II


Un bain dans les eaux froides de la petite rivière avait remis instantanément Raucoux-Desmares de ses fatigues, et il se présenta au déjeuner de midi avec de l’appétit. Son humeur — en temps de paix toujours égale — n’était point hostile, car il avait eu un bon coup de téléphone de l’hôpital militaire, et un télégramme particulier, venu de Maubeuge, donnait de l’espoir pour nos armes.

Au fond, sans vouloir envisager une catastrophe qu’il travaillait assidûment à chasser de sa pensée, l’idée seule d’une bataille perdue le faisait si cruellement souffrir qu’il se jetait complètement sur le moindre indice favorable, et qu’il faisait sien le plus pauvre raisonnement optimiste. Mais le dernier de ces raisonnements-là avait encore sa vertu ; et Raucoux-Desmares considérait l’optimisme comme une propreté morale nécessaire. Aussi ne perdait-il pas une occasion de le faire rayonner autour de lui. Il disait couramment que ceux qui avaient le malheur de ne pouvoir se battre avaient au moins pour devoir de ne pas dégoûter à l’avance de leur mort ceux qui allaient mourir pour eux !…

Il se laissa embrasser avec tendresse par sa femme et par Confitou, et l’on se mit à table. Il y avait du gigot. Le malheur vint de ce gigot et de Confitou.

Confitou réclama des confitures pour les mettre « dans son gigot ». Freda reprocha à Génie Boulard de n’avoir pas mis les confitures sur la table ; la Génie Boulard, qui n’était jamais à bout d’arguments, déclara qu’elle avait pensé « qu’il serait toujours temps au dessert ». Elle n’avait point l’habitude de ce service. Le valet de chambre était à la guerre. Elle ajouta : « On n’a pas idée de manger des confitures avec de la viande ! Vous finirez par y faire mal au cœur à ce petit ! »

Elle ne donnait toujours pas les confitures. Confitou, qui avait le sens des réalités, alla les chercher lui-même dans le garde-manger, et revint avec le précieux pot.

— Tiens, maman, fit-il, voilà tes confitures.

La Génie Boulard s’en alla fâchée.

Mme Raucoux-Desmares garnit alors consciencieusement l’assiette de son fils de belle gelée de groseilles (un cadeau de la tante Lise à son dernier voyage), sur quoi Raucoux-Desmares dit :

— Je suis de l’avis de cette fille, ce doit être horrible, ce mélange.

— Qu’en sais-tu ? Tu n’en as jamais mangé, répondit-elle.

— Je n’en ai jamais mangé, justement, parce que j’imagine que ce doit être horrible.

— Goûtes-en une fois donc, insista-t-elle.

— Je vais t’avouer une chose, répliqua-t-il, c’est que non seulement je ne peux pas en manger, mais que je n’ai jamais pu vous voir en manger !

— Par exemple !… — C’est comme je te le dis. Je regarde d’un autre côté, sans affectation, voilà tout !

— Dis tout de suite que nous te répugnons, fit-elle, étonnée.

Il affecta de rire :

— Tu exagères, et je n’ai pas voulu te faire de peine. Que veux-tu ? Il y a des mélanges auxquels, nous autres Français, nous ne pourrons jamais nous faire, et le gigot et la confiture est de ceux-là… je ne t’en ai jamais parlé parce que j’ai l’esprit assez large, tu le sais bien, pour laisser à chaque peuple ses mœurs, ses coutumes et ses goûts, et concevoir que nous pouvons également choquer l’étranger par certains autres côtés que nous ne soupçonnons même pas.

— Tu ne m’as jamais choquée en rien, dit-elle, et, bien que je ne puisse y toucher, je te regarde manger avec plaisir les grenouilles et les escargots, parce que je sais que tu les adores.

— Tu pleures ?

— Oui ; jamais, avant, tu ne m’aurais dit ce que tu viens de me dire : « Nous autres Français »… Je ne suis donc plus ta femme ? Et Confitou n’est-il plus ton fils ?

— Je te demande pardon, Freda, mais Confitou est si bien de mon avis que lui non plus ne peut souffrir l’horrible mélange. Il mange les confitures et laisse la viande.

Il avait pensé, par cette dernière observation, la faire rire. Elle resta mélancolique. Il constata avec effroi que les moindres paroles contribuaient à creuser, peu à peu, une fosse entre eux, où il tremblait de voir trébucher leur sincère amour. Comme, depuis quelques jours… depuis quelques jours seulement, ils n’osaient plus se parler de la guerre, il en étaient réduits à se dire n’importe quoi. Et cela encore commençait à être une torture sans nom : dire des niaiseries, des futilités, pendant qu’on se battait là-haut !

Partout, à toutes les tables de tous les Français, on ne parlait que de cette chose formidable : la guerre, et quelle guerre ! Un conflit qui allait changer la face du monde, et qui remuait la terre à l’égal d’un cataclysme préhistorique, qui allait anéantir des millions d’hommes comme un déluge ; et chez lui, on disait des choses sans importance !…

Raucoux-Desmares ne se rendait point compte que, depuis qu’il s’était marié, il n’avait encore jamais rien dit d’aussi « important » que son observation sur les confitures. Il ne s’en rendait point compte, parce que cela n’avait pas été dit avec réflexion, mais avec spontanéité, et dans une humeur méchante qu’il regrettait déjà, parce qu’elle avait fait pleurer sa femme, qu’il aimait. Seulement, le coup avait porté, et Freda n’avait jamais autant souffert.

Tandis qu’elle persistait dans sa mélancolie, il essayait de démêler les éléments de leur récent désaccord, pour les combattre si possible ; et cela devait être possible puisqu’il était bien entendu qu’ils s’aimeraient par-dessus tout, et que, dès la première heure de la guerre, ils s’étaient juré, quoi qu’il arrivât, un cœur fidèle. Elle le lui avait gardé et, en vérité, il trouvait indigne de lui de la faire souffrir, puisqu’il n’avait rien à lui reprocher.

Les premières victoires françaises ne l’avaient point attristée.

Elle était de cet avis que l’Alsace et la Lorraine annexées étaient restées françaises, que c’étaient des pays français, et que l’Allemagne en 1871 avait commis une grande faute en arrachant ces territoires à la France. « Sans l’Alsace et la Lorraine, disait-elle, il y a beau temps que les Allemands et les Français seraient devenus les meilleurs amis du monde. Ils auraient conclu une alliance qui les aurait fait les maîtres de l’univers… Eh bien, reprenez l’Alsace et la Lorraine, car cela est juste, et quand vous les aurez, il n’y aura plus de sujet de discorde entre nous !  »

En somme, plus il y réfléchissait, et plus il trouvait « qu’elle avait été parfaite ». Elle avait su, elle, lui faire oublier, dans cette tourmente, qu’elle était Allemande ; pourquoi, tout à coup, lui, s’en était-il souvenu ?…

Car c’était lui, le coupable, qui ne se confiait plus à elle comme aux premiers jours, sans qu’elle eût rien fait pour mériter un pareil châtiment… On ne parlait plus de la guerre, mais c’était lui, qui, l’avant-veille, lui avait dit assez brusquement : « Je t’en prie, attends que je t’en parle ! »

En se levant de table, avant de partir pour l’hôpital, il se disposait à embrasser sa femme avec effusion, quand il aperçut Confitou qui se nettoyait la bouche avec un cure-dents. C’était du luxe, attendu que Confitou n’avait pas mangé de viande et que, dans la circonstance, le fils unique de M. Raucoux-Desmares eût mieux fait assurément de s’abstenir ; mais Confitou aimait ainsi, de temps en temps, à faire des gestes « au-dessus de son âge », pour étonner le monde.

— Tu es ridicule, lui dit son père, et je t’ai déjà fait entendre que l’on ne se sert point d’un cure-dents de cette façon.

Confitou, pour montrer, en effet, sa bonne éducation, ne manquait pas de mettre, devant la main qui tenait le cure-dents, l’autre main qui cachait le travail de la première. Son père lui avait déjà expliqué que toute cette extraordinaire gymnastique ne servait qu’à attirer l’attention sur celui qui s’y livrait, dans le moment même où il désirait passer inaperçu. sans compter qu’elle était parfaitement grotesque.

— C’est maman qui m’a appris comme ça, dit Confitou.

— Ta mère t’a déjà dit de laisser les cure-dents tranquilles, gronda le père avec politique.

— L’oncle Moritz fait aussi comme ça, et la tante Lisé aussi, répliqua Confitou ; mais il vit qu’il avait fait une gaffe, car il ajouta aussitôt : « Je ne le ferai plus ! »

Raucoux-Desmares était déjà parti. Il se demandait avec épouvante s’il n’allait point haïr son fils.