserver l’héritage du despotisme.

Christiern voulut asservîr la Suède et le Danemark à la même domination absolue. L’esprit d’indépendance des Suédois s’y opposa. On voit dans leur histoire différentes périodes analogues à celles que nous avons signalées dans les autres pays. Charles XI fit de grands efforts pour triompher de la noblesse par le peuple. Mais la Suède avoit une constitution, en vertu de laquelle les députés des bourgeois et des paysans composoient la moitié de la diète, et la nation étoit assez éclairée pour savoir qu’il ne faut sacrifier des privilèges qu’à des droits, et que l’aristocratie, avec tous ses défauts, est encore moins avilissante que le despotisme.

Les Danois ont donné le plus scandaleux exemple politique dont l’histoire nous ait conservé le souvenir. Un jour, en 1660, fatigués du pouvoir des grands, ils ont déclaré leur roi législateur et souverain maître de leurs propriétés et de leurs vies ; ils lui ont attribué tous les pouvoirs, excepté celui de révoquer l’acte par lequel il devenoit despote ; et, quand cette donation d’eux-mêmes fut achevée, ils y ajoutèrent encore que si les rois de quelque autre pays avoient un privilège quelconque qui ne fût pas compris dans leur acte, ils l’accordaient d’avance, et à tout hasard, à leurs monarques. Cependant cette résolution inouïe ne faisoit, après tout, que manifester ouvertement ce qui se passoit dans d’autres pays avec plus de pudeur. La religion protestante, et surtout la liberté de la presse, ont depuis créé dans le Danemark une opinion indépendante, qui sert de limites morales au pouvoir absolu.

La Russie, bien qu’elle diffère des autres empires de l’Europe par ses institutions et par ses mœurs asiatiques, a subi sous Pierre Ier la seconde crise des monarchies européennes, l’abaissement des grands par le monarque.

L’Europe devoit être citée au ban de la Pologne, pour les injustices toujours croissantes dont ce pays avoit été la victime jusqu’au règne de l’empereur Alexandre. Mais, sans nous arrêter maintenant aux troubles qui ont dû naître de la funeste réunion du servage des paysans et de l’indépendance anarchique des nobles, d’un superbe amour de la patrie, et d’une contrée tout ouverte au pernicieux ascendant des étrangers ; nous dirons seulement que la constitution rédigée en 1792, par des hommes éclairés, celle que le général Kosciusko a si honorablement défendue, étoit aussi libérale que sagement combinée.

L’Allemagne, comme empire politique, en est encore restée, sous divers rapports, à la première période de l’histoire moderne, c’est-à-dire, au gouvernement féodal ; toutefois l’esprit des temps a pénétré dans ses vieilles institutions. La France, l’Espagne et l’empire britannique ont cherché constamment à faire un tout politique : l’Allemagne a maintenu sa subdivision par un esprit d’indépendance et d’aristocratie tout ensemble. Le traité de Westphalie, en reconnoissant la religion réformée dans la moitié de l’empire, a mis en présence deux parties de la même nation, qui, par une longue lutte, avoient appris à se respecter mutuellement. Ce n’est pas ici le moment de discuter les avantages politiques et militaires d’une réunion plus compacte. L’Allemagne a bien assez de force à présent pour maintenir son indépendance, tout en conservant ses formes fédératives ; et l’intérêt des hommes éclairés ne doit jamais être la conquête au dehors, mais la liberté au dedans.

La pauvre riche Italie ayant été sans cesse en proie aux étrangers, il est difficile de suivre la marche de l’esprit humain dans son histoire, comme dans celle des autres pays de l’Europe. La seconde période, celle de l’affranchissement des villes, que nous avons désignée comme se confondant avec la troisième, est plus sensible en Italie que partout ailleurs, puisqu’elle a donné naissance à diverses républiques, admirables au moins par les hommes distingués qu’elles ont produits. Le despotisme ne s’est établi chez les Italiens que par la division ; ils sont, à cet égard, dans une situation très-différente de l’Allemagne. Le sentiment patriotique, en Italie, doit faire désirer la réunion. Les étrangers sont attirés sans cesse par les délices de ce pays ; les Italiens ont besoin de l’unité pour former enfin une nation. Le gouvernement ecclésiastique a toujours rendu cette réunion impossible ; non que les papes fussent les partisans des étrangers ; au contraire, ils auroient voulu les repousser : mais, en leur qualité de prêtres, ils étoient hors d’état de défendre le pays, et ils empêchoient cependant tout autre pouvoir de s’en charger.

L’Angleterre est le seul des grands empires de l’Europe où le dernier perfectionnement de l’ordre social à nous connu se soit accompli. Le tiers-état, ou, pour mieux dire, la nation, a, comme ailleurs, aidé le pouvoir royal, sous Henri VIII, à comprimer les grands et le clergé, et à s’étendre à leurs dépens. Mais la noblesse anglaise a été de bonne heure plus libérale que celle de tous les autres pays ; et dès la grande charte, on voit les barons stipuler en faveur des libertés du peuple. La révolution d’Angleterre a duré près de cinquante ans, à dater des premières guerres civiles, sous Charles Ier, jusquà l’avénement de Guillaume III, en 1688 ; et les efforts de ces cinquante années n’ont eu pour but réel et permanent que l’établissement de la constitution actuelle, c’est-à-dire, du plus beau monument de justice et de grandeur morale existant parmi les Européens.

Le même mouvement dans les esprits a produit la révolution d’Angleterre et celle de France en 1789. L’une et l’autre appartiennent à la troisième époque de la marche de l’ordre social, à l’établissement du gouvernement représentatif, vers lequel l’esprit humain s’avance de toutes parts.

Examinons maintenant les circonstances particulières à cette France, dont on a vu sortir les gigantesques événemens qui ont fait éprouver de nos jours tant d’espérances et tant de craintes.