Conscience professionnelle

Conscience professionnelle
Revue pédagogique, premier semestre 192382 (p. 101-108).

Conscience professionnelle.


L’EXAMEN de conscience, particulièrement propre, dans notre vie individuelle, à améliorer nos pensées, nos sentiments et nos actes, ne l’est pas moins à apprécier et à redresser la manière dont nous nous acquittons de nos devoirs professionnels. Certes, et ceci n’est point une simple précaution de début, je suis bien certain de la conscience du personnel enseignant, et les exemples n’y sont pas rares de la plus exigeante. N’empêche qu’elle n’a pas chez tous, il va sans dire, la même netteté, qu’elle se satisfait parfois à trop bon compte, chez quelques-uns à qui, comme ils disent, elle ne reproche rien, que chez tous, tant que nous sommes, sa tendance naturelle la conduirait, si nous n’y prenions garde, à se faire de moins en moins scrupuleuse, et qu’il peut donc, à ce que j’estime, n’être pas inutile d’en parler, de la montrer comme elle devrait être, telle qu’elle est chez les meilleurs, de rechercher les causes qui l’affaiblissent et les moyens de l’entretenir.

La conscience professionnelle s’accompagne d’abord, il n’est pas superflu de le remarquer, d’une vue exacte de la tâche, de toute la tâche, à accomplir, et des moyens à employer ; c’est dire qu’elle est plus exigeante, toutes choses égales, si l’initiation professionnelle a été plus complète, et qu’il peut donc arriver qu’une insuffisance d’activité soit due à une conception étroite de la fonction.

À elle seule pourtant, cette conception, même claire et complète, serait loin, quoique nécessaire, d’être suffisante. Il y faut aussi et surtout la volonté de la réaliser, le souci actif de développer en soi les qualités indispensables à un éducateur, de faire chaque jour ce que l’on est termes d’accomplir, non superficiellement, mais à fond, ou, en d’autres termes, de faire ce que on fait, le souci de l’être et non simplement du paraître.

Cette disposition est, pour une part, le produit de la formation de l’instituteur ; mais il va de soi qu’elle sera, à beaucoup près, plus forte chez celui qui, ayant le goût de l’enseignement, avait choisi cette carrière avant tout parce qu’il se sentait attiré vers elle et qu’il aimait les enfants.

Plus encore que la notion exacte de la tâche à faire, c’est cette disposition Qui garantit la conscience professionnelle. N’arrive-t-il pas de trouver des maîtres doués, capables, qui s’annonçaient tels dès l’École Normale, ou dès leurs débuts, et qui pourtant n’obtiennent pas des résultats en proportion, parce qu’à leur capacité ils ne joignent pas une application suffisante ou soutenue ? On est déçu quand on les voit à l’œuvre, sur le vif, dans leur classe, où leur réel savoir-faire ne réussit pas à donner le change sur le niveau des élèves. Et, par contre, il en est d’autres, moins bien doués ou préparés, mais assurément plus méritants à la fois et plus utiles, dont l’attachement à la fonction et la continuité de l’effort sont autrement tangibles.

Le fléchissement de la conscience professionnelle peut avoir des causes diverses. Pour ne retenir que les principales, il peut provenir, d’abord, d’une soumission, qui n’est que trop facile, à une loi dont le domaine, au dire des philosophes, s’étend à toute la nature, et non seulement à l’humanité, la loi du moindre effort. C’est elle, si nous n’y avisons, qui nous fait nous contenter de la culture et du savoir déjà acquis, de la lecture de publications périodiques et de romans lus par manière de délassement au lieu de celle de livres sérieux, de fond, qui renouvellent le savoir général et professionnel. À cet égard, tout n’est paf, il s’en faut, à souhait. Je me contente d’ajouter à ce sujet qu’on ne peut s’étonner qu’un maître qui ne s’applique point à rester, avant tout, jeune lui-même, jeune d’esprit et de cœur, perde vite le souci d’entretenir la vie dans son enseignement, d’ouvrir les esprits autant que de les meubler, et qu’il en arrive bientôt surtout sa tâche pouvant lui paraître, d’une année à l’autre, monotone, à se contenter de notions superficielles et verbales, de procédés mécaniques et toujours les mêmes.

La loi du moindre effort a d’ailleurs d’autres effets sur lesquels il nous faut insister, celui notamment de laisser trop aisément la prépondérance, dans un conflit de devoirs, à celui qu’il est le plus facile d’accomplir, et, dans un conflit de désirs ou de tendances, à celui qui est le plus vif, mais qui n’est pas toujours celui qui devrait être satisfait ou suivi. De telles oppositions sont fréquentes chez tous ceux qui remplissent une fonction publique quelle qu’elle soit. De ce fait, ils ont le devoir de servir un intérêt général, et leur relâchement nuirait à la collectivité ; et, d’autre côté, en tant qu’individus et que membres d’une famille, ils ont, en même temps, des intérêts et des devoirs particuliers, et qui ne sont pas toujours, assez s’en faut, dans le sens même de l’office public qui leur a été confié.

C’est à une conciliation raisonnable de ces intérêts et de ces devoirs qu’il faut s’appliquer : mais 1] va sans dire aussi que c’est l’intérêt collectif, celui en vue duquel on exerce sa profession, qui doit en principe passer avant tout le reste. La raison et la conscience le proclament ; mais leur voix sera-t-elle toujours entendue, et n’est-il pas plus certain que c’est la tendance la plus naturelle qui l’emportera, parce que la plus forte, celle qui nous fait mettre au premier plan notre intérêt propre et immédiat, et trouver gênants nos devoirs professionnels ? N’est-il pas trop. certain que la conscience de la portée sociale de la fonction s’obscurcit par entraînement naturel ?

C’est ainsi que s’expliquent trop évidemment des congés dont plus d’une fois, sans doute, la nécessité serait moins vivement ressentie 51 l’on prévoyait une réduction ou une suppression du traitement, des interversions de classes au sujet desquelles apparemment on se croit en règle par cela même qu’on les sollicite quand on ne nous met pas simplement devant le fait accompli, certains manquements à une exactitude et à une ponctualité qui sont la règle du plus grand nombre, mais devraient être celle de tous, tant elles sont élémentaires. Il est agréable, et 1l n’y faut aucun effort, de se rendre dans sa famille, le plus souvent à la grande ville, deux fois par semaine, et d’y passer aussi la soirée du dimanche et du jeudi ; le lendemain, on manque le premier train ou le premier tramway, on a une panne de bicyclette, et l’on arrive en retard ou, en mettant tout au mieux, je veux dire au moins mal, on arrive juste à l’heure. Et la page charmante me revient en l’esprit, où Vessiot décrit l’entrée en classe telle qu’il la concevait, et telle aussi, heureusement, qu’elle est encore assez souvent pratiquée : « L’heure approche, la porte est ouverte, le seuil est luisant de propreté… Le maître est là sur le seuil, il regarde les enfants venir… Au passage il envoie à chacun un mot… L’enfant a senti que le maître s’intéresse à lui, aux siens, qu’il a du plaisir à le revoir, qu’il lui veut du bien, qu’il l’aime. La classe a commencé avant l’entrée en classe, et cette première leçon, ce bon accueil du maître, ces paroles de bon augure et de bon conseil, ne sont pas la moins profitable des leçons. »

Et c’est avec tristesse aussi que l’on pense à la pauvreté de l’influence exercée par ces maîtres et ces maîtresses qui ne résident pas, en fait, parmi leurs élèves et les parents de leurs élèves, à celle qu’ils pourraient exercer, au bien qu’ils pourraient et devraient faire.

Ou encore après un congé de quelques jours, comme celui du jour de l’An, ou de la Pentecôte, il peut même arriver que l’on se trouve dans la nécessité absolue — c’est ce que l’on nous écrit, quand on nous tient au courant — de retarder d’un jour la rentrée : c’est une correspondance manquée, une circonstance imprévue. et impérieuse ; le report des classes au jeudi n’assure-t-il pas d’ailleurs la sécurité de la conscience ?

Et d’autres occasions ne sont-elles pas assez nombreuses, où des obligations de famille sont prétextes à des absences et à des interversions que l’on eût pu éviter ? Ne serait-il pas possible, dans la plupart de ces cas, de mettre ou de faire mettre à profit le jeudi ou tout autre jour de congé réglementaire ?

Pour tout redire en peu de mots quand il y a opposition — et ces occasions sont assez fréquentes — entre l’intérêt personnel et celui du service, il suffirait le plus souvent, pour donner le pas à ce dernier, d’une attention et d’une réflexion toujours en éveil, et d’une intervention de la volonté.

Au surplus, il faut bien remarquer que l’affaiblissement de la conscience professionnelle, comme d’ailleurs de la conscience morale (ne se pénètrent-elles pas plus intimement chez des éducateurs ?) se produit non de façon brusque, mais graduelle et lente. Il consiste en une suite de petites capitulations dont l’importance peut paraître assez insignifiante si l’on ne considère que chacune d’elles, mais ne devient que trop réelle par leur répétition, ainsi que par la force accrue de l’habitude. Il peut sembler peu grave de manquer une fois à l’exactitude dans l’entrée en classe, la sortie, la longueur d’une récréation, dans la conformité à l’emploi du temps, etc. Mais la pente est glissante. Plus vite qu’on ne le croit, l’habitude endort la réflexion, la conscience, conduirait à une véritable inconscience. Et c’est ainsi que lentement, mais sûrement, l’on en viendrait à tenir pour du « zèle » (et même parfois, — étrange solidarité ! — à reprocher ce « zèle » à d’autres) ce qui n’est que le devoir professionnel tout simplement. Et, de la même façon, sans qu’on y pense, et parce que l’on n’y pense point, on tient bientôt pour normal ou pour un droit ce dont on a indûment déjà usé. En voulez-vous un exemple ? L’Assemblée générale de la Société de secours mutuels a lieu, dans ce département, le samedi, veille de la Pentecôte, et, pour employer les termes mêmes du Bulletin, « les instituteurs et les institutrices qui ont l’intention d’y assister sont autorisés à fermer ce jour-là leur école ou leur classe, à la condition d’en donner avis à leur Inspecteur primaire ». Or il nous arrive de recevoir à cette époque-là des demandes du genre de celle-ci : « Si vous voulez bien m’autoriser, écrit-on, à faire jeudi les classes du vendredi, je disposerai de quatre jours qui me permettront d’aller… ». Nos correspondants sont sans doute étonnés d’apprendre par notre réponse, que le samedi n’est jour de congé, évidemment, que pour permettre d’assister, effectivement il va de soi, à l’Assemblée générale.

Et ces capitulations successives, on en prend d’autant plus facilement l’habitude qu’on les appuie, pour tranquilliser sa conscience, sur des motifs qui ne sont que des prétextes ou, pour les appeler par leur nom, des sophismes de justification. Pour expliquer, par exemple, la non préparation de la classe, on alléguera : j’ai actuellement trop peu d’élèves, — ou, je fais la classe depuis longtemps, — ou, la tenue d’un carnet quotidien n’est que poudre aux yeux, etc. Comme si ces élèves, même peu nombreux, n’avaient pas droit à tous vos soins, un droit même plus strict, si possible, du fait que leurs parents les envoient aussi à l’école à l’époque des grands travaux ; comme si une leçon pouvait être ordonnée, substantielle et profitable, sans une détermination préalable de sa matière et de ses étapes, d’ailleurs en vue d’une classe actuelle, de cette année, de tel jour, de telle séance ; et comme enfin si, au lieu de n’être qu’un trompe-l’œil, des notes écrites précises ne pouvaient pas être ce qu’elles doivent être, la trace de recherches et de réflexions effectives.

De même, si des résultats médiocres pourraient s’expliquer, en grande partie, par une insuffisance d’activité, n’est-il pas plus commode de ne les attribuer qu’à l’inintelligence et à l’indiscipline des élèves, à l’influence des familles, à l’irrégularité de là fréquentation ?

Je n’ai pas épuisé les causes qui peuvent diminuer l’activité professionnelle. Qu’il me suffise d’avoir démêlé les plus agissantes. Par là même d’ailleurs, n’ai-je pas indiqué les remèdes appropriés ? D’une vue d’ensemble, ayons le souci d’une incessante amélioration générale et professionnelle. À cet effet, et tout en faisant une part aux livres de distraction, pourtant choisis avec discernement, continuons notre culture par la lecture et l’étude attentive de livres de fond. Je compte insister une autre fois sur ce point, tant il me paraît capital. En même temps, « ne faisons rien que de sincère et que de sérieux ». Dans la préparation de la classe, ingénions-nous à rajeunir notre enseignement, à le présenter sous des aspects nouveaux afin d’en varier-et d’en assurer l’intérêt. Et, pour m’en tenir à un autre exemple, que la correction des devoirs ne consiste pas seulement dans l’usage d’encre rouge ou, moins encore, dans un simple visa qui ne trompe personne, mais que l’élève y soit associé, mis à même de redresser ses propres fautes et de les éviter à l’avenir. En peu de mots, appliquons-nous à garder libre notre esprit, à rendre notre expérience attentive, autant dire réelle.

Parmi les moyens de la rendre telle, j’ai à cœur de souligner la portée de l’examen de conscience. Notre tendance n’est que trop naturelle, j’y ai insisté, à vivre d’une vie tout extérieure, à nous contenter d’une impulsion reçue, à agir sans réfléchir. La réflexion elle-même peut avoir ses dangers, multiplier les scrupules et les hésitations, porter sur des objets qui n’en valent pas la peine, paralyser l’action. Mais cet excès n’est guère à redouter, je crois ; et qui ne voit qu’elle est la plus propre à nous renseigner sur nos vrais motifs ou mobiles, sur les résultats obtenus, à nous préserver de nos erreurs passées, et à nous montrer la voie à suivre ? Il faut plaindre ceux qui ne savent pas, de leur volonté ou initiative, se recueillir, faire le silence autour d’eux et en eux pour mieux voir, entendre et apprécier, se ménager une vie intérieure.

Cette réflexion doit être inséparable de toute lecture sérieuse, d’autant plus féconde qu’elle est plus active, et qu’elle provoque de plus fréquents retours sur soi-même et sur sa profession. Tous les jours d’ailleurs, n’a-t-elle pas sa place dans la préparation de la classe, j’entends une préparation effective où, dans le calme qui favorise le recueillement, le maître ayant devant lui, quoique absents, ses élèves, peut mieux apprécier, par les résultats, sa procédure, son enseignement, son action, et se rendre mieux compte des imperfections et des lacunes.

Je voudrais, en outre, qu’à cet effet, chacun se fit une règle de se replier sur lui-même à d’autres moments, et d’ailleurs à des intervalles et dans la forme qui conviendraient le mieux à la tournure particulière de son esprit. À chacun de se faire sa règle ! Tout ce que je veux ajouter, c’est que les vacances et les congés m’y semblent bien propices. L’essentiel est que l’habitude se généralise de la réflexion en vue d’estimer son action et de l’orienter, et que chacun de nous se demande donc à lui-même, très sincèrement et virilement, s’il a fait tout ce qu’il pouvait et devait pour la régularité de la fréquentation, la tenue du local, la santé de ses élèves, pour leur faire contracter de bonnes habitudes, pour corriger tel élève de tel défaut, pour la préparation de la classe, la correction des devoirs, si son action au dehors, et quant aux œuvres annexes, a été réelle, suffisante, quelles initiatives il a prises, pourraient être prises, quels travaux personnels il pourrait entreprendre, etc.

Qui ne voit, je le répète, le profit de ces périodiques retours sur soi, et combien l’action quotidienne en serait renouvelée et améliorée ?

Et, à s’appliquer à faire de mieux en mieux sa tâche, chacun, de surcroît, éprouvera les meilleures satisfactions. L’activité est source de joie ; et, d’autre part, considérez la grande place qu’a la profession dans votre vie. Aussi, de cette activité même, il résultera, pour tous, un plus grand attachement à la fonction. Le meilleur moyen de continuer à aimer, ou de se faire aimer sa profession, c’est de l’exercer en toute conscience.

Ambielle,
Inspecteur primaire à Toulouse (2e C.).