Poèmes évangéliquesLévy frères (p. 329-333).


Consécration


 
Quand je pouvais encor vous voir et vous entendre,
Quand, parmi vos travaux, ma Mère, et vos douleurs,
Mon cœur de fils pouvait à vos pieds se répandre,
Et faire éclore en vous de la joie ou des pleurs ;

Avant l’heure où, brisant le bonheur domestique,
Dieu vous plaça plus haut que vos amours humains,
Lorsque ma lèvre encor s’appuyait sur vos mains,
Lorsque vous étiez là sur ce fauteuil antique ;

Trop souvent de mon cœur j’ai retenu la voix ;
Je vous ai trop peu dit, c’est là ma peine amère,
Ces choses qu’un bon fils doit dire mille fois
Pour payer, s’il se peut, les peines d’une mère.


Pour l’amour filial, ah ! que de jours perdus !
Dans votre âme inquiète et si prompte aux alarmes,
Combien un fils meilleur, par ses soins assidus,
En sourires divins aurait changé de larmes !

Ma Mère ! avez-vous su comme je vous aimais ?
Comme en vous j’ai vécu, comme, dès mon enfance,
Envers le monde et Dieu, vous fuies ma défense ?
Tel que je l’ai senti, je ne l’ai dit jamais.

Mais votre âme lisait au-dedans de moi-même ;
Silencieux, absent, je vous restais uni ;
Vous connaissiez mon cœur et vous m’avez béni,
Et le mot de bon fils fut votre adieu suprême.

Ah ! j’en avais besoin pour calmer le remord
De tant de jours ô tés aux maternelles joies,
Et perdus, loin de vous, le long des folles voies,
Et qui m’accusaient tous à votre lit de mort !

La nuit s’est faite en moi depuis cette heure affreuse ;
La source de mon sang me semble avoir tari,
Je cherche une espérance en mon cœur appauvri ;
Vous seule et Dieu savez l’abîme qui s’y creuse.


C’est par vous que j’aimais, que j’essayais le bien ;
J’ai perdu ma lumière et ma raison de vivre ;
Mais vous me rendrez digne, ô Mère ! de vous suivre,
Votre esprit, de là-haut, visitera le mien.

Mère ! vous me voyez ; dites, que puis-je faire
Pour vous prouver mon culte et pour qu’il vous soit doux ?
Puisque Dieu vous a prise et vous garde en sa sphère,
Je veux aller à Dieu pour m’approcher de vous.

De ce livre, ici-bas, je vous faisais l’offrande ;
La prière en est l’âme, il fut par vous dicté ;
J’y gravai votre nom, vous l’avez accepté,
Mais vous me demandez, Mère, une œuvre plus grande.

Ame sainte, aujourd’hui, tu vois le seul vrai beau,
Dans le seul bien réel à jamais tu te plonges ;
Ton fils doit t’adresser, au-delà du tombeau,
Un plus digne tribut que ce fruit de mes songes.

Mère, toujours active à notre humble foyer,
Vous pratiquiez le bien, tandis que je le rêve ;
Pour le ciel et pour nous, vous amassiez sans trêve
La gerbe de vertus qui vous a fait ployer.


Moi, je me trouve encor, devant Dieu, les mains vides ;
En stériles accords j’ai dépensé mes jours ;
Mais je veux entreprendre, avec votre secours,
Pour mieux vous honorer, des œuvres plus solides.

Si la foi m’affermit dans l’amour du devoir,
Si, dans le mâle esprit du chrétien et du sage,
Je suis pur, sans orgueil, et doux avec courage,
Et gardant sur moi-même un absolu pouvoir ;

Si cette austérité s’attendrit pour mes frères,
S’ils trouvent à m’aimer quelques soulagements ;
Si Dieu m’entend bénir son nom dans mes tourments,
Si mes jours de travail sont mêlés de prières ;

Si mon amour de fils, doux au cœur paternel,
D’un appui qui la charme entoure votre fille,
Et nous aide à porter notre deuil éternel
En mêlant sa tendresse aux soucis de famille ;

Si tous les trois, le père et l’épouse et la sœur,
Celle à qui tu remis mon âme fatiguée
Et celle que tes pleurs à son frère ont léguée,
Trouvent repos et force abrités sur mon cœur ;


Si j’ai mis dans le sang du fils qui vient de naître
Un peu du vieil honneur et de la vieille foi,
Et si — Dieu permettant qu’il puisse me connaître —
Je sais être pour lui ce que tu fus pour moi ;

Si, des assauts du mal, ma foi sort agrandie ;
Si je me fais un cœur à l’image du tien…
Voilà, ma Mère ! ô toi par qui je suis chrétien,
La seule œuvre durable, et je te la dédie.



Juin 1852.