Confucius et la Morale chinoise

Confucius et la Morale chinoise
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 673-684).
CONFUCIUS
ET LA MORALE CHINOISE

Blancs, noirs ou jaunes, tous les peuples de la terre connaissent le juste et l’injuste, mais ils ne s’en font pas tous la même idée. Il n’en est point qui ne distinguent le bien du mal, les actions licites de celles qui ne le sont point ; mais ce que les uns admirent ou excusent encourt la réprobation des autres, et il est des vertus auxquelles ils n’attachent pas tous le même prix. En matière de morale, de devoirs, de délits ou de quasi-délits, chacun a ses opinions particulières et ce qu’on pourrait appeler son échelle des valeurs.

Un Européen est arrivé depuis peu dans une ville chinoise ; en traversant une place, il entend crier au voleur, et il remarque avec étonnement que personne ne s’avise de prêter main-forte au volé, que tout le monde s’empresse de déguerpir, de s’éclipser sans tourner la tête. Il s’informe et on lui apprend qu’un vrai Chinois se soucie peu de se brouiller avec les malfaiteurs, et moins encore d’avoir rien à démêler avec les tribunaux, que déposer en justice est une chose grave et un cas périlleux, que les témoins sont traités comme des accusés, qu’on les met sous les verrous, qu’on les rançonne, et que tel juge qui connaît le cœur humain leur fera donner la bastonnade pour leur inculquer l’amour de la vérité pure, de la vérité nue. L’Européen s’étonne et s’indigne ; le Chinois ne s’indigne ni ne s’étonne. C’est une coutume, un usage reçu ; discute-t-on les usages ? Ainsi va le monde ; mais il faut se faire des règles de conduite, et le sage fuit les juges et les sergens comme le lièvre fuit le chasseur : « Durant toute ta vie, dit un proverbe chinois, garde-toi des cours de justice avec autant de soin qu’après ta mort tu te garderas de l’enfer… Si jamais tu mets les pieds dans un prétoire, neuf buffles ne réussiront pas à t’en retirer… Quand un homme a un procès, dix familles tombent dans la misère, et qui gagne un chat est sûr de perdre une vache… Mieux vaut avoir affaire aux serpens qu’aux juges et aux huissiers. » Ne vous fâchez pas, laissez le monde comme il est ; arrangez-vous seulement pour n’avoir jamais de procès, et si vous avez l’humeur vive, la tête chaude, répétez-vous cent fois le jour : Heureux les pacifiques !

Arrangez-vous aussi pour ne laisser que quelques flocons de votre Lainé aux mains des gouverneurs rapaces et pillards ; s’il faut mentir, mentez : ils ont le droit de prendre, vous avez le droit de mentir. C’est encore un usage reçu ; les choses se passent ainsi depuis trois mille ans ; cela prouve qu’elles ne peuvent se passer autrement, et qu’il n’y a que les imbéciles qui se fâchent. Peut-être avant peu, par une bénédiction du ciel, compterez-vous un fonctionnaire parmi les membres de votre famille, et à votre tour vous aurez part à la graisse de la terre. « Un Chinois, a-t-on dit, apprend-il qu’un de ses amis vient d’être nommé à quelque place importante, dans l’administration des douanes particulièrement, sa figure exprime un sentiment de visible envie, et il a bientôt fait de calculer que la place en question peut valoir jusqu’à 300 000 taëls. Il entend par-là que son heureux ami, bon an mal an, empochera cette somme, sans scandaliser personne ni au-dessus ni au-dessous de lui, pourvu qu’il s’en tienne aux concussions que l’usage tolère et qu’il ne crée aucune difficulté à son gouvernement par sa négligence, sa dureté ou par des voleries extra-réglementaires. Vivre et laisser vivre est la devise de la Chine, et sauf certains cas exceptionnels, elle se trouve bien de lui demeurer fidèle. »

Mais si la morale chinoise est indulgente pour les gens en place, pour les juges prévaricateurs, pour les mandarins concussionnaires, il ne faut pas croire que ses miséricordes s’étendent à tous les genres de méfaits ; elle a ses sévérités, ses rigueurs. Elle autorise les domestiques à prélever une dîme sur tous les fournisseurs, sur toutes les fournitures ; elle leur interdit toutes les infidélités, toutes les soustractions frauduleuses, et le maître qui les traite convenablement peut laisser ses clefs à ses armoires, il ne lui manquera jamais rien. La morale chinoise exige que les commerçans soient exacts et probes en affaires, que, coûte que coûte, ils fassent honneur à leurs engagemens, et d’habitude les négocians chinois n’ont qu’une parole. Elle condamne les dissipations, les dérèglemens, elle méprise les paresseux, elle réprouve les débauchés, et il est peu d’artisans aussi laborieux, aussi sobres, aussi endurans que les ouvriers chinois. Mais avant toute chose elle tient pour sacrés les devoirs de famille, et elle couvre d’opprobre, elle flétrit à jamais, elle note d’infamie quiconque les néglige ou les trahit. « Dans la famille chinoise, le père est maître absolu, a dit un missionnaire apostolique, auteur d’un beau livre sur Pékin. Ses fils, même avancés en âge, lui doivent le respect, l’obéissance et la vénération. Le parricide est un crime presque inconnu ; la ville où il aurait été commis devrait avoir un angle de ses murs rasés, puis reconstruit à pans coupés, pour perpétuer la mémoire d’un tel forfait[1]. »

M. de Brandt est sûrement l’un des hommes qui connaissent le mieux la Chine, où il a fait un long séjour et représenté l’empire allemand. Personne, si je ne me trompe, n’a jugé ce grand et étonnant pays avec plus d’impartialité et de philosophie. M. de Brandt n’est pas seulement un politique, c’est un penseur ; lisez avec attention les opuscules qu’il a consacrés au Céleste Empire, l’âme chinoise aura pour vous moins de mystères[2]. Elle a ceci de particulier que ses faiblesses et ses misères sont étroitement liées à ses qualités et à ses vertus, que les unes et les autres dérivent de la même source, et il est vrai de dire qu’en Chine, plus que partout ailleurs, les poisons sont des remèdes et les remèdes des poisons.

Dans la seconde moitié du VIe siècle avant Jésus-Christ, dans le temps où la Chine, soumise au régime féodal, était partagée en duchés héréditaires et où les empereurs ne possédaient que les vaines prérogatives d’une suzeraineté souvent illusoire, un homme qui se nommait Kung-Kiu, qu’on nomma plus tard Kung-fu-tsé, et que les jésuites ont appelé Confucius, lit beaucoup parler de lui. Ses biographes assurent qu’il ne fut jamais jeune, qu’il eut toujours l’air d’un petit vieillard, et nous les en croyons sans peine. Très attaché à ses habitudes, son costume, son régime, ses procédés, ses manières cérémonieuses témoignaient de l’extrême importance qu’il mettait aux petites choses, aux détails, et d’une attention soutenue à ne jamais s’écarter des règles qu’il s’était prescrites. Il avait parfois l’humeur enjouée, une douce ironie, et dans certaines circonstances, il prouva qu’il savait rire ; le plus souvent, il était morose, bourru, revêche, grondeur. Il se sentait né avec le génie de la remontrance, de la réprimande, et il se croyait tenu de reprendre, de redresser son prochain ; se piquant de tout savoir, il faisait sentir onctueusement aux autres la supériorité de son esprit. Il admirait, il louait les morts ; il méprisait les vivans et ne manquait jamais une occasion de leur dire des vérités désagréables. C’était, si l’on veut, un missionnaire, mais c’était surtout un professeur de morale, qui enseignait ses sagesses aux princes et aux peuples.

Ses ennemis ont dit beaucoup de mal de lui, ils l’ont indignement calomnié. On raconte qu’un chef de brigands, nommé Kih, auquel il prêchait la vertu, lui repartit : « Tu bavardes sans cesse, tu débites des sentences ; à tout propos et hors de propos, tu invoques tes vieux sages, tes lèvres ne sont jamais en repos, ta langue se démène comme une baguette de tambour. Tu raisonnes sur le juste et l’injuste, tu décides, tu tranches, et tu es cause qu’à ton exemple, les lettrés négligent leurs occupations habituelles et se mêlent de choses qui ne les regardent point. Tu parles continuellement de piété filiale, de fraternité, et tu flagornes les riches, les puissans de ce monde. Ton vêtement bizarre, ta ceinture étroitement serrée, tes discours artificieux et ta conduite hypocrite en imposent aux princes ; dans le fond, tu ne recherches que les honneurs et les richesses. Pourquoi tout le monde me traite-t-il de brigand ? Kiu est un plus grand brigand que Kih. »

Le brigand Kih déraisonnait. A la vérité, Confucius ne dédaignait point les honneurs ; il aspirait à devenir le conseiller très consulté et très écouté des puissans de la terre ; c’est une faiblesse commune à tous les professeurs de morale, ils s’érigent volontiers en censeurs publics, en directeurs de consciences. Mais Confucius ne courtisait ni ne flattait les têtes couronnées ; il leur parlait de leurs devoirs plus que de leurs droits ; il enseignait à ses royales ouailles que les peuples n’ont pas été créés pour les princes, mais les princes pour les peuples, que le bonheur de leurs sujets devait être leur principal souci, que qui veut régner doit savoir commander à ses passions, que qui veut élever les autres doit travailler d’abord à sa propre éducation, que la maîtrise de soi-même est le plus beau de tous les gouvernemens. Il ramenait tout à la morale ; il avait peu de goût pour les dogmes, pour les subtilités de la théologie, pour les spéculations mystiques. Ce moraliste très utilitaire ne faisait étal que des sciences qui peuvent servir à quelque chose ; il mettait l’art de bien penser au service de l’art de bien vivre, et, ne s’occupant guère que des choses d’ici-bas, il laissait aux curieux, aux oisifs le soin de savoir ce qui se passe dans le ciel. Il était et ne voulait être qu’un professeur de vertu, et, par une destinée vraiment extraordinaire, ce professeur de vertu a exercé sur un immense empire une influence si décisive que le caractère national des Chinois et leurs institutions portent et porteront à jamais sa marque.

La Chine est la seule nation de la terre qui ait eu pour instituteur un petit vieillard morose, de sens très rassis, grand débiteur de sentences, goûtant peu les théogonies, les contes de fées et les légendes et n’opérant jamais de miracles. Comme l’a remarqué un Anglais, les livres classiques de l’école confucienne font un contraste frappant avec la littérature des Indous, des Grecs, des Romains et des Juifs : « On y chercherait vainement une description immorale, une expression choquante, une phrase qui ne pût être lue à haute voix dans le cercle d’une famille anglaise. Tout Chinois qui aspire à servir l’État doit prouver au préalable dans des examens publics qu’il est savant en morale. L’empereur est responsable envers le ciel de tous ses actes ; c’est un principe officiellement reconnu que le bonheur du peuple doit passer avant le bonheur de ses gouvernans, que les hommes capables et vertueux sont seuls dignes de gouverner les autres, que le gouvernement doit être fondé sur la vertu[3]. » C’est ce que disait à sa façon Maximilien Robespierre, qui, sans le savoir, était allé à l’école de Kung fu tsé ou de Kung Kiu.

Il ne faut rien exagérer : la Chine a connu d’autres maîtres que Confucius. Elle a eu ses métaphysiciens, ses mystiques, qui prêchaient le mépris des choses d’ici-bas, le détachement, la retraite, le repos et le silence. Ils lui enseignèrent que les réalités sont de vaines apparences, l’ombre d’un songe, que rien n’existe que ce qui n’est pas : « J’ai rêvé un jour, moi, Chwang-Chau, que j’étais un papillon, qui voltigeait de fleur en fleur et prenait plaisir à ses ébats. Je m’éveillai et redevins moi-même. Que faut-il croire ? Chwang-Chau a-t-il rêvé qu’il était un papillon ou ne suis-je qu’un papillon qui rêve qu’il est Chwang-Chau ? Je ne saurais le dire. » Ces rêveries n’ont qu’une importance littéraire ; ce sont des jeux d’esprit, dont le Chinois peut s’amuser dans ses heures de loisir, mais qui n’influent en rien sur sa conduite et sur sa vie. Il croit fermement aux réalités de ce monde ; vous ne lui persuaderez jamais qu’il n’est qu’un papillon qui rêve ! Il se défie des raisonnemens abstrus, la raison spéculative et critique l’intéresse peu, il n’a souci que de la raison pratique.

Cependant il est des jours où la sagesse de Confucius lui paraît un peu maigre, un peu grise, et s’il a du goût pour les sentences, il a un penchant marqué pour les superstitions qui troublent ou embellissent la vie. Il croit à des puissances occultes, avec lesquelles il faut se mettre en règle ; il estime que le Feng-Shui ou l’art de se faire obéir des vents et des eaux n’est pas une science méprisable, et quoiqu’il tienne beaucoup à son argent, il graissera la patte aux astrologues, aux tireurs d’horoscopes, aux géomanciens, aux devins, pour qu’ils lui fassent part de leurs secrets. Il lui importe de savoir quels jours sont favorables pour célébrer une fête, un mariage, ou pour commencer une bâtisse, si l’on peut percer une fenêtre de plus dans une maison, exhausser une cheminée, couper un arbre, combler une mare sans se brouiller avec des êtres qu’on ne voit pas et qui ont l’humeur très susceptible. Ce qui lui importe surtout, c’est de bien choisir les lieux de sépulture. La chose est de conséquence, et il consultera le géomancien : il y a des endroits funestes où les morts sont tourmentés par les puissances des ténèbres, et quand les morts ne sont pas contens, les affaires des vivans s’en ressentent.

S’il est des questions embarrassantes que les géomanciens, les astrologues peuvent seuls résoudre, c’est en Bouddha et dans ses prêtres que le Chinois met sa confiance pour tout ce qui concerne la vie d’outre-tombe, dont Confucius lui défendait de s’occuper, et qui de temps à autre lui inspire de vagues inquiétudes. Il s’est laissé dire que les prières, les litanies, les vœux, les pèlerinages peuvent avoir leur utilité, qu’en se livrant à certaines pratiques de dévotion, il se tirera à meilleur compte des épreuves qui l’attendent dans le royaume des ombres. Longtemps la sagesse confucienne fut en guerre ouverte avec le bouddhisme, dont les tendances ascétiques et la discipline monacale lui semblaient mettre en danger ces vertus familiales et domestiques qui font prospérer les États. Mais la Chine est le pays des accommodemens, des transactions ; on a fait la paix. Les lettrés d’aujourd’hui ont pour Bouddha une indulgence mêlée d’un secret mépris ; et l’homme du peuple, prudent comme un Chinois, estime qu’arrive qui plante, il est bon de prendre ses précautions et de vivre en de bons termes avec tous les dieux et tous les prêtres. Un Japonais disait un jour à M. de Brandt : « Nous naissons shintoïstes, nous vivons comme des confuciens et nous mourons comme des bouddhistes… » Selon M. de Brandt, il n’en va pas de même du Chinois : il naît confucien, c’est-à-dire que dès sa naissance il a Confucius dans le sang, qu’une doctrine morale, sans dogmes et sans légendes, sur laquelle s’est greffé le culte des ancêtres et des héros, est sa religion naturelle ; mais il faut toujours se réserver le bénéfice d’inventaire, et il n’a garde de s’interdire les superstitions utiles ou, si étranges qu’elles lui paraissent, les pratiques qui peuvent assurer son bonheur dans ce monde-ci et dans l’autre.

Il n’en est pas moins vrai que quelques concessions que le confucianisme ait faites aux dieux étrangers et aux préjugés populaires, il est resté le maître de la place, qu’il a toujours été reconnu pour la seule doctrine orthodoxe, pour la religion de l’État. Tout candidat aux fonctions publiques est tenu de prouver qu’il s’est nourri des livres et des préceptes de Confucius et de ses disciples, qu’il les sait par cœur, que le sage des sages a donné à son intelligence et à son âme la forme qu’elle gardera toujours, qu’il n’oubliera jamais qu’un fonctionnaire chinois est, comme le maître des maîtres, un professeur de vertu. « Le confucianisme, dit M. de Brandt, est l’âme de la civilisation chinoise, et on ne saurait méconnaître les services essentiels qu’il lui a rendus. De siècle en siècle, il a travaillé à la conservation de la famille et de l’État. C’est grâce à son influence que des fléaux qui ont désolé l’Europe ont été épargnés à la Chine, qu’elle n’a connu ni le fanatisme, ni l’inquisition, ni l’anarchie. Le Céleste Empire est le seul pays où une philosophie soit devenue le bien commun de tout un peuple et, durant des milliers d’années, l’ait aidé à régler ses mœurs et sa vie. »

Ce petit vieillard morose qui est venu à bout d’une si grande entreprise, et dont on a dit qu’il parlait en sage plus qu’en prophète et qu’il fut le seul des instituteurs de ce monde qui ne se soit point fait suivre par des femmes, n’a rien inventé ni enseigné rien de nouveau, rien qui lui fût personnel, et c’est sans doute à l’impersonnalité de sa doctrine qu’il a dû ses prodigieux succès : il était le plus Chinois de tous les Chinois, et la Chine s’est reconnue en lui. Il a été l’homme des traditions perdues ; il a imposé au respect des rois et des peuples de vieilles sagesses enfouies dans des livres oubliés ou négligés, qu’il a tirés de l’ombre où ils moisissaient. Il a remis en honneur le régime patriarcal des premiers temps, qu’il ne jugeait point incompatible avec une civilisation raffinée. Il pensait que la famille, au sens antique du mot, est la pierre angulaire sur laquelle repose toute société destinée à vivre, tout empire qui veut durer ; que l’individu n’est rien, qu’il n’acquiert des droits qu’en sa qualité de membre d’une communauté domestique, dont les intérêts se confondent avec les siens. Cette communauté se compose de vivans et de morts, et, pour qu’elle prospère, il faut que les vivans s’entr’aident et que les morts soient honorés, que leur souvenir se perpétue à jamais. Malheur à qui les néglige ! Ces ouvriers invisibles ne travaillent que lorsqu’on leur rend un culte ; ils ne font rien pour les oublieux et les ingrats.

La famille chinoise, comme l’a dit un Chinois, est une sorte de société civile en participation, dont les biens sont d’habitude possédés en commun, et dont tous les membres, solidaires les uns des autres, sont tenus de se prêter assistance : « L’autorité appartient au plus âgé, qui remplit les fonctions d’un chef de gouvernement ; tout le monde fait ses apports, les ressources sont rassemblées dans une même caisse, et des statuts définissent les droits et les devoirs de chacun. » Que des dissensions intestines rendent un partage nécessaire, la famille est atteinte dans son crédit et c’en est fait de son bonheur comme de sa gloire. Ce qui fait prospérer une maison, ce ne sont pas les actions d’éclat, les brillantes aventures, les vertus romantiques ; c’est l’union, la discipline, le travail, l’économie, la tempérance : « Travaillez beaucoup, disait Confucius, consommez peu. Apportez une grande attention aux petites choses ; rien n’a plus d’importance que ce qui semble insignifiant ; c’est pourquoi l’homme de bien veille toujours sur lui-même quand il est seul. Que vos plaisirs et vos déplaisirs soient toujours mesurés ! Vous arriverez ainsi à l’harmonie du cœur, et, quand l’harmonie est parfaite, l’ordre règne sur la terre comme dans le ciel, et tout pousse, et la sève monte, et tout vient à bien. »

La piété filiale est la vertu de laquelle découlent toutes les autres, et il n’y a de sacré dans ce monde que l’autorité paternelle. A le bien prendre, les vertus civiles et sociales ne sont que des vertus domestiques. Le père est un souverain entouré de ses sujets, le souverain est un père entouré de ses enfans. Il a droit à leurs respects et à leurs hommages ; mais qu’il n’exige pas d’eux une obéissance servile et silencieuse : tout Chinois a le droit de remontrance. « Dans les temps anciens, disait encore le maître, quand un empereur n’avait pas de bons principes, il avait sept ministres qui l’avertissaient, et il ne risquait pas de perdre la couronne. Quand un lettré avait un ami qui se faisait un devoir de le gronder, il conservait sa bonne renommée, et quand les pères avaient des fils qui leur donnaient de sages avis, ils ne s’engageaient point dans de mauvais chemins. »

L’empereur est un père de famille, qui est tenu de faire passer avant le sien le bonheur de ses enfans, d’avoir pour eux toutes les attentions qu’ont les abeilles pour leur couvain, et de prêter l’oreille aux représentations, aux conseils des sages. Passant leur vie à causer avec les morts, à les interroger, il leur appartient d’éclairer la conscience de leur souverain, de lui remettre en mémoire les antiques traditions, de lui rappeler sans cesse que le secret du bonheur est de respecter les vieilles choses et le bourdonnement confus des vieilles paroles. « C’est une grande erreur, dit M. de Brandt, que de qualifier d’autocratique le système de gouvernement de la Chine. L’empereur et ses conseillers ont tant à compter avec les vieux principes philosophiques, avec les coutumes et la science des précédens qu’ils sont tenus de plus court qu’un souverain d’Europe pris dans les mailles d’une constitution. » Comme la puissance paternelle, l’absolutisme d’un empereur chinois est limité par le droit de remontrance et de censure des vivans et des morts, et les morts sont quelquefois des censeurs plus importuns, plus tyran niques que les vivans.

La Chine est moins un peuple qu’une immense famille, que le fils du Ciel, patriarche des patriarches, est censé gouverner. L’Empire fleuri se divise en provinces grandes comme des royaumes, où poussent toutes sortes de fleurs ; elles ont tous les climats, on y parle une foule de dialectes, et elles ne sont unies les unes aux autres que par des nœuds très lâches. Mais l’unité morale y tient lieu d’unité politique : on y trouve partout les mêmes mœurs, les mêmes cérémonies, les mêmes rites, la même façon de sentir et toutes les observances qui se rattachent à l’organisation patriarcale de la famille. Les jours, les années, les siècles coulent, et la Chine ne change pas : Confucius avait le génie des fondations solides et résistantes, le génie de l’immuable.

Mais, si les vertus domestiques sont pour une nation un élixir de longue vie, elles ont aussi leurs inconvéniens, leurs tares, et souvent les biens et les maux se compensent. « Plus répandu et plus intense en Chine que dans tout autre pays, l’esprit de famille y produit par son excès de fâcheux résultats. L’étroite liaison d’intérêts établie entre tous les membres d’une famille, qui est un véritable clan, substitue à la dignité personnelle, à l’indépendance de l’individu la tyrannie d’une collectivité irresponsable, dont les exigences pervertissent le sens moral du Chinois. Comment pourrait-il avoir l’amour du bien public quand la coutume, le devoir, les bienséances l’obligent à faire passer avant toute autre considération les intérêts de la maison où il est né, de tous les siens, de toute sa parenté ? » Ajoutons que l’homme qui met sa gloire à travailler pour une communauté se permet souvent de faire pour elle des choses illicites qu’il ne ferait pas pour lui-même, que l’être collectif, dont il est l’humble et dévoué serviteur, l’autorise à prendre avec la morale des libertés qu’il rougirait de prendre dans son intérêt privé. La fraude, le mensonge, le vol n’ont plus rien de honteux lorsque celui qui vole et qui ment s’acquitte d’un devoir domestique. Notre petit moi a des pudeurs, notre grand moi n’en a point.

Comment se fait-il que la Chine ait tant de griefs contre ses mandarins, que la bureaucratie qui l’administre lui pèse sur les épaules, sur les bras et sur le cœur ? Dans un pays dont la population s’élève à près de trois cent millions d’âmes, le nombre des fonctionnaires civils, salariés par l’État, ne dépasse guère le chiffre de neuf mille : c’est bien peu de chose, ce n’est rien. Mais chacun de ces fonctionnaires a des obligations énormes à remplir, et le revenu légal de son bénéfice ne suffit point pour en acquitter les charges. Il a dû le plus souvent acheter son emploi, et la société en commandite, qui lui a avancé les fonds nécessaires, entend rentrer dans ses frais. Malgré ses protestations, qu’on refuse d’écouter, ses bureaux sont peuplés de surnuméraires, de postulans, d’inutiles ; on ne serait pas content de lui s’il ne trouvait moyen de les occuper et de leur procurer quelques bonnes aubaines. Ce n’est pas tout : ce fonctionnaire a une famille, qui a fêté sa nomination comme le plus heureux et le plus glorieux des événemens ; elle le tient pour sa vache à lait, et il se couvrirait d’opprobre s’il trahissait ses espérances, et, comme lui, chacun de ses surnuméraires a non seulement un père et des frères, mais des parens du quatrième, du douzième degré, pour lesquels il est tenu de faire quelque chose ; c’est une dette d’honneur : ainsi l’a décidé Confucius. « Cette obligation morale de pourvoir ses parens même les plus éloignés, dit encore M. de Brandt, est une des grandes plaies sociales de la Chine et le plus grand obstacle à la prospérité de toutes les entreprises industrielles. La famille qui réclame sa part et mendie sans vergogne a bientôt fait de les mettre en faillite. » Les vertus domestiques coûtent très cher à la Chine, et la piété patriarcale est à la fois sa gloire et son fléau.

Les sociétés les plus voisines de la perfection, à laquelle on n’atteint jamais, sont celles qui réussissent à établir un système de balance et d’équilibre stable entre les prérogatives des gouvernans et les droits des gouvernés, sans sacrifier ni le bien de tous aux intérêts particuliers, ni les intérêts particuliers à la raison d’État. En Chine, la balance est en faveur du bonheur domestique ; si exorbitans que soient les pouvoirs qu’il confère à ses agens, l’État est tenu en échec par la ligue des intérêts privés, et, dans les momens de détresse, lorsqu’il fait appel à l’esprit public, il ne trouve devant lui que des familles, et l’esprit public fait défaut.

Il ne faut pas croire que la doctrine de Confucius se soit imposée sans efforts et sans luttes ; elle a soulevé de vives oppositions, elle a essuyé des défaites, elle a souffert des éclipses. Certains empereurs chinois, qui avaient le génie de l’administration et de la guerre, ne pouvaient pardonner au petit vieillard morose d’avoir limité leurs droits et leur autorité, ils entendaient avoir la main libre, s’affranchir de la tyrannie des bons principes ; ils les tenaient pour de faux principes et les professeurs de vertu pour des intrigans et des brouillons. Ce fut un homme extraordinaire que ce Tsin Shi Wangti, qui dans les dernières années du second siècle avant notre ère, fonda la dynastie des Tsin. Il avait trouvé une Chine féodale, partagée en royaumes ; il en fit un empire unitaire et osa prendre le nom de Hoang-ti ou de roi des rois.

Il construisit partout des forteresses et des routes militaires ; il s’entoura d’une armée de 600 000 hommes, qui lui servit à affermir au dedans sa puissance et à tenir en respect les innombrables cavaliers tartares qui menaçaient ses frontières. Il fut un des plus grands souverains de la Chine, mais il se fit une détestable réputation parmi les lettrés. Les professeurs de vertu lui étaient antipathiques ; dès son avènement au trône, il avait pris en déplaisance ces censeurs incommodes et leurs museaux de furet ; il s’était promis de les remettre à leur place, de les renvoyer à leurs études et à leurs pinceaux : ils étaient nés pour écrire l’histoire, non pour en faire.

Un chroniqueur chinois a raconté qu’au retour d’une expédition victorieuse dans le sud, ce despote génial donna dans son palais une fête à laquelle furent priés les soixante-dix grands lettrés ou professeurs de l’Académie impériale. L’un d’eux se permit de lui déclarer sans ambages que ses confrères et lui-même n’étaient pas contens de leur empereur, qu’il en prenait trop à son aise avec les coutumes établies, avec les maximes et les décisions des sages, avec les lois qui régissent les familles bien ordonnées, qu’il ne faisait rien pour les siens, qu’après avoir réduit sous son obéissance tout le territoire compris entre les quatre mers, il n’avait rien donné ni à ses fils ni à ses jeunes frères ni aux professeurs qui lui prodiguaient leurs conseils, qu’il les laissait vivre en hommes privés, sans les gratifier d’aucun apanage : « Tu n’as d’autre loi que ta fantaisie. Un souverain qui méprise les vieux usages et les leçons de l’antiquité ne saurait prospérer longtemps. »

L’empereur ne sonna mot. Il fit un signe de tête à son premier ministre Li-tsé, qui, prenant la parole, dit en substance : « Il est permis à chacun de gouverner à sa guise, en s’accommodant aux temps nouveaux ; mais c’est une vérité qu’un sot professeur ne comprendra jamais. Il y eut jadis des princes qui rassemblaient autour d’eux des lettrés et se faisaient un devoir de les consulter sur toutes choses. Tu as fondé un empire qui de génération en génération durera plus de trois mille ans ; il t’est permis de changer de méthode et de ne prendre conseil que de toi-même. Que chacun fasse son métier ! Que les lettrés s’occupent de littérature ! Mais ils ont la fureur de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Ils exaltent le passé, ils méprisent le présent ; infatués de leur courte sagesse, front contre front, nez contre nez, ils conversent mystérieusement, médisent de tout le monde, critiquent tes lois et tes ordonnances. Dans ton palais, ils parlent bas ; descendus dans la rue, ils criaillent, ils clabaudent. Si tu veux bien m’en croire, tu leur donneras sur les doigts. Ordonne que tous les vieux bouquins dont ils font si grand cas et si grand étalage soient détruits, hormis ceux qui concernent l’agriculture et la médecine. Que quiconque possède un exemplaire de leurs livres sacrés, du Shiking, du Shuking, ou du livre des Cent Écoles, soit tenu de les remettre aux autorités des districts, qui les feront jeter au feu ! Ordonne aussi que tous les pédans qui se permettront de raisonner sur le Shiking et le Shuking soient livrés à l’exécuteur des hautes œuvres et que leurs corps soient exposés sur la place du marché ; que ceux qui louent le passé aux dépens du présent soient mis à mort avec toute leur parenté ; que ceux qui avant trente jours n’auront pas brûlé leur bibliothèque soient marqués du fer rouge et condamnés à travailler quatre ans à la grande muraille. »

L’empereur trouva que son ministre était un homme de bon conseil. Il déclara la guerre aux anciens sages et à tous ceux qui se permettaient de les louer ; il fit brûler beaucoup de livres, et les lettrés l’accusent d’avoir fait tomber quatorze cent mille têtes ; mais, en tout pays, les lettrés exagèrent toujours. La dynastie des Han vengea Confucius de la sanglante injure que lui avaient faite les Tsin ; ce fut alors que sa doctrine devint une religion d’État ; on lui éleva des temples, on lui offrit des sacrifices. La dynastie mandchoue lui conféra en 1657 le titre de Sage parfait ; en glorifiant l’homme en qui s’était incarnée la vieille sagesse chinoise, elle pensait se gagner le cœur des Célestes et les réconcilier avec la domination étrangère. Les professeurs de vertu ont eu le dernier mot, ils gouvernent encore la Chine, qui se défie avec raison de leurs mains crochues, de leurs ongles trop longs, de leurs manches trop larges, de leur suffisance hautaine, de leurs glapissemens aigres, de leurs finesses de renard et de leurs appétits dévorans.


G. VALBERT.

  1. Péking, histoire et description, par Alph. Favier, Péking, 1896.
  2. Sittenbilder aus China ; Mädchen und Frauen, 1895. — Die Zukunft Oslasiens, 1895. — Drei Jahre ostasiatischer Politik, 1894-1897. — Aus dem Lande des Zopfes. 1898. — Die chinesische Philosophie und der Staats-Confucianismus. 1898.
  3. Chinese characteristics, by Arthur H. Smith.