Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à Paris/X

X

LA RICHESSE
QUE DONNE L’AMITIÉ


Tâche d’avoir des amis.

On les acquiert d’abord par son visage bienveillant, la facilité qu’on a à saluer des gens peu connus, à serrer des mains qui se tendent. Le goût des conversations sympathiques, l’amour qu’on a des autres et de soi-même font vite que beaucoup de gens ont du plaisir à vous voir.

Mais ce n’est pas assez. Il faut choisir. Ne laisse pas au hasard d’une rencontre, à un voisinage, le soin de te donner des amis.

Une fois que tu auras élu un ami dans ton cœur ne crains pas de l’importuner par des visites inattendues, des politesses excessives. Ne te laisse pas rebuter par sa froideur. Tu lui apportes, avec la prédilection de ta sympathie, une immense richesse, la même que tu attends de lui. Il comprendra forcément à la longue quel avantage vous avez tous deux à ce commerce idéal.

Ce n’est jamais une aide matérielle que tu dois attendre de l’amitié. Garde-toi par exemple d’emprunter de l’argent à ton ami, même si tu l’as entendu déclarer plusieurs fois que l’argent est une chose méprisable, que lorsque l’un en a, l’autre doit en avoir, etc. On ne sait jamais jusqu’où plongent les racines de l’intérêt. Observe une semblable réserve si ton ami est très riche.

Les biens de l’amitié sont plus précieux que n’importe quelle somme d’argent. Ils sont le sentiment que l’effort est partagé, que l’action solitaire qu’on accomplit est agrandie par la sympathie de l’ami, que l’injure qu’on reçoit, l’échec qu’on éprouve est diminué, rendu insignifiant ou plaisant par les commentaires favorables qu’en fait l’ami.

Rends avec soin ce qui t’es donné dans ce domaine. Intéresse-toi aux moindres faits de la vie de ton ami, au récit de ses amours, aux détails de son budget, à ses souvenirs de service militaire.

Ne dis jamais de mal de lui, car tout se sait. Surtout n’en pense pas quoi qu’il fasse. Aie pour lui la même indulgence que pour toi.

S’il a une maîtresse, ne lui fais pas la cour. Elle se hâterait de l’en prévenir, en amplifiant ton audace, en transformant en perfidie ton goût naturel des femmes. Ne va pas non plus être trop froid à son égard, ne la regarde pas avec une complète indifférence. Elle te considérerait alors comme un mortel ennemi, elle t’accuserait de vouloir la faire rompre avec son amant et il lui serait très aisé de te brouiller avec lui ; l’amour a toujours le pas sur l’amitié.

Fais donc entendre une bonne fois à cette maîtresse par quelque parole à double sens que c’est elle que tu aurais aimée si l’amitié sacrée ne vous avait pas séparés irrévocablement. N’en parle plus jamais ensuite. Sa vanité sera satisfaite et elle attribuera tes indifférences pour elle à un scrupule sublime.

N’attends aucun service de tes amis. Quand ils demanderont quelque chose pour toi ce ne seront que des choses très modestes, bien au-dessous de ta valeur. Tu t’étonneras que des êtres qui t’aiment, dont tu as éprouvé les sentiments, te méconnaissent ainsi, ne te jugent digne que d’avantages tellement médiocres que tu ne pourrais les accepter sans honte.

Cela tient à ce qu’ils ne te situent pas dans la vie. L’amitié leur a révélé tes faiblesses. Ce sont elles qu’ils voient, plutôt que tes qualités.

Seuls, des hommes que tu connais à peine oseront te rendre de vrais services. Tu auras à leurs yeux le prestige d’un talent qu’ils ignorent, dont ils ne savent pas les petits côtés.

Tes amis ne peuvent t’offrir que la douceur de la main tendue, des projets qu’on fait ensemble, des espérances qu’on partage, le plaisir inestimable de se raconter l’un à l’autre…

Et c’est bien assez.

Mais, crois-moi, garde-toi de t’enorgueillir d’amitiés puissantes ou illustres. Ta force est dans les liens qui t’unissent à ceux qui sont semblables à toi, seraient-ils plus humbles même, à la troupe famélique de ceux que la vie n’a pas favorisés, aux poètes des hôtels garnis à deux francs, aux écrivains qui habitent au sixième une chambre parmi les bonnes du premier étage, aux auteurs dramatiques qui se font comédiens pour vivre.

Sache bien que ces modestes compagnons avec leurs redingotes usées, leurs bottines où passe l’eau, leurs cheveux longs, ont une influence plus véritable que tous les hommes arrivés avec leurs paroles conventionnelles. Car leur désintéressement les précède et les défend, car seuls les cris qui partent d’en bas peuvent monter très haut et être entendus très loin.