Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/II

CHAPITRE II.

De la doctrine politique de quelques émigrés François et de
leurs adhérens
.

LES opposans à la révolution de France, en 1789, nobles, prêtres et magistrats, ne se lassoient pas de répéter qu’aucun changement dans le gouvernement n’étoit nécessaire, parce que les corps intermédiaires existant alors suffisoient pour prévenir le despotisme ; et maintenant ils proclament le despotisme comme le rétablissement de l’ancien régime. Cette inconséquence dans les principes est une conséquence dans les intérêts. Quand les privilégiés servoient de limites à l’autorité des rois, ils étoient contre le pouvoir arbitraire de la couronne ; mais, depuis que la nation a su se mettre à la place des privilégiés, ils se sont ralliés à la prérogative royale, et veulent faire considérer toute opposition constitutionnelle, et toute liberté politique, comme une rébellion.

Ils fondent la puissance des rois sur le droit divin : absurde doctrine qui a perdu les Stuarts, et que dès lors même leurs adhérens les plus éclairés repoussoient en leur nom, craignant de leur fermer à jamais l’entrée de l’Angleterre. Lord Erskine, dans son admirable plaidoyer en faveur du doyen de Saint-Asaph, sur une question de liberté de la presse, cite d’abord le traité de Locke, concernant la question du droit divin et de l’obéissance passive, dans lequel ce célèbre philosophe déclare positivement que tout agent de l’autorité royale qui dépasse la latitude accordée par la loi, doit être considéré comme l’instrument de la tyrannie, et que, sous ce rapport, il est permis de lui fermer sa maison, et de le repousser par la force, comme si l’on étoit attaqué par un brigand ou par un pirate. Locke se fait à lui-même l’objection tant répétée, qu’une telle doctrine répandue parmi les peuples peut encourager les insurrections. « Il n’existe aucune vérité, dit-il, qui ne puisse conduire à l’erreur, ni aucun remède qui ne puisse devenir un poison. Il n’est aucun des dons que nous tenons de la bonté de Dieu dont nous puissions faire usage, si l’abus qui en est possible devoit nous en priver. On n’auroit pas dû publier les Évangiles ; car, bien qu’ils soient le fondement de toutes les obligations morales qui unissent les hommes en société, cependant la connoissance imparfaite et l’étude mal entendue de ces saintes paroles a conduit beaucoup d’hommes à la folie. Les armes nécessaires à la défense peuvent servir à la vengeance et au meurtre. Le feu qui nous réchauffe expose à l’incendie ; les médicamens qui nous guérissent peuvent nous donner la mort. Enfin on ne pourroit éclairer les hommes sur aucun point de gouvernement, on ne pourroit profiter d’aucune des leçons de l’histoire, si les excès auxquels les faux raisonnemens peuvent porter, étoient toujours présentés comme un motif pour interdire la pensée.

« Les sentimens de M. Locke, dit lord Erskine, ont été publiés trois ans après l’avènement du roi Guillaume au trône d’Angleterre, et lorsque ce monarque avoit élevé l’auteur à un rang éminent dans l’état. Mais Bolingbroke, non moins célèbre que Locke dans la république des lettres et sur le théâtre du monde, s’exprime de même sur cette question. Lui qui s’étoit armé pour faire remonter Jacques II sur le trône, il attachoit beaucoup de prix à justifier les jacobites de ce qu’il considéroit comme une dangereuse calomnie ; l’imputation de vouloir fonder les prétentions de Jacques II sur le droit divin, et non sur la constitution de l’Angleterre. Et c’est du continent, où il étoit exilé par la maison d’Hanovre, qu’il écrivoit ce qu’on va lire. Le devoir des peuples, dit Bolingbroke, est maintenant si clairement établi, qu’aucun homme ne peut ignorer les circonstances dans lesquelles il doit obéir, et celles où il doit résister. La conscience n’a plus à lutter avec la raison. Nous savons que nous devons défendre la couronne aux dépens de notre fortune et de notre vie, si la couronne nous protège et ne s’écarte point des limites assignées par les lois ; mais nous savons de même que, si elle les excède, nous devons lui résister. »

Je remarquerai, en passant, que ce droit divin, depuis long-temps réfuté en Angleterre, se soutient en France par une équivoque. On objecte la formule : Par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre. Ces paroles si souvent répétées, que les rois tiennent leur couronne de Dieu et de leur épée, avoient pour but de s’affranchir des prétentions que formoient les papes au droit de destituer ou de couronner les rois. Les empereurs d’Allemagne, qui étoient très-incontestablement élus, s’intituloient également empereur par la grâce de Dieu. Les rois de France qui, en vertu du régime féodal, rendoient hommage pour telle province, ne faisoient pas moins usage de cette formule ; et les princes et les évêques, jusqu’aux plus petits feudataires, s’intituloient seigneurs et prélats par la grâce de Dieu. Le roi d’Angleterre emploie aujourd’hui la même formule qui n’est dans le fait qu’une expression d’humilité chrétienne ; et cependant une loi positive de l’Angleterre déclare coupable de haute trahison quiconque soutiendroit le droit divin. Il en est de ces prétendus priviléges du despotisme, qui ne peut jamais en avoir d’autres que ceux de la force, comme du passage de saint Paul : Respectez les puissances de la terre, car tout pouvoir vient de Dieu. Bonaparte a beaucoup insisté sur l’autorité de cet apôtre. Il a fait prêcher ce texte à tout le clergé de France et de Belgique ; et, en effet, on ne pouvoit refuser à Bonaparte le titre de puissant de la terre. Mais que vouloit dire saint Paul, si ce n’est que les chrétiens ne devoient pas s’immiscer dans les factions politiques de son temps ? Prétendroit-on que saint Paul a voulu justifier la tyrannie ? n’a-t-il pas résisté lui-même aux ordres émanés de Néron, en prêchant la religion chrétienne ? Et les martyrs obéissaient-ils à la défense qui leur étoit faite par les empereurs, de professer leur culte ? Saint Pierre appelle, avec raison, les gouvernemens un ordre humain. Il n’est aucune question, ni de morale, ni de politique, dans laquelle il faille admettre ce qu’on appelle l’autorité. La conscience des hommes est en eux une révélation perpétuelle, et leur raison un fait inaltérable. Ce qui fait l’essence de la religion chrétienne, c’est l’accord de nos sentimens intimes avec les paroles de Jésus-Christ. Ce qui constitue la société, ce sont les principes de la justice, différemment appliqués, mais toujours reconnus pour la base du pouvoir et des lois.

Les nobles, comme nous l’avons montré dans le cours de cet ouvrage, avoient passé, sous Richelieu, de l’état de vassaux indépendans à celui de courtisans. On diroit que le changement même des costumes annonçoit celui des caractères. Sous Henri IV, l’habit François avoit quelque chose de chevaleresque ; mais les grandes perruques et cet habit si sédentaire et si affecté que l’on portoit à la cour de Louis XIV, n’ont commencé que sous Louis XIII. Pendant la jeunesse de Louis XIV, le mouvement de la Fronde a encore développé quelque énergie ; mais depuis sa vieillesse, sous la régence et pendant le règne de Louis XV, peut-on citer un homme public qui mérite un nom dans l’histoire ? Quelles intrigues de cour ont occupé les grands seigneurs ! et dans quel état d’ignorance et de frivolité la révolution n’a-t-elle pas trouvé la plupart d’entre eux ?

J’ai parlé de l’émigration, de ses motifs et de ses conséquences. Parmi les gentilshommes qui embrassèrent ce parti, quelques-uns sont restés constamment hors de France, et ont suivi la famille royale avec une fidélité digne d’éloges. Le plus grand nombre est rentré sous Bonaparte, et beaucoup d’entre eux se sont confirmés à son école dans la doctrine de l’obéissance passive, dont ils ont fait l’essai le plus scrupuleux avec celui qu’ils devoient considérer comme un usurpateur. Que les émigrés puissent être justement aigris par la vente de leurs biens, je le conçois ; cette confiscation est infiniment moins justifiable que la vente très-légale des biens ecclésiastiques. Mais faut-il faire porter ce ressentiment, d’ailleurs fort naturel, sur tout le bon sens dont l’espèce humaine est en possession dans ce monde ? On diroit que les progrès du siècle, et l’exemple de l’Angleterre, et la connaissance même de l’état actuel de la France, sont si loin de leur esprit, qu’ils seroient tentés, je crois, de supprimer le mot de nation de la langue, comme un terme révolutionnaire. Ne vaudroit-il pas mieux, même comme calcul, se rapprocher franchement de tous les principes qui sont d’accord avec la dignité de l’homme ? Quels prosélytes peuvent-ils gagner avec cette doctrine ab irato, sans autre base que l’intérêt personnel ? Ils veulent un roi absolu, une religion exclusive et des prêtres intolérans, une noblesse de cour, fondée sur la généalogie, un tiers état affranchi de temps en temps par des lettres de noblesse, un peuple ignorant et sans aucun droit, une armée purement machine, des ministres sans responsabilité, point de liberté de la presse, point de jurés, point de liberté civile, mais des espions de police, et des journaux à gages, pour vanter cette œuvre de ténèbres. Ils veulent un roi dont l’autorité soit sans bornes, pour qu’il puisse leur rendre tous les priviléges qu’ils ont perdus, et que jamais les députés de la nation, quels qu’ils soient, ne consentiroient à restituer. Ils veulent que la religion catholique soit seule permise dans l’état : les uns, parce qu’ils se flattent de recouvrer ainsi les biens de l’Église ; les autres, parce qu’ils espèrent trouver dans certains ordres religieux des auxiliaires zélés du despotisme. Le clergé a lutté jadis contre les rois de France, pour soutenir l’autorité de Rome ; mais maintenant tous les privilégiés font ligue entre eux. Il n’y a que la nation qui n’ait d’autre appui qu’elle-même. Ils veulent un tiers état qui ne puisse occuper aucun emploi élevé, pour que ces emplois soient tous réservés aux nobles. Ils veulent que le peuple ne reçoive point d’instruction, pour en faire un troupeau d’autant plus facile à conduire. Ils veulent une armée dont les officiers fusillent, arrêtent et dénoncent, et soient plus ennemis de leurs concitoyens que des étrangers. Car, pour refaire l’ancien régime en France, moins la gloire d’une part, et ce qu’il y avoit de liberté de l’autre, moins l’habitude du passé qui est rompue, et en opposition avec l’attachement invincible au nouvel ordre de choses, il faut une force étrangère à la nation, pour la comprimer sans cesse. Ils ne veulent point de jurés, parce qu’ils souhaitent le rétablissement des anciens parlemens du royaume. Mais, outre que ces parlemens n’ont pu prévenir jadis, malgré leurs honorables efforts, ni les jugemens arbitraires, ni les lettres de cachet, ni les impôts établis en dépit de leurs remontrances, ils seroient dans le cas des autres priviléges ; ils n’auroient plus leur ancien esprit de résistance aux empiétemens des ministres. Étant rétablis contre le vœu de la nation, et seulement par la volonté du trône, comment s’opposeraient-ils aux rois, qui pourroient leur dire : Si nous cessons de vous soutenir, la nation, qui ne veut plus de vous, vous renversera ? Enfin, pour maintenir le système qui a le vœu public contre lui, il faut pouvoir arrêter qui l’on veut, et accorder aux ministres la faculté d’emprisonner sans jugement, et d’empêcher qu’on n’imprime une ligne pour se plaindre. L’ordre social ainsi conçu seroit le fléau du grand nombre, et la proie de quelques-uns. Henri IV en seroit aussi révolté que Franklin ; et il n’est aucun temps de l’histoire de France assez reculé pour y trouver rien de semblable à cette barbarie. Faut-il qu’à une époque où toute l’Europe semble marcher vers une amélioration graduelle, on prétende se servir de la juste horreur qu’inspirent quelques années de la révolution, pour constituer l’oppression et l’avilissement chez une nation naguère invincible ?

Tels sont les principes de gouvernement développés dans une foule d’écrits des émigrés et de leurs adhérents : ou plutôt telles sont les conséquences de cet égoïsme de corps ; car on ne peut pas donner le nom de principes à cette théorie qui interdit la réfutation, et ne soutient pas la lumière. La situation des émigrés leur dicte les opinions qu’ils proclament, et voilà pourquoi la France a toujours redouté que le pouvoir fût entre leurs mains. Ce n’est point l’ancienne dynastie qui lui inspire aucun éloignement, c’est le parti qui veut régner sous son nom. Quand les émigrés ont été rappelés par Bonaparte, il pouvoit les contenir, et l’on ne s’est point aperçu de leur influence. Mais comme ils se disent exclusivement les défenseurs des Bourbons, on a craint que la reconnaissance de cette famille envers eux ne put l’entraîner à remettre l’autorité militaire et civile à ceux contre lesquels la nation avoit combattu pendant vingt-cinq ans, et qu’elle avoit toujours vus dans les rangs des armées ennemies. Ce ne sont point non plus les individus composant le parti des émigrés qui déplaisent aux François restés en France ; ils se sont mêlés avec eux dans les camps et même dans la cour de Bonaparte. Mais comme la doctrine politique des émigrés est contraire au bien de la nation, aux droits pour lesquels deux millions d’hommes ont péri sur le champ de bataille, aux droits pour lesquels, ce qui est plus douloureux encore, des forfaits commis au nom de la liberté sont retombés sur la France, la nation ne pliera jamais volontairement sous le joug des opinions émigrées ; et c’est la crainte de s’y voir contrainte qui l’a empêchée de prendre part au rappel des anciens princes. La charte constitutionnelle, en garantissant les bons principes de la révolution, est le palladium du trône et de la patrie.