Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Bataille

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 348-349).
BATAILLE.

Les batailles ont tant de rapports avec ce que je viens de mettre sous les yeux que je ne m’étendrai pas sur cet article. Je remarquerai seulement que l’on a toujours donné la préférence à Homère sur Virgile pour cette grande partie du poëme épique.

Je ne sais si le Tasse n’est pas encore supérieur à Homère dans la description des batailles. Quelles peintures vives et pénétrantes dans celle qui se donne au vingtième chant, et avec quelle force ce grand homme se soutient au bout de sa carrière !


Giace il cavallo al suo signore appresso,
Giace il compagno appo il compagno estinto,
Giace il nemico appo il nemico, e spesso
Sul morto il vivo, il vincitor sul vinto :
Non v’è silenzio, e non v’è grido espresso ;
Ma odi un non so che roco e indistinto,
Fremiti di furor, mormori d’ira,
Gemiti di chi langue, e di chi spira.

(Ott. li.)

Que tout cela est vrai, terrible, passionné ! Pour moi, j’avoue que les descriptions d’Homère ne me semblent pas renfermer tant de beautés. Ce que j’aime dans la bataille d’Ivry c’est la foule des comparaisons et des métaphores rapides, les aventures touchantes jointes à l’horreur de l’action, la vertu stoïque de Mornai opposée à la rage des combattants ; l’éloge même de l’amitié au milieu du carnage, la clémence après la victoire : cela fait un tout que je ne rencontre point ailleurs. Je remarque, entre autres choses qui m’ont frappé, cette fin de la bataille (ch. VIII, 388-402) :


L’étonnement, l’esprit de trouble et de terreur,
S’empare en ce moment de leur troupe alarmée ;
Il passe en tous les rangs, il s’étend sur l’armée ;
Les chefs sont effrayés, les soldats éperdus ;
L’un ne peut commander, l’autre n’obéit plus.
Ils jettent leurs drapeaux, ils courent, se renversent,
Poussent des cris affreux, se heurtent, se dispersent ;
Les uns, sans résistance à leur vainqueur offerts,
Fléchissent les genoux et demandent des fers ;
D’autres, d’un pas rapide évitant sa poursuite,
Jusqu’aux rives de l’Eure emportés dans leur fuite,

Dans les profondes eaux vont se précipiter,
Et courent au trépas qu’ils veulent éviter.
Les flots couverts de morts interrompent leur course,
Et le fleuve sanglant remonte vers sa source.


Je me suis toujours demandé pourquoi ces descriptions en vers me faisaient tant de plaisir, pendant que les récits des batailles me causaient tant de langueur dans les historiens. La véritable raison, à mon sens, c’est que les historiens ne peignent point comme les poëtes. Je vois dans Mézerai et dans Daniel des régiments qui avancent et des corps de réserve qui attendent, des postes pris, un ravin passé, et tout cela presque toujours embrouillé. Mais de la vivacité, de la chaleur, de l’horreur, de l’intérêt, c’est ce qui se trouve dans l’histoire encore moins que l’exactitude.