Confitou/Chapitre XXV


XXV


Une heure plus tard, à six heures du soir, le herr doctor de la Bibliothèque mourait dans ses bras en lui annonçant le retour impétueux des Français. Cependant elle ne crut pas à leur victoire. En ceci Raucoux-Desmares avait deviné juste : sa femme ne pouvait croire à la défaite de l’Allemagne.

Et cet état d’esprit, qui avait été créé le plus naturellement du monde par tout ce qu’elle avait vu et entendu depuis les premiers jours de sa jeune vie, aussi bien en Saxe qu’à l’étranger, lui avait singulièrement rendu plus facile l’expression inattendue de ses souhaits de succès pour l’armée française. Elle pouvait être sincère, dans ces minutes de fièvre où, spontanément, elle sacrifiait sa patrie à son amour. Elle pouvait l’être, d’autant plus, qu’au fond, elle ne sacrifiait rien du tout et qu’elle en avait l’air seulement, puisqu’elle ne croyait point que son vœu sincère (dans le moment) fût jamais réalisable.

Ainsi le crime originel qu’elle commettait envers les siens ou, tout au moins, que les siens auraient pu lui reprocher, s’en trouvait-il fortement diminué. Elle ne s’en rendait peut-être pas compte, mais elle en ressentait, égoïstement, les effets, en ce sens que le poids de ses remords en était tout à fait allégé.

Nous avons laissé, à cinq heures, Mme Raucoux-Desmares au sein d’une haine profonde contre l’Allemagne, dont elle se proclamait à jamais séparée. Toutefois, ce tragique ressentiment contre un pays qu’elle avouait « déshonoré » et l’appel même du châtiment sur la tête de ses compatriotes ne lui facilitèrent point, à six heures, la compréhension très simple de cette vérité nouvelle : « les Boches avaient reçu une raclée ».

Le herr doctor de la Bibliothèque mourut sans être arrivé à la convaincre. Et, pourtant, il y avait mis ses dernières forces. Certes ! ce n’était point uniquement pour lui raconter les péripéties d’une lutte dans laquelle il succombait, qu’il s’était fait porter, agonisant, chez Freda ; mais, en même temps qu’il lui faisait ses suprêmes recommandations pour Mme la doctoresse de la Bibliothèque, et pour la famille, le cher savant capitaine n’avait point caché à Mme Raucoux-Desmares que l’armée de von Klück était si mal en point qu’il y avait peu de chance qu’elle s’en tirât.

Une opinion aussi extraordinaire fut mise par la jeune femme au compte d’une dépression bien naturelle chez un homme qui avait été troué comme une écumoire par douze éclats d’obus.

Il n’en était pas moins vrai qu’il y avait là un bon ami qui allait mourir et qui avait été frappé par les Français. Aussi, après avoir laissé couler ses larmes sur les papiers de famille qu’il lui tendait et s’être sincèrement apitoyée sur la photographie de Mme la doctoresse de la Bibliothèque, qui allait faire une charmante veuve dans cinq minutes, Freda avait, sans l’interrompre, écouté le blessé qui exhalait jusque sur le seuil de l’éternité, son âme de haine contre la France, et contre tout ce qui était français.

Quant à lui, il mourut, sans s’être demandé une seconde si ses propos suprêmes ne se trouvaient point déplacés en face d’une femme qui avait épousé un Français. La science psychologique qu’il avait acquise au fond de sa bibliothèque, et aussi au cours de quelques voyages à l’étranger, ne lui permettait point de douter qu’une Allemande qui avait épousé un Français n’en restât pas moins toujours Allemande. Mme Raucoux-Desmares lui aurait dit le contraire, qu’il ne l’aurait point crue.

Mais, dans le moment, elle ne lui dit rien du tout. Elle se contenta de recueillir son dernier souffle, de lui fermer les yeux, et de le pleurer abondamment, car elle l’aimait bien !…

Elle resta auprès du cadavre étendu sur le brancard. Confitou qui avait assisté à la scène dans un coin, sans donner signe de vie, laissait pleurer sa mère sans essayer de la consoler. Raucoux-Desmares était parti elle ne savait où, poussé par ses devoirs vers l’hôpital, ou, par l’espoir, vers les bruits de la bataille. La petite cité était pleine d’un tumulte inouï. Les troupes allemandes, depuis quelques instants, s’y bousculaient dans une confusion sans exemple. Le bombardement avait cessé, mais l’écho du canon faisait maintenant à Saint-Rémy une couronne sonore. On eût dit la ville attaquée de tous les côtés à la fois.

Tout à coup, dans la salle où Freda veillait celui qui avait été le jovial et très savant docteur de la Bibliothèque, une monstrueuse apparition ensanglantée roula vers elle. C’était le cousin Fritz. « L’amant de la musique » avait une loque rouge sur la moitié du visage. Ses mains armées semblaient prêtes à lancer la foudre et ses cris racontaient la catastrophe.

Il se jeta sur le mort en l’appelant par son nom. C’étaient deux camarades qui, avant de verser leur sang ensemble, avaient vidé de compagnie quelques tonneaux de bière et goûté la joie formidable des « gross concerts ». Il jura au mort de le venger. En attendant la réalisation de ce vœu solennel, comme il avait très soif (car, de toutes façons, ce soir-là, il faisait très chaud), il demandait à boire et il précisait la qualité de la boisson susceptible d’apaiser la flamme dont il était dévoré : du champagne. Il ne disait point la marque.

Freda le régala de ses mains tremblantes.

Il lui apprenait en même temps des choses incroyables : toute l’armée allemande reculait dans une précipitation et un désordre incalculables. Depuis deux jours, les troupes de von Klück avaient refait, en arrière, plus de quarante kilomètres. Non seulement les Français étaient en train de repasser la Marne, mais encore on redoutait l’enveloppement de l’aile droite allemande.

Freda, cette fois, dut prêter une oreille plus crédule à des propos qu’elle avait jugés, dès l’abord, extravagants. Ses yeux agrandis reflétaient un état d’âme qui pouvait difficilement s’exprimer par la parole et où il y avait, sous une stupéfaction immense, une douleur certaine et aussi, quand elle eut jeté un regard dans la rue, entre deux rideaux, un commencement de colère.

Les siens fuyaient !

Oui, oui ! c’étaient toujours les siens ! C’est en vain qu’elle les avait reniés : l’affreuse anxiété qui lui pinçait le cœur à la faire crier. le frémissement subit de tout son être, la révolte de sa raison devant le spectacle de la Déroute l’eussent renseignée définitivement sur la qualité de ses sentiments, si elle avait eu encore besoin de se connaître, elle qui, une heure auparavant, avait proclamé qu’elle ne connaissait plus ce peuple !

Ô douleur !… Cette déroute était la sienne ! Et si elle avait pu, de ses bras fragiles, arrêter ce torrent de vaincus et les rejeter dans la bataille, avec quelle joie elle eût payé de son sang son geste de guerrière ! ö honte ! Cette honte était la sienne ! Les hommes de son pays fuyaient ! Et de quelle fuite ! Ô colère !…

Elle finit par jeter à Fritz, d’une voix sifflante :

— Mais, qu’est-il donc arrivé ?… C’est inimaginable !…

« Qu’est-il donc arrivé ? » Elle mettait dans ce cri toute sa foi passée dans le Destin allemand, force terrible qui lui avait fait souvent peur pour les siens et pour son bonheur particulier, mais qu’elle avait toujours crue invincible et que toute sa raison, plus encore que son cœur, se refusait encore à croire vaincue. Mais bientôt, hélas ! — cela était fatal — cœur et raison furent à la hauteur de la même révolte.

Fritz lui répondit qu’ils étaient débordés de partout, que l’ennemi les traquait comme des bêtes fauves, sans leur laisser un instant de répit et sans faire de quartier ! Pour son compte, le cousin Fritz l’avait échappé belle, et il prétendait, naturellement, avoir vu des choses effroyables : des bataillons entiers qui se rendaient en criant : kamerades ! et qui avaient été massacrés sans pitié !…

— L’horreur !… Et Moritz ? Et Moritz ?…

Il avait des nouvelles de Moritz. On lui avait rapporté que, dans un petit village au sud de Saint-Rémy, Moritz n’avait eu que le temps de s’enfouir avec quelques soldats dans une cave ! mais des turcos les y avaient rejoints et avaient piqué les hommes, à la baïonnette, contre les murs comme des mouches !…

— Les bandits !… Mais Moritz ?…

Moritz avait été à peu près seul à échapper au piquage, en se jetant dans la rivière. Freda pouvait se tranquilliser. Fritz savait que Moritz avait rejoint à Saint-Rémy l’oberstleutnant. Elle ne tarderait certainement pas à le voir arriver, car Moritz ainsi que Fritz avaient déposé chez Freda des objets rencontrés en France, auxquels ils tenaient beaucoup et qu’ils étaient bien décidés à ne point abandonner dans leur retraite. Ainsi déterminait-il, pour lui-même, naïvement, le but de sa visite qui était moins de prendre congé de la charmante maîtresse de maison que de ne point laisser se perdre son butin de voleur. En d’autres temps, Freda qui s’était faite avec application aux bonnes manières françaises, eût savouré la nuance ; mais, en ce jour, elle n’eut point à l’apprécier, ne s’en apercevant même pas. Sa pensée, en quelques minutes, perdait la qualité laborieusement acquise et dont elle l’avait soigneusement vernie. Tel un riche placage qui se détache sous le coup d’un choc sévère, tout ce qui était français en elle et sur elle tombait autour d’elle. Elle était simplement redevenue un élément naturel, sans aucune valeur de réaction, dans le prodigieux chaos où se heurtaient les forces du monde. Et, peu à peu, sans qu’elle s’en doutât, elle reprenait sa place, d’où elle s’était sensiblement éloignée, dans le combat.

En roulant autour d’elle, le tourbillon germain en danger récupérait cette parcelle d’énergie qui lui appartenait.

— Le plus effroyable de l’affaire, continuait le cousin Fritz, en chargeant son ordonnance des objets qui lui étaient personnels depuis qu’il se les était appropriés, le plus effroyable était que von Bohn n’avait pu porter aucun secours, avec les troupes de réserve dont il disposait encore, aux Saxons en retraite, car le pont, qui avait été réparé, avait sauté trop tôt !… Et, de ce fait, un régiment entier allait se trouver anéanti dans la boucle de la rivière, ou noyé, tout simplement !

Freda joignit les mains : « Mon Dieu !… Mon Dieu !… » Et l’on ne pouvait douter qu’elle s’adressât alors au bon vieux dieu allemand !…

Certes ! elle ne connaissait plus que ce Dieu là, dans cet orage ! Que faisait-il donc pendant que ses Teutons subissaient l’assaut des Welches déchaînés, éternels ennemis de sa race ? Était-il possible qu’il les eût abandonnés ? C’était un crime dont elle ne pouvait croire le ciel capable. Elle préféra reporter sur les siens le reproche d’une imprudence passagère ou d’une lâcheté déterminée par la trop grande douceur de vivre qu’ils avaient trouvée en France, et c’est dans les sentiments d’une magnifique irritation contre eux, qui compromettaient ainsi les desseins de la Providence, qu’elle se jeta sur son frère qui pénétrait dans sa maison.

— Où vas-tu ? lui dit-elle. Où courez-vous tous ainsi ?… Pourquoi fuyez-vous comme des chiens qu’on fouette ?… Vous n’avez pas honte d’abandonner vos frères au combat !…

— Tais-toi ! lui dit brutalement Moritz. Nous n’avons pas de temps à perdre. On dit que les Français ont passé la rivière au-dessus de nous, au pont de la « Vallée » !…

— Mais vous n’allez pas laisser les Welches anéantir les Saxons !… Tous tes amis sont là, Moritz… C’est lâche ce que tu fais là !…

Elle s’était jetée sur lui…

Au mot de lâche, il l’avait repoussée comme une chose abjecte, car l’oncle Moritz avait sa fierté. Il voulait bien voler, mais il ne voulait pas qu’on le traitât de lâche…

— Trouve donc un moyen de les sauver, toi ! lui jeta-t-il.

Elle dressa contre lui sa figure de cire et ses yeux de flamme :

— Viens donc, dit-elle, et elle l’entraîna loin des oreilles de Fritz, Mais, au moment de parler, elle fut prise d’un tel tremblement qu’elle ne put tout d’abord prononcer un mot.

Elle claquait des dents. L’autre la pressait. Il crut qu’elle allait s’évanouir sans avoir parlé. Tout à coup, il y eut un tel déchirement de l’atmosphère sous l’artillerie toute proche, que la maison en fut secouée de la base au faîte. Une fenêtre s’était ouverte toute seule. L’horrible tumulte de la Déroute pénétra, d’une vague brusque, dans le salon et les enveloppa de sa clameur innombrable. Fritz cria :

— C’est nos Saxons qui aiment mieux se faire massacrer que de se rendre !

Alors, la figure de cire parla, Moritz ne reconnaissait plus la voix de sa sœur.

— Pourquoi ne passez-vous pas par la carrière du Bois-Renaud ? disait la voix. Si les Welches ont passé la rivière à la vallée, et qu’ils descendent par ici, vous pouvez leur tomber sur le dos et donner aux Saxons le temps de se sauver !

— Mais la carrière du Bois-Renaud est près de l’Hôpital militaire, et je ne te comprends pas !…

— Oui, mais elle communique avec la vieille chapelle !

— Depuis quand ?

— Depuis qu’on y a découvert des souterrains, en cherchant un dépôt pour le nouvel antiseptique !… Et, maintenant, va-t’en !…

— Ces cochons de Welches sont foutus, s’écria Moritz transporté !… Avec une demi-douzaine de mitrailleuses par là, l’affaire est bonne et nous aurons le temps de nous retrancher dans les carrières !… Seulement, vous ferez bien de vous cacher dans Saint-Rémy ! Ça va chauffer !…

— Va-t’en !… Va-t’en !…

— Je cours trouver von Bohn, on m’a dit qu’il serait au Pigeonnier Brillois, dont il a fait son observatoire. Tu sais où c’est, toi, le Pigeonnier Brillois ?

— Non !… dépêche-toi ! je te dis. Va-t’en ! Va-t’en !…

Elle n’avait plus la force de se soutenir. Elle se laissa tomber à genoux devant le cadavre du vieil ami de la famille massacré par les Welches.

Sa tête s’affaissa sur sa poitrine. Elle fut là longtemps comme une chose morte. Elle ne redonna signe de vie qu’en entendant derrière elle la voix de son mari qui l’appelait. Alors un long frisson l’agita.