Conseils à un journaliste/Édition Garnier/Sur les langues

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 261-263).

SUR LES LANGUES.

Il faut qu’en bon journaliste sache au moins l’anglais et l’italien : car il y a beaucoup d’ouvrages de génie dans ces langues, et le génie n’est presque jamais traduit. Ce sont, je crois, les deux langues de l’Europe les plus nécessaires à un Français. Les Italiens sont les premiers qui aient retiré les arts de la barbarie ; et il y a tant de grandeur, tant de force d’imagination jusque dans les fautes des Anglais, qu’on ne peut trop conseiller l’étude de leur langue.

Il est triste que le grec soit négligé en France ; mais il n’est pas permis à un journaliste de l’ignorer. Sans cette connaissance, il y a un grand nombre de mots français dont il n’aura jamais qu’une idée confuse : car, depuis l’arithmétique jusqu’à l’astronomie, quel est le terme d’art qui ne dérive pas de cette langue admirable ? À peine y a-t-il un muscle, une veine, un ligament dans notre corps, une maladie, un remède, dont le nom ne soit grec. Donnez-moi deux jeunes gens, dont l’un saura cette langue et dont l’autre l’ignorera ; que ni l’un ni l’autre n’ait la moindre teinture d’anatomie ; qu’ils entendent dire qu’un homme est malade d’un diabetès[1], qu’il faut faire à celui-ci une paracentèse, que cet autre a une ankilose ou un bubonocèle : celui qui sait le grec entendra tout d’un coup de quoi il s’agit, parce qu’il voit de quoi ces mots sont composés ; l’autre ne comprendra absolument rien.

Plusieurs mauvais journalistes ont osé donner la préférence à l’Iliade de Lamotte sur l’Iliade d’Homère. Certainement, s’ils avaient lu Homère en sa langue, ils eussent vu que la traduction[2] est autant au-dessous de l’original que Segrais est au-dessous de Virgile.

Un journaliste versé dans la langue grecque pourra-t-il s’empêcher de remarquer, dans les traductions que Tourreil a faites de Démosthène, quelques faiblesses au milieu de ses beautés ? « Si quelqu’un, dit le traducteur, vous demande : Messieurs les Athéniens, avez-vous la paix ? — Non, de par Jupiter, répondez-vous ; nous avons la guerre avec Philippe. » Le lecteur, sur cet exposé, pourrait croire que Démosthène plaisante à contre-temps ; que ces termes familiers et réservés pour le bas comique, messieurs les Athéniens, de par Jupiter, répondent à de pareilles expressions grecques. Il n’en est pourtant rien, et cette faute appartient tout entière au traducteur. Ce sont mille petites inadvertances pareilles qu’un journaliste éclairé peut faire observer, pourvu qu’en même temps il remarque encore plus les beautés.

Il serait à souhaiter que les savants dans les langues orientales nous eussent donné des journaux des livres de l’Orient. Le public ne serait pas dans la profonde ignorance où il est de l’histoire de la plus grande partie de notre globe ; nous nous accoutumerions à réformer notre chronologie sur celle des Chinois ; nous serions plus instruits de la religion de Zoroastre, dont les sectateurs subsistent encore, quoique sans patrie, à peu près comme les Juifs et quelques autres sociétés superstitieuses répandues de temps immémorial dans l’Asie. On connaîtrait les restes de l’ancienne philosophie indienne ; on ne donnerait plus le nom fastueux d’Histoire universelle à des recueils de quelques fables d’Égypte, des révolutions d’un pays grand comme la Champagne, nommé la Grèce, et du peuple romain qui, tout étendu et tout victorieux qu’il a été, n’a jamais eu sous sa domination tant d’États que le peuple de Mahomet, et qui n’a jamais conquis la dixième partie du monde.

Mais aussi que votre amour pour les langues étrangères ne vous fasse pas mépriser ce qui s’écrit dans votre patrie ; ne soyez point comme ce faux délicat à qui Pétrone fait dire :

Ales phasiacis petila Colchis,
Atque afrac volucres placent palato…
Quidquid quœritur optimum videtur.

On ne trouva[3] de poète français dans la bibliothèque de l’abbé de Longuerue qu’un tome de Malherbe. Je voudrais, encore une fois, en fait de belles-lettres, qu’on fût de tous les pays, mais surtout du sien, J’appliquerai à ce sujet des vers de M. de Lamotte, car il en a quelquefois fait d’excellents :

C’est par l’étude que nous sommes
Contemporains de tous les hommes,
Et citoyens de tous les lieux.

  1. Le Mercure porte seulement : « Malade d’une péripneumonie ; celui qui sait le grec, etc. »
  2. Le Mercure porte : « La traduction est plus au-dessous de l’original que Segrais n’est-au-dessous de Virgile. »
  3. Il y a dans le Mercure : « On ne trouva dans la bibliothèque de l’abbé de Longuerue, après sa mort, aucun poëte français. Je voudrais, etc. »