Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à Paris/XII

XII


Y a-t-il une fin à ta course ? Le petit appartement que tu conquerras par bien des efforts, les meubles de Dufayel, les livres achetés un à un, les portraits d’actrices dans des cadres à bon marché, résisteront-ils à l’assaut des créanciers, ou seront-ils emportés et dispersés ? Ne seras-tu pas débordé par l’étrenne de la concierge, la feuille bleue de l’impôt, le fiacre imprudemment offert, le prix du pétrole et du charbon ? Ne sentiras-tu pas, un soir, un immense écœurement pour la nourriture des bouillons Chartier, ton escalier où il y a des pots de lait à chaque étage, ton logis mal éclairé et trop étroit ?

As-tu vraiment du talent ? Chacun le saura-t-il un jour ? Ou ta maîtresse et un ou deux amis qui fondent avec toi des revues, en seront-ils seuls persuadés ? Cette théorie est-elle bien vraie, qui dit que la chance passe tôt ou tard pour chacun et qu’il suffit de l’attendre et de l’aider ? Trouveras-tu ton repas quotidien, loup de la fable ? Ne regretteras-tu pas le collier du chien ? Atteindras-tu le but, coureur ?

Ô jeune homme, ô mon frère, ici s’arrête ce que je sais ?

Plusieurs fois déjà je t’ai vu passer, je t’ai guetté et suivi dans la rue, afin de presser ta main. Et j’avais envie de m’élancer vers toi et de te dire :

« Je sais. Comme la mienne autrefois, ta lampe fume à cause de la mèche qu’une femme de ménage négligente mouche mal. Il y a des cendres sur le foyer, une légère odeur de suie, une déchirure dans le tapis et peut-être aussi redis-tu, le soir, comme je l’ai fait, ces vers admirables :

La maîtresse a quitté l’amant
À cause de l’appartement.

« Mais va, il y a des poèmes meilleurs encore et plus joyeux et une foule de tapis neufs dans les grands magasins. Du reste, la meilleure beauté n’est pas plus dans le luxe de l’endroit où l’on vit que dans le regard d’une maîtresse. Une belle lumière peut briller, même si la femme de ménage n’a pas nettoyé la lampe et si la mèche fume, tachant de poussière noire les portraits aimés… »

Mais je n’ai pas osé. Devant toi, jeune homme pauvre, une grande timidité m’a saisi. Je me serais nommé et tu m’aurais dit :

Qui êtes-vous ?

Et puis, par la puissance d’une invraisemblable espérance, n’aurais-tu pas souri de mes paroles ?

Et puis, quand je t’aurais dit la nécessité d’un effort patient et quotidien pour résister à tous tes protecteurs et ne pas obtenir les palmes académiques, peut-être, écartant ton pardessus et me montrant ta boutonnière, m’aurais-tu répondu avec orgueil.

Je les ai.

Aussi je t’ai regardé t’éloigner, chétif et mince, parmi les omnibus terribles, les maisons immenses. Tu n’avais pas l’air de connaître ta petitesse ; tu tenais ta canne comme une épée. Et j’ai admiré avec quelle autorité peut résonner sur le pavé de la rue une bottine où il y a un trou.