Confidences d’une âme libérale - Lettres inédites et journal intime de Sismondi

Confidences d’une âme libérale - Lettres inédites et journal intime de Sismondi
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 37 (p. 65-101).
CONFIDENCES
D'UNE AME LIBERALE

LETTRES INEDITES ET JOURNAL INTIME DE SISMONDI

Les meilleures pensées d’un écrivain ne sont pas toujours celles qu’il livre volontairement à la foule ; l’esprit a ses délicatesses et ses pudeurs. Un jour, au sujet d’un tableau, le fougueux critique du XVIIIe siècle essaie de caractériser l’inspiration dans les arts, et maintes idées hardies, lumineuses, maints éclairs d’un spiritualisme imprévu illuminent tout à coup le papier où galope sa plume. Étonné lui-même de ce qu’il vient d’écrire, il en a presque honte, et comme c’est à un confident qu’il s’adresse, il ajoute aussitôt : « Si vous avez quelque soin de la réputation de votre ami et que vous ne vouliez pas qu’on le prenne pour un fou, je vous prie de ne pas confier cette page à tout le monde. C’est pourtant une de ces pages du moment qui tiennent à un certain tour de tête qu’on n’a qu’une fois. » Puisque Diderot a éprouvé ce scrupule, on comprend que des esprits moins impétueux, même parmi ceux qui se consacrent le plus loyalement au service du public, dérobent à ce client indiscret toute une part de leur vie spirituelle. Il y a, en un mot le domaine des secrètes pensées comme il y a le domaine des pensées publiques. L’intelligence poursuit aux yeux de tous sa route régulière et prévue ; le cœur a sa vie à part et ses révolutions cachées. Parlez tout haut de ce qui intéresse les sociétés humaines, renouvelez l’étude de l’histoire, attaquez les problèmes de l’économie politique, soyez un écrivain sérieux, austère, abondant, attentif à tout ce qui peut servir le progrès général : tandis que ces qualités excellentes se déploient sans donner un caractère très vif à votre physionomie, il se peut que le travail intérieur de votre âme, ces éclairs dont vous ne dites rien, ces tours de tête que vous cachez avec scrupule, révèlent un jour chez vous un penseur plein de charme et d’originalité.

On aime beaucoup aujourd’hui ces publications de lettres inédites qui nous font pénétrer familièrement dans les replis d’une âme illustre ou dans les mystères d’une société choisie. À notre riche littérature de mémoires expressément composés par des personnages mêlés au drame public, à cette littérature sans égale qui, de Villehardoin à Chateaubriand, embrasse toutes les périodes de notre histoire et qui s’enrichit encore sous nos yeux, les Anglais, jaloux de notre prééminence sur ce point, ont opposé leur curieuse fabrication de mémoires involontaires et posthumes, pure collection de lettres, de notes, de papers rassemblés après la mort de celui qui les traça, publiés avec ou sans son aveu, et destinés à mettre en lumière tout le détail d’une grande existence. Une fois l’exemple donné, ce fut bientôt une habitude prise. Les deux pays qui, avec l’Angleterre, représentent la vie intellectuelle de l’Europe, n’eurent garde de demeurer en arrière. Ce genre nouveau d’ailleurs répondait si bien à l’esprit de notre âge, ces indiscrétions fournissaient souvent de si vives lumières à la pénétrante curiosité de la critique moderne ! Aussi, depuis un demi-siècle, que de correspondances particulières mises au jour en France et en Allemagne ! On en formerait aisément toute une bibliothèque, bibliothèque assez mélangée, on peut le croire, et qui, attirant les curieux, éloignerait souvent les délicats. Là plus qu’ailleurs se confondent le bien et le mal, le piquant et l’ennuyeux, les témoignages historiques et les insipides bavardages. Là aussi, à côté des révélations permises il y a les indiscrétions coupables. La première loi de toutes ces publications posthumes à notre avis, c’est celle que le bon goût indique aussi bien que la loyauté : ne rien imprimer à la hâte, attendre qu’une génération ait passé, c’est-à-dire, en d’autres termes, éviter le pire des charlatanismes, celui qui fait métier de scandales. L’éditeur n’a plus ensuite que deux questions à se faire. — Les détails que renferment ces lettres jettent-ils quelque jour nouveau sur une époque ? Nous font-elles connaître sur le développement secret d’une âme des détails qui intéressent la philosophie ? Intérêt historique ou intérêt moral, si l’on ne trouve ni l’un ni l’autre dans les papiers que vous avez la fantaisie d’exhumer, gardez-vous de toucher inutilement à la cendre des morts !

Parmi les recueils de lettres qui, répondant à ces deux conditions, nous donnent un commentaire de la vie des peuples ou de la vie de la conscience, nous ne cachons pas nos préférences pour ces derniers. Les plus belles correspondances, les plus nobles journaux intimes qu’ait vu publier notre siècle, sont ceux qui nous font assister aux élévations de quelque grande âme. Il est doux de trouver l’homme meilleur que ne le montraient ses écrits. Lorsque Goethe, dans ses lettres à Schiller ou dans ses entretiens avec Éckermann, nous donne tant de preuves de cette chaleur de cœur, de cette sympathie primesautière et ardente que certains critiques s’obstinent encore à lui refuser, parce qu’elles s’associaient, chez ce puissant génie, à la pleine possession de soi-même ; lorsque les lettres intimes du grand théologien Schleiermacher nous font pénétrer plus avant dans cette âme si profonde et si subtilement complexe ; lorsque les confidences heureusement retrouvées de Maine de Biran nous révèlent un travail si noblement religieux, un sentiment si vif de l’invisible et du surnaturel chez ce sévère enfant du XVIIIe siècle, de telles conquêtes valent mieux assurément que la découverte d’un million de petits faits puérilement consignés par le marquis de Dangeau, l’abbé Le Dieu ou l’avocat Barbier.

Ces exemples, et d’autres encore, nous sont venus à la pensée pendant que nous parcourions maintes lettres de Sismondi, les unes inédites pour la plupart, précieux dépôt que conserve la bibliothèque du Musée-Fabre à Montpellier, les autres recueillies déjà par des mains pieuses et publiées à Genève il y a quatre ans, mais qui semblent avoir passé inaperçues[1]. En étudiant l’histoire de la comtesse d’Albany, nous avons eu occasion de faire quelques emprunts aux lettres inédites du Musée-Fabre, car c’est à la veuve de Charles-Edouard, à l’amie d’Alfieri, que ces lettres sont adressées, et c’est par M. Fabre que la ville de Montpellier les possède. Ces emprunts devaient être faits avec discrétion ; nous étions tenus de choisir ce qui se rapportait à notre histoire, sous peine de ralentir le récit et de substituer un sujet à un autre. Aujourd’hui nous n’avons plus à nous occuper de la comtesse d’Albany ; ce n’est plus la reine de Florence que nous cherchons dans les lettres de Sismondi, c’est Sismondi lui-même. Or ces curieuses pages, si on les joint à celles qui ont été imprimées à Genève en 1857, nous révèlent, ce semble, un Sismondi tout nouveau, ou du moins un Sismondi que les esprits pénétrans ont pu soupçonner çà et là dans ses œuvres, mais que certainement personne ne connaissait. Grave, austère, dévoué au service de l’humanité, un des meilleurs disciples du XVIIIe siècle, un disciple souvent supérieur à son maître, puisqu’il n’en avait ni les petitesses d’esprit ni les irrévérences, tel nous apparaissait Sismondi dans ses savantes histoires comme dans ses traités d’économie sociale ; savait-on qu’il y avait en lui une âme tendre, aimante, délicate, initiée à toutes les grâces de la charité, je veux dire à ses joies les plus exquises et à ses plus touchans scrupules ? Savait-on que ce grave érudit goûtait avec délices l’instruction fine et suave que donne la société des femmes ? Savait-on que ce républicain genevois était Français au fond de l’âme, que ce protestant grondeur avait parfois des tendresses subites, comme Alexandre Vinet, pour certaines choses du catholicisme, que ce disciple de Voltaire, ce continuateur de Rousseau, cet ami de Bonstetten, s’était élevé, en dehors de tout esprit de secte, à un christianisme aussi pur qu’efficace ?

Sismondi, à l’âge de vingt-cinq ans, c’est-à-dire au début de cette période où nos deux recueils de lettres vont nous découvrir chez lui des transformations décisives, fit un jour un rêve singulier, qui le peint très exactement à cette date. Les circonstances de ce rêve l’avaient tellement frappé qu’il voulut les consigner sans retard ; ce fut l’occasion et le commencement de ce journal récemment publié à Genève. Je transcris ses paroles : « 9 octobre 1798. — J’ai eu cette nuit un songe qui m’a donné assez d’émotion : je voulais, en me levant, l’écrire tout de suite ; à présent qu’il s’est passé quelques heures depuis mon lever, l’impression est affaiblie, et peut-être ne me le rappellerais-je pas bien. J’étais à Genève, je crois, en tiers avec ma sœur et Mme Ant… Je ne sais comment j’amenai celle-ci à dire avec franchise ce qu’elle pensait de moi ; elle me trouvait, ce me semble, des vertus et de la rudesse, du caractère et des connaissances, mais peu d’esprit, des sentimens, mais point de grâces. Je rendis hautement justice à son discernement, lorsqu’elle ajouta : « J’ai encore un reproche impardonnable à vous faire ! c’est d’avoir abandonné ma patrie et d’avoir voulu renoncer au caractère de citoyen genevois. » Je me défendais d’abord en représentant que la société n’était formée que pour l’utilité commune des citoyens, que dès qu’elle cessait d’avoir cette utilité pour but et qu’elle faisait succéder l’oppression et la tyrannie au règne de la justice, le lien social était brisé, et chaque homme avait droit de se choisir une nouvelle patrie ; mais elle a répliqué avec tant de chaleur en faisant parler les droits sacrés de la patrie, le lien indissoluble qui lui attache ses enfans, la résignation, la constance et le courage avec lesquels ils doivent en partager les malheurs, lui en diminuer le poids, qu’elle m’a communiqué tout son enthousiasme. Je rougissais, comme si je reconnaissais ma faute ; cependant j’alléguais ma sensibilité extrême pour elle. Je ne pouvais, disais-je, supporter de voir sa chute, son avilissement surpassait ce que pouvait souffrir ma constance ; mais qu’elle eût besoin de moi, et du bout du monde j’étais prêt à retourner à elle ; qu’elle eût essayé de se défendre contre les Français, qu’elle tentât encore à présent de secouer leur joug, et j’aurais couru, j’aurais volé, je volerais encore… Je disais tout cela avec tant de chaleur, même d’enthousiasme et d’éloquence, que je me suis réveillé ; mais l’impression profonde que m’a faite cette conversation s’est conservée toute la matinée. » Ainsi des vertus mêlées de rudesse, du savoir sans esprit, des sentimens et nulles grâces, avec cela un patriotisme généreux, mais farouche, le patriotisme d’un homme tout prêt à renier son pays plutôt qu’à souffrir de sa chute, voilà les principaux traits du caractère de Sismondi à l’heure de la jeunesse. Suivez-le maintenant dans les phases diverses que nous représentent ses lettres et son journal, ce sera, vous le verrez, toute une série de métamorphoses.

J’ai parlé de l’amour ardent et farouche qu’il portait à sa république natale ; il ne tardera pas à ressentir une affection aussi passionnée pour la France. Nous sommes en 1798 ; or, quand Sismondi écrivait la page qu’on vient de lire, il n’avait que trop de raisons pour redouter et maudire l’influence des idées françaises. La biographie de Sismondi a été tracée par le burin magistral de M. Mignet, et je n’aurai garde d’y toucher ; je me garderai bien aussi d’ajouter aucun détail à l’espèce de mémoire de famille publié récemment par Mlle de Montgolfier : qu’on me permette seulement de résumer les faits en quelques lignes pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Né à Genève en 1773, Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi avait assisté dès l’âge de vingt ans à l’invasion de la terreur révolutionnaire dans la cité de Calvin. Il avait vu confisquer, ou à peu près, le patrimoine de sa famille ; maisons, terres, argenterie, bijoux, tout avait été pillé par les nouveaux maîtres ou frappé d’impôts destructeurs. Lui-même, jeté en prison avec son père dès le commencement de la révolution, il avait failli périr un peu plus tard sous la baïonnette d’un sans-culotte en voulant sauver un proscrit. Aux premiers jours de calme, M. et Mme de Sismondi vendent leur domaine mutilé et vont chercher un asile en Toscane, dans le pays d’où leurs ancêtres étaient sortis au moyen âge ; c’est Charles, bien jeune encore, qui les a décidés à se diriger vers l’Italie ; c’est lui qui cherche un domaine, qui l’achète, qui en surveille l’exploitation, préludant ainsi par la pratique à ses curieuses études sur l’agriculture toscane. Il était là depuis quelques mois, dans ce joli domaine de Valchiusa, quand il entendit en songe une de ses compatriotes lui reprocher amèrement d’avoir abandonné son pays. C’était sa conscience qui se tourmentait elle-même. Il retourna bientôt dans la ville qu’il devait illustrer, sauf à se partager plus tard entre ses deux patries, la Toscane et la Suisse. Voici donc le colon de Valchiusa redevenu citoyen de Genève. Bientôt, présenté à Mme de Staël, engagé d’un pas sûr dans les hautes sphères de l’étude, célèbre dès le premier jour par sa belle Histoire des Républiques italiennes, il va entrer décidément en rapport avec cette France dont il n’a vu d’abord que les accès de délire. Notons ici les différentes phases. Le premier appel vint de Paris ; la critique littéraire de 1810 reconnut un des siens dans le peintre savant et habile de l’Italie du moyen âge. On sait que le gouvernement impérial avait institué des prix décennaux pour les meilleures productions dans toutes les branches des sciences et des lettres : l’Histoire des Républiques italiennes n’obtint pas le prix, qui fut décerné à l’Histoire de l’anarchie de Pologne ; Sismondi, honoré seulement de lamention, avait pourtant la première place parmi les vivans, puisque Rulhières était mort. Nos lettres inédites contiennent quelques détails à ce sujet. Je cite ce passage, parce que nous avons là le point de départ des relations de Sismondi avec la société française ; je le cite aussi à cause des jugemens littéraires qu’il renferme. Ajoutons que ce premier succès de Sismondi semble avoir passé inaperçu : Marie-Joseph Chénier n’en dit rien dans son Tableau de la Littérature, quoiqu’il accorde une attention très sérieuse à l’Histoire des Républiques italiennes[2]. Les biographes les mieux informés ont gardé le même silence : ni M. Mignet dans sa belle notice, ni Mlle de Montgolfier dans ses touchans mémoires, n’ont rappelé ce premier triomphe dont Sismondi, on va le voir, paraît si naïvement heureux.


« Florence, 14 août 1810.

« Je ne vois ici que le Journal de l’Empire, en sorte que je n’entends qu’un seul parti dans la querelle qu’ont excitée les prix décennaux. Il y a en effet de quoi faire un beau tapage et mettre en mouvement toutes les prétentions de tous ceux qui depuis dix ans se sont distingués dans tous les genres. Pour ma part, je suis très content, je me sens flatté par la mention honorable fort au-delà de mes espérances. Je ne croyais pas, à la vérité, que Rulhières, mort depuis dix-sept ans, pût concourir pour un prix donné aux ouvrages des dix dernières années ; mais dès l’instant qu’on prend l’époque de la publication, non celle de la composition, personne, ce me semble, ne pouvait lui disputer le premier succès. Peut-être y a-t-il trop d’esprit dans son histoire et plus qu’il n’appartient au genre, peut-être son introduction, trop longue avant que l’intérêt commence, ne met-elle point cependant encore suffisamment au fait, peut-être y a-t-il quelque chose de maladroit aussi bien que d’injuste dans son excessive partialité, car l’on est frappé de la passion qui le domine longtemps avant qu’il l’ait justifiée, et l’on se tient en garde contre un sentiment qu’il aurait pu vous faire plus tôt partager ; mais la force du talent ou plutôt du génie de l’auteur vous entraîne enfin malgré vous : l’intérêt de roman, l’intérêt le plus vif que la fiction puisse exciter et qui se trouve ici confondu avec l’intérêt historique, s’empare de vous dans le second et le troisième volume et ne nous permet plus de poser le livre. L’amertume de caractère et d’esprit qui donne de la vivacité à toutes les couleurs et du mordant à toutes les expressions fait un effet d’autant plus profond qu’en général cette qualité y propre aux gens secs et moqueurs, détruit l’enthousiasme à sa source, tandis que l’Histoire de Pologne est tellement chevaleresque, la nation et ses chefs sont présentés avec un caractère si héroïque, que le cœur est sans cesse remué par les sentimens les plus nobles. Rulhières a eu le propre du génie ; il a réuni les qualités qui en général s’excluent l’une l’autre, celles d’un esprit sec et celles d’un cœur chaud.

« Je vois que les journaux accusent le jury d’avoir couronné ceux qui ont gagné ses suffrages par une cour assidue. Ce n’est pas ainsi du moins qu’il s’est conduit pour l’histoire. Il a couronné un mort, il a donné ensuite la première place à un absent, inconnu à tous ses membres. Je n’avais pas même accompagné d’une lettre l’envoi de mon livre. Il leur est arrivé sous bande, sans que pas un sût de quelle nation j’étais ou dans quel lieu je demeurais, et parmi ceux qui ont été nommés ensuite, deux au moins, par leurs relations nombreuses et par le rang qu’ils occupent, pouvaient s’attendre à rencontrer plus de faveur. J’ai un véritable chagrin que ce jury, auquel je dois tant de reconnaissance, ait donné prise contre lui à de si amers persiflages en couronnant l’ouvrage de Saint-Lambert. »


Trois ans après, au commencement du mois de janvier 1813, cet absent, qui n’est plus un inconnu, arrive enfin à Paris. Grâce à l’amitié que lui portent M’ne de Staël et Benjamin Constant, grâce aux recommandations de la comtesse d’Albany, il est admis à la fois dans la haute société libérale issue de 89 et dans cette aristocratie plus que décimée qui conserve encore ses vieilles traditions d’esprit et de politesse ! Quelle sera sa première impression ? Il faut bien le dire, une sorte de désappointement. Avant de subir le charme de ce monde d’élite, il n’y verra d’abord qu’une réputation usurpée. « Cette simplicité qui appartient si exclusivement au vrai mérite, qui donne seule le sentiment du vrai, qui vous ramène aux impressions des sons justes après que l’oreille a souvent été fatiguée par une musique discordante, cette simplicité me paraît aussi rare à Paris que dans les petites villes. » Voilà son premier mot sur la société parisienne dans une lettre à Mme d’Albany, et quelques jours après, faisant allusion à la timidité de sa sœur, à la crainte que lui inspiraient tous ces salons célèbres, il écrivait à sa mère : « Que je voudrais que nous pussions persuader à ma sœur de jouer le jeu qu’elle a, d’en tirer tout le parti qu’il y a moyen d’en tirer ! Elle se fait toujours illusion sur la perfection d’un autre monde. C’est à Paris même, et au centre de sa meilleure société, que je répète que la distance entre toutes les sociétés n’est point incommensurable. » N’oubliez pas que les dissipations de la vie mondaine dérangent les habitudes méditatives de Sismondi, qu’il n’a plus le temps de se recueillir en lui-même et de résumer ses impressions. Rappelez-vous aussi que l’outrecuidance et la légèreté de certaines coteries académiques répugnaient à sa nature loyale. … Quant à mes livres, écrit-il à sa mère, ils n’en ont pas lu une ligne. Ce sont des hommes dans la tête desquels rien de nouveau ne peut entrer. La place qu’ils occupent à l’Institut leur fait croire qu’ils sont au pinacle, et ils considèrent les livres qu’on leur envoie comme un hommage qu’on leur doit et qui ne les engage à rien. » Sismondi n’était pas un vaniteux vulgaire ; sa mère et sa sœur l’avaient accoutumé aux plus sévères critiques. Esprit franc, il préférait une franche parole à ces félicitations banales qui prouvent qu’on n’a point lu. Bref, pour des raisons fort différentes, sa première impression est mauvaise, et lui, l’austère libéral, l’ardent novateur en toutes choses, c’est seulement parmi les vieillards qu’il retrouve son idéal de la France. Le tableau est curieux.


« Paris, 1er mars 1813.

«……. Combien je suis touché de votre aimable souvenir ! Combien je suis reconnaissant de ce que vous montrez quelque désir de me voir en Toscane ! Au milieu de ce monde si brillant, au milieu de cette société qu’on regarde comme la plus aimable de l’univers, j’en forme chaque jour le désir. J’ai besoin d’aller me reposer auprès de ma mère d’un mouvement qui est trop rapide pour moi, j’ai besoin d’aller rapprendre de vous à repasser sur mes impressions, à méditer sur ce que je vois et ce que je sens, à tirer enfin par la réflexion quelque parti de la vie. C’est une opération que je néglige ici d’une manière qui m’étonne et m’humilie ensuite. On me demande souvent quelle impression me fait Paris, et je ne sais que répondre, car je ne généralise point mes idées, et je ne me demande presque jamais compte de mes impressions. Après tout, elles n’ont pas été bien vives, je ne trouve pas une bien grande différence de ce que je vois ici à ce que je vois partout. Ce qui est précisément chose à voir est ce dont je me soucie le moins. J’ai visité quelques monumens, quelques cabinets, pour l’acquit de ma conscience plus que pour mon plaisir, et j’en suis toujours revenu avec une fatigue qui passait de beaucoup la jouissance. J’ai peu vu jusqu’à présent le théâtre, l’heure des dîners et des soirées rend impossible d’en profiter ; mais les spectacles que j’ai vus ne m’ont pas donné des jouissances si vives que de me faire faire beaucoup d’efforts pour en voir davantage. C’est donc dans la société presque uniquement que j’ai trouvé le charme de Paris, et ce charme va croissant à mesure qu’on remonte à des sociétés plus âgées. Je suis confondu du nombre d’hommes et de femmes qui approchent de quatre-vingts ans, dont l’amabilité est infiniment supérieure à celle des jeunes gens. Mme de Boufflers (mère de M. de Sabran) est loin encore de cet âge ; sa vivacité cependant, sa mobilité, son jugement sont du bon ancien temps et n’ont rien à faire avec les mœurs du jour. C’est elle qui devait me mener chez Mme de Coislin… Avec elle encore j’ai vu Mme de Saint-Julien, qui à quatre-vingt-six ans a la vivacité de la première jeunesse, Mme de Groslier, qui passe au moins soixante-dix, et qui fait le centre de la société de Chateaubriand. Je suis encore en relations avec Mme de Tessé, la plus aimable et la plus éclairée des vieilles que j’ai trouvées ici ; avec M. Morellet, qui passe quatre-vingt-six ans ; avec M. Dupont, qui en a bien soixante-quinze, et dont la vivacité, la chaleur, l’éloquence ne trouvent pas de rivaux dans la génération actuelle ; avec les deux Suard, que je ne mets pas au même rang, quoique l’esprit de l’un tout au moins soit fort aimable. Après avoir considéré ces monumens d’une civilisation qui se détruit, on est tout étonné, lorsqu’on passe à une autre génération, de la différence de ton, d’amabilité, de manières. Les femmes sont toujours gracieuses et prévenantes, — cela tient à leur essence ; — mais dans les hommes on voit diminuer avec les années l’instruction comme la politesse. Leur intérêt est tout tourné sur eux-mêmes. Avancer, faire son chemin est tellement le premier mobile de leur vie, qu’on ne peut douter qu’ils n’y sacrifient tout développement de leur âme comme tout sentiment plus libéral. Dans votre précédente lettre, vous appeliez ceci la cloaca massima. L’image n’est d’abord que trop juste au physique. Comme je me suis trouvé ici en hiver, dans le temps des boues, et que je vais beaucoup à pied, je ne saurais exprimer quel profond dégoût m’inspirait la saleté universelle. L’image des rues me poursuivait dans les maisons et me gâtait toutes les choses physiques ; rien ne me paraissait pouvoir être propre dans une ville si indignement abandonnée à la souillure. Au moral, je ne trouve point qu’on ait ici le sentiment d’un méchant peuple, les vices ne me semblent point s’y montrer fort à découvert, et l’opinion publique en général est protectrice de la morale ; mais il y a un genre de crimes tout au moins qu’on dit très commun dans toutes les classes, parce qu’il est puissamment encouragé, et qui fait trembler, c’est l’espionnage. »


Ces traits sont assez vifs. Espionnage dans toutes les classes, chez les générations nouvelles un désir d’avancement auquel on sacrifie tout principe, la vie de l’esprit et du cœur conservée seulement parmi les vieillards, voilà, sans parler des désagrémens de la cloaca massima (le mot est d’Alfieri, et Mme d’Albany, qui nous aimait peu, n’oublie pas de le souiller à Sismondi), voilà, dis-je, ce qui a tout d’abord frappé le grave enfant de Genève. Peu à peu cependant il va subir le charme, et, l’aurait-on cru d’un si sévère penseur ? ce seront les femmes qui pour lui deviendront les magiciennes. Quelques semaines ont suffi pour le convertir. Quelle variété dans les conversations de ces brillans cénacles ! que d’idées neuves et vives ! comme la pensée y maintient ses droits, y poursuit son chemin, même sous une forme frivole en apparence et malgré le joug du despotisme ! Le contraste que je signale ici, d’un mois à l’autre, dans la correspondance de Sismondi, devient plus saisissant encore, si l’on songe aux préoccupations qui dominaient alors tous les esprits. Au moment où il est initié aux secrets du monde parisien, une lutte gigantesque tient l’Europe en suspens. Il n’est pas certes indifférent aux émotions publiques, puisque je trouve ces mots dans sa première lettre datée de Paris : « Quelle époque que celle-ci ! quels événemens par de la toute croyance ! quel avenir inexplicable ! » Et cependant la grande question pour lui, à en juger par ses lettres, c’est l’opinion qu’il doit se faire de la société française, séduisante et périlleuse énigme, problème qui l’attire et qui le trouble. Il cède enfin, il est pris, le charme a triomphé. À l’heure où commencent les terribles batailles qui préludent aux journées de Dresde et de Leipzig, Sismondi esquisse en souriant ces gracieux portraits de femmes.


« Je serai bien heureux de parler avec vous de Paris. Vous vous en êtes séparée sans regrets, parce qu’à présent vous préférez à tout le repos et le calme, mais vous avez toujours cette vivacité de curiosité, apanage nécessaire d’un esprit actif et étendu. Je vous rendrai compte le mieux que je saurai des gens de lettres. À présent il n’y en a plus aucun, de ceux qui peuvent inspirer une curiosité vive, que je ne connaisse, au moins légèrement ; mais, je crois vous l’avoir dit, aucune société d’hommes n’est égale pour moi à la société des femmes : c’est celle-là que je recherche avec ardeur, et qui me fait trouver Paris si agréable. Ce mélange parfait du meilleur ton, de la plus pure élégance dans les manières, avec une instruction variée, la vivacité des impressions, la délicatesse des sentimens, tout cela n’appartient qu’à votre sexe et ne se trouve au suprême degré que dans la meilleure société de France. Tout excite l’intérêt, tout éveille la curiosité, la conversation est toujours variée, et cependant ces égards constans qu’inspire la différence des sexes empêchent le choc des amours-propres opposés, contiennent les prétentions déplacées, et donnent un liant, une douceur à ces idées neuves et profondes, qu’on est étonné de voir manier avec tant de facilité. J’avais commencé par être introduit ici dans le faubourg Saint-Honoré, et j’avais déjà trouvé beaucoup d’agrément dans la société de Mmes de Pastoret, Rémusat, Vintimiglie et Jaucourt, mais depuis je me suis lié davantage dans le faubourg Saint-Germain ; on a la bonté de m’admettre dans la coterie tout à fait intime de Mme de Duras, de Lévi, de Bérenger (Châtillon), de La Tour du Pin et Adrien de Montmorency, et c’est là surtout que j’ai appris tout le charme de l’amabilité française… Dans le même monde, mais dans un âge un peu plus jeune, je vois aussi souvent Mme de Chabot, la femme de celui que vous avez vu il y a trois mois, et qui est à présent à Rome. Elle est bien reconnue aujourd’hui pour la femme la plus aimable, la plus spirituelle et la plus sage en même temps de sa génération. Son amie Mme de Maillé est encore une femme fort distinguée. Je ne finirais pas si je voulais nommer toutes celles dont la conversation a de l’attrait pour moi ; mais, avant tous ces noms, j’aurais dû mettre mon amie Mme de Dolomieu, qui, née en Alsace, élevée à Brunswick et vivant à Paris, réunit le charme des deux nations, la sensibilité enthousiaste des Allemandes et la grâce française… »


Tout cela n’est rien encore : revenu à Genève au mois de juillet 1813, Sismondi laisse échapper des accens de regrets qui ressemblent à des cris de douleur. Décidément ces fêtes de l’esprit l’ont enivré, ces débauches de conversation lui ont tourné la tête. Est-ce bien lui qui parle ? Écoutez.


« Je me suis trop amusé, j’ai trop joui, j’ai trop vécu en peu de temps. Après cinq mois d’une existence si animée, d’un festin continuel de l’esprit, tout me paraît fade et décoloré. Je ne pense qu’à la société que j’ai quittée, je vis de souvenirs, et je comprends mieux que je n’eusse jamais fait ces regrets si vifs de mon illustre amie, qui lui faisaient trouver un désert si triste dans son exil. J’ai conservé quelques correspondances à Paris, et ma pensée y est beaucoup plus que je ne voudrais et que je ne devrais ; mais qu’est-ce qu’une lettre de loin en loin à côté de conversations de tous les jours et quelquefois de douze heures de causerie par jour ? C’était une folie que de vivre ainsi, je le sais bien. Comment travaillerait-on ? comment fixerait-on sa pensée, si l’on donnait tout au monde ? Je me trouve bien jeune, bien faible, pour mon âge, de m’y être livré avec tant de passion ; je sens bien que c’est un carnaval qui doit être suivi tout au moins par de longs intervalles de sagesse ; mais… mais j’aimerais bien recommencer. »


On demandera peut-être ce qui enchantait Sismondi, non-seulement dans la société libérale du faubourg Saint-Honoré, mais chez la vieille aristocratie de la rive gauche de la Seine. Il nous le dit lui-même dans son journal : « Quand je parle de liberté, je m’entends parfaitement avec tout le faubourg Saint-Germain, les Montmorency, les Châtillon, les Duras. Il y a là du moins le vieux sentiment de l’honneur qui reposait sur l’indépendance. C’est aussi de la liberté. ». On entrevoit ici tout un système libéral, celui que M. de Tocqueville a indiqué avec une si lumineuse clairvoyance, et qui tourmente après lui les meilleurs esprits de nos jours. M. de Tocqueville, issu de la société aristocratique, mais frappé de l’irrésistible force qui entraîne le monde vers la démocratie, étudie loyalement, chrétiennement, avec une sorte de terreur religieuse, cette révolution formidable, et demande à la démocratie de l’avenir de respecter la liberté individuelle, de ne pas écraser le roseau pensant, de ne pas étouffer sous sa masse la pauvre petite flamme vacillante de l’honneur et de la dignité. Vingt ans auparavant, Sismondi, nature anti-aristocratique malgré l’ancienneté de sa race, esprit hostile à tous les privilèges et préoccupé avant tout de la diffusion générale du droit et des lumières, allait demander à l’aristocratie le sentiment de l’honneur comme une des sauvegardes de la liberté. Ce n’est pas un accident fortuit que la rencontre de ces deux hommes : à une certaine hauteur, les dissidences s’évanouissent. Sismondi et Tocqueville habitaient les mêmes sphères. Les questions de gouvernement n’étaient pas chez eux de pures matières à spéculation, mais des questions vivantes. De là, chez l’un et l’autre, même largeur, même clairvoyance, parce qu’il y a le même sentiment du danger. Sismondi, cherchant la liberté, sait bien que le parti de l’ancien régime était loin de la posséder tout entière ; il sait bien que cette liberté était un privilège, et que le grand problème des temps modernes est de concilier le droit individuel avec le droit commun. Aussi, malgré les liens qui l’attachent aux Duras, aux Châtillon, aux Montmorency, dès que la France de 89 est menacée dans la personne de l’empereur, il redevient un homme des nouvelles races. Bien plus, le voilà Français. C’est la France, il vient d’en avoir l’intuition pendant ces cinq mois d’enchantement, c’est la France qui a été donnée au monde moderne pour l’arracher à sa torpeur, pour le faire sortir de l’ornière, pour l’obliger à vivre, à marcher, à désirer le mieux. L’abaissement de la France, c’est l’abaissement de la civilisation libérale dans l’univers. Pendant toute la campagne de 1813, on voit que Sismondi a la fièvre. « Dans cette attente continuelle de malheurs publics et privés, j’ai toujours le bouillonnement d’une curiosité douloureuse en recevant et en ouvrant mes lettres. Quand elles ne sont pleines que de littérature, comme une que je reçus hier sur la question de juger si Macpherson était l’auteur ou le traducteur des poésies dites d’Ossian, ce n’est pas sans un mouvement d’impatience que je les lis. C’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui ! » Si pourtant un sujet purement littéraire lui dérobe quelques heures, ce sera toujours pour le ramener à cette France nouvelle dont la magie le transporte. Mme d’Albany lui a fait lire la Princesse de Clèves : œuvre exquise, lui écrit Sismondi ; mais si elle est bien supérieure aux romans de nos jours par la noblesse du récit, par la distribution du sujet, combien elle leur est inférieure par le dialogue ! « Il y a quelque chose de formaliste et d’empesé dans les propos que l’auteur prête à chaque personnage. Il me semble que de tous les arts, celui qui a fait le plus de progrès, c’est celui de la conversation. Je crois qu’on cause mieux aujourd’hui qu’on ne faisait au temps de Louis XIV… » Lorsque Sismondi, comparant ainsi les romans de Mmes de Souza, de Duras, de Staël, avec celui de Mme de La Fayette, tire de ce rapprochement la conclusion qu’on vient de lire, il commet sans doute une erreur de goût, mais que cette erreur est curieuse et instructive ! Non certes, on ne causait pas mieux sous Napoléon que sous Louis XIV ; on causait de choses plus graves et d’intérêts plus pressans. Il y avait moins d’élégance et plus de vie. La conversation n’était plus un délassement, c’était une affaire. L’art était moins habile, la passion plus ardente. Disons tout d’un seul mot : entre 1668 et 1813 il y a le XVIIIe siècle et la révolution. « La révolution ! n’y avons-nous rien gagné ? » s’écrie Chateaubriand à peu près vers ce temps-là, dans une page célèbre de ses Réflexions politiques, et il montre combien la nation est devenue plus sérieuse, combien les profondeurs de l’âme ont été remuées, et que de grands intérêts occupent aujourd’hui l’esprit des hommes, au lieu de ces frivolités qui remplissaient autrefois la causerie des salons. Sismondi sent bien tout cela ; même dans les hôtels aristocratiques, il sent passer le souffle vivifiant de la révolution, et à mesure que cette révolution est frappée, à chaque défaite de la France, à chaque victoire de l’Europe, on le voit devenir de plus en plus Français. Le 2 février 1814, à l’heure où l’invasion commence et où tant de peuples vont se trouver face à face, il écrit encore ces mots : « Quant aux nations, je n’estime hautement que l’anglaise… Après celle-là, qui me semble hors de pair, entre toutes les autres, c’est la française que je préfère ; je souffre pour elle lorsqu’elle souffre, et encore que je ne sois point Français, mon orgueil se révolte quand son honneur même est compromis. » Écoutez-le trois mois après, au lendemain de nos désastres : son cœur éclate de douleur et d’amour. Cette France que foule le pied de l’étranger, il la revendique comme sa patrie.


« Pescia, 1er mai 1814.

« J’évitais de toutes mes forces d’être confondu avec la nation dont je parle la langue pendant ses triomphes, mais je sens vivement dans ses revers combien je lui suis attaché, combien je souffre de sa souffrance, combien je suis humilié de son humiliation. L’indépendance du gouvernement et les droits politiques font les peuples ; la langue et l’origine commune font les nations. Je fais donc partie, que je le veuille ou non, du peuple genevois et de la nation française, comme un Toscan appartient à la nation italienne, comme un Prussien à la nation allemande, comme un Américain à la nation anglaise. Mille intérêts communs, mille souvenirs d’enfance, mille rapports d’opinion lient ceux qui parlent une même langue, qui possèdent une même littérature, qui défendent un même honneur national. Je souffre donc au dedans de moi, sans même songer à mes amis, de la seule pensée que les Français n’auront leurs propres lois, une liberté, un gouvernement à eux, que sous le bon plaisir des étrangers, que leur défaite est un anéantissement total qui les laisse à la merci de leurs ennemis, quelque généreux qu’ils soient. Je ne suis pas bien sûr que Mme de Staël partage ce sentiment, mais je réponds de l’impression que recevront ses amis, dont les vœux étaient auparavant si pleinement d’accord avec les vôtres, madame, avec les siens et avec les miens. Les femmes, plus passionnées que nous dans tous les partis qu’elles embrassent ; sont d’autre part beaucoup moins susceptibles de cet esprit national ; l’obéissance les révolte moins, et comme ce n’est pas leur vertu, mais la nôtre qui paraît compromise par des défaites suivies d’une absolue dépendance, elles s’en sentent moins que nous humiliées… »


C’est à la fin de cette même lettre que, se tournant tout à coup vers l’ami de Mme d’Albany, si hostile à la révolution et à tout ce qui en sort, il lui jette cordialement ce patriotique appel : « M. Fabre ne se sent-il pas redevenir Français dans ce moment-ci ? »

Quant à lui, il était décidément des nôtres. On sait le rôle qu’il joua pendant les cent-jours. Au moment où l’acte additionnel excitait tant de défiances, Sismondi s’efforçait de contenir les passions dans l’espoir d’affermir plus sûrement la liberté naissante. Il prenait acte des garanties accordées par l’empereur ou plutôt conquises sur lui par la volonté populaire ; il prouvait que la responsabilité des ministres, l’indépendance d’une magistrature inamovible et d’un jury recruté chez le peuple, enfin la liberté de la presse, sauvegarde de tous les droits, assuraient à la France cette émancipation politique et civile cherchée depuis vingt-cinq ans à travers tant d’épreuves. Son Examen de la constitution française, publié dans le Moniteur² était à la fois un vigoureux plaidoyer en faveur de l’œuvre à laquelle Benjamin Constant venait d’attacher son nom et un manifeste destiné à l’éducation libérale de la France. On savait ces détails, on savait aussi que Napoléon, étonné peut-être d’avoir trouvé un tel défenseur, avait voulu voir et remercier Sismondi ; ce qu’on ne connaissait pas aussi bien, c’est l’entretien de l’empereur et du publiciste genevois. Or, si nos lettres inédites du Musée-Fabre sont muettes sur ce point, Mlle de Montgolfier, qui a eu entre les mains la correspondance de Sismondi avec sa mère, nous fournit ici des renseignemens que l’histoire doit recueillir.

C’est le 3 mai 1815 que Sismondi, mandé par l’empereur, fut reçu à l’Élysée-Bourbon. Le maître, déployant ces séductions qui avaient fasciné tant d’esprits, l’écrivain, respectueux, mais austère et ne se dévouant qu’aux idées, se promenèrent longtemps ensemble sous les ombrages du parc. On pense bien qu’aucune des paroles de l’empereur ne fut perdue ; le soir même, Sismondi les notait pour sa mère. Il fut question d’abord des ouvrages de l’historien, du publiciste, de l’économiste ; l’empereur les avait lus tous, dès longtemps, avec beaucoup d’intérêt. — Le dernier, répondait modestement Sismondi, avait du moins le mérite de l’opportunité ; cette défense de l’acte additionnel était l’œuvre d’une conviction sincère, car il avait été sérieusement affligé des clameurs que soulevait la constitution. « Cela passera, dit l’empereur. Mon décret sur les municipalités et les présidens de collège fera bien. D’ailleurs, voilà, les Français ! Je l’ai toujours dit, ils ne sont pas mûrs à ces idées. Ils me contestent le droit de dissoudre des assemblées qu’ils trouveraient tout simple que je renvoyasse la baïonnette en avant. »

Au milieu de ces ardentes paroles, Sismondi demeurait calme, considérant comme un devoir de faire comprendre à Napoléon l’absolue nécessité de son changement de conduite. Il s’agissait bien de coups d’état ! La France désormais était jalouse de ses droits, trop jalouse peut-être ; « ce qui m’afflige, — disait-il, et chaque mot était une leçon, — c’est qu’ils ne sachent pas voir que le système de votre majesté est nécessairement changé. Représentant de la révolution, vous voilà devenu associé de toute idée libérale, car la parti de la liberté, ici comme dans le reste de l’Europe, est votre unique allié. — C’est indubitable, s’écrie l’empereur ; les populations et moi, nous le savons de reste. C’est ce qui me rend le peuple favorable. Jamais mon gouvernement n’a dévié du système de la révolution, non, des principes comme vous les entendiez, vous autres !… J’avais d’autres vues, de grands projets alors… D’ailleurs, moi, je suis pour l’application. Égalité devant la loi, nivellement des impôts, abord de tous à toutes places, j’ai donné tout cela. Le paysan en jouit, voilà pourquoi je suis son homme… Oui, populaire en dépit des idéalistes ! Les Français, extrêmes en tout, défians, soupçonneux, emportés dès qu’il s’agit de théories, vous jugent tout cela avec la furia francese. L’Anglais, est plus réfléchi, plus calme. J’ai vu bon nombre d’entre eux à l’île d’Elbe : gauches, mauvaise tournure, ne sachant pas entrer dans mon salon ; mais sous l’écorce on trouvait un homme, des idées justes, profondes, du bon sens au moins… » Il croyait Sismondi, à titre de libéral, plus favorable à l’Angleterre qu’il ne l’était en réalité ; celui-ci depuis les derniers événemens, ne proclamait plus le peuple anglais le peuple hors de pair, et réservait ses sympathies aux hommes de Champaubert et de Montmirail. L’empereur sent cela, et tout à coup : « Belle nation ! s’écrie-t-il, noble, sensible, généreuse, toujours prête aux grandes entreprises ! Par exemple, quoi de plus beau que mon retour ? Eh bien ! je n’y ai d’autre mérite que d’avoir deviné ce peuple. » On se figure aisément combien de telles paroles éveillent la curiosité de l’historien. Ce sont presque des confidences, il ose les souhaiter plus complètes, il jette un mot, il interroge… « Oui, oui ! répond l’impétueux causeur, on a supposé des intrigues, une conspiration ! Bast ! pas un mot de vrai dans tout cela. Je n’étais pas homme à compromettre mon secret en le communiquant. J’avais vu que tout était prêt pour l’explosion… Les paysans accouraient, au-devant de moi ; ils me suivaient avec leurs femmes, leurs enfans, tous chantant des rimes improvisées pour la circonstance, dans lesquelles ils traitaient assez mal le sénat. À Digne, la municipalité, peu favorable, se conduisit bien. Du reste, je n’avais eu qu’à paraître ; maître absolu de la ville, j’y pouvais faire pendre cent personnes, si c’eût été mon bon plaisir. »

Tout en jetant ces paroles que Sismondi recueillait si avidement, l’empereur interrogeait à son tour. Il savait que l’ami de Benjamin Constant voyait à Paris beaucoup de personnages considérables et dans des camps très divers ; il appréciait en lui un observateur pénétrant, un témoin désintéressé. Ce ne fut pas, on peut le croire, une conversation banale que celle-là. Que de conquêtes morales il pouvait faire à l’aide d’une seule conquête ! Et que d’efforts, que de combats avec lui-même, pendant qu’il assiégeait cette âme si haute et si simple ! Les notes ingénues tracées par Sismondi nous permettent d’entrevoir toute la scène ; lorsque l’empereur, rentrant au palais, mit fin à l’entretien, d’un mouvement brusque il essuya son front couvert de sueur, comme dans le feu d’une bataille.

Voilà donc Sismondi devenu Français de cœur et d’âme sans cesser d’être fidèle à la république de ses pères, car ce qui l’attache à la France, on l’a vu, ce sont les dangers et les espérances de la civilisation. Il est de ceux qui, au-dessus de la patrie terrestre, en ont encore une autre, la région des principes, l’ordre divin de la liberté politique et de la justice sociale. Ainsi mêlé à nos épreuves, attaché à notre pays par le charme d’une société qui le fascine, et plus encore par les grands intérêts que nous représentons dans le monde, par ces intérêts que nous pouvons sauver ou perdre, selon que nous suivons nos inspirations généreuses ou que nous cédons à nos vices, on ne s’étonnera pas que Sismondi ait perpétuellement les yeux fixés sur nous, on ne sera pas surpris que notre littérature, notre philosophie, nos transformations morales, nos révolutions politiques, soient l’objet constant de ses méditations, et quelles méditations ? non pas celles du sage contemplant des choses lointaines et ne cherchant que les joies de la raison pure, mais celles de l’homme engagé dans la lutte et qui souffre parce qu’il aime.

Citons d’abord ses jugemens sur la littérature ; les lettres inédites du musée de Montpellier comme la correspondance publiée à Genève nous fournissent çà et là de curieuses révélations. Tantôt il s’agit de certains épisodes de l’histoire contemporaine, tantôt c’est la personne même de Sismondi qui est en jeu, et nous assistons au développement caché de sa vie morale ; Un des premiers événemens littéraires de la restauration, ce fut la publication d’Adolphe. On sait que Benjamin Constant, après les cent-jours, forcé de quitter la France pour éviter le sort de Ney et de Labédoyère (il était aussi coupable qu’eux, disaient les journaux royalistes dans leurs dénonciations furieuses), on sait, dis-je, que Benjamin Constant, réfugié à Londres, y employa ses loisirs à publier son roman d’Adolphe, commencé depuis plusieurs années. Si jamais étude de la vie intime a prêté aux commentaires des esprits curieux, c’est bien ce délicat et douloureux chef-d’œuvre. Que de questions à faire ! que de voiles à soulever ! Adolphe, nous le connaissons trop, c’est Benjamin ; mais qui est Ellénore ? Aujourd’hui même, après que les lettres de Benjamin Constant à Mme de Charrière ont été mises au jour par M. Gaullieur et commentées par M. Sainte-Beuve, les juges les plus fins n’osent répondre. Sismondi, en 1816, sous le coup de sa première impression, écrit sans hésiter le commentaire qu’on va lire. La lettre est datée de Pescia, 16 octobre 1816, et adressée à Mme d’Albany, qui lui avait fait passer le curieux volume à titre de nouveauté seulement, car elle l’estimait peu.


« J’ai gardé bien longtemps, madame, le petit roman que vous avez eu la bonté de me prêter. Quinze jours auraient pu suffire pour en lire quinze fois autant mais je savais que j’allais avoir une occasion sûre pour vous le renvoyer, celle des dames Allen qui vous le remettront, et que vous accueillîtes avec votre bonté ordinaire à leur premier passage à Florence, lorsqu’elles vous furent présentées par Mme de Staël. J’ai profité de ce retard pour lire deux fois Adolphe. Vous trouverez que c’est beaucoup pour un ouvrage dont vous faites assez peu de cas, et dans lequel, à la vérité, on ne prend d’intérêt bien vif à personne ; mais l’analyse de tous les sentimens du cœur humain est si admirable, il y a tant de vérité dans la faiblesse du héros, tant d’esprit dans les observations, de pureté et de vigueur dans le style, que le livre se fait lire avec un plaisir infini. Je crois bien que j’en ressens plus encore parce que je reconnais l’auteur à chaque page, et que jamais confession n’offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts, mais il ne les excuse, pas, et il ne semble point avoir la pensée de les faire aimer. Il est très possible qu’autrefois il ait été plus réellement amoureux qu’il ne se peint dans son livre ; mais quand je l’ai connu, il était tel qu’Adolphe et, avec tout aussi peu d’amour, non moins orageux, non moins amer, non moins occupé de flatter ensuite et de tromper de nouveau par un sentiment de bonté celle qu’il avait déchirée. Il a évidemment voulu éloigner le portrait d’Ellénore de toute ressemblance ; il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni les circonstances de la vie, ni celles de la personne n’ont aucune identité, Il en résulte qu’à quelques égards elle se montre dans le cours du roman tout autre qu’il ne l’a annoncée ; mais à l’impétuosité et à l’exigence dans les relations d’amour on ne peut la méconnaître. Cette apparente intimité, cette domination passionnée pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire à l’un et à l’autre. Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne pas rendre inutiles tous les autres déguisemens.

« L’auteur n’avait point les mêmes raisons pour dissimuler les personnages secondaires. Aussi peut-on leur mettre des noms en passant. Le père de Benjamin était exactement tel qu’il l’a dépeint. La femme âgée avec laquelle il a vécu dans sa jeunesse, qu’il a beaucoup aimée et qu’il a vue mourir, est une Mme de Charrière, auteur de quelques jolis romans[3]. L’amie officieuse qui, prétendant le réconcilier avec Ellénore, les brouille davantage, est Mme Récamier. Le comte de P… est de pure invention, et en effet, quoiqu’il semble d’abord un personnage important, l’auteur s’est dispensé de lui donner aucune physionomie et ne lui fait non plus jouer aucun rôle. »


Ainsi pour l’hôte de Coppet, pour le témoin qui a assisté malgré lui à tant d’explications douloureuses, et qui, malgré son respect pour Mme de Staël, lui reproche si souvent dans ses lettres des imprudences de conduite et de langage, l’incertitude n’est pas possible. Cette Ellénore, il la connaît bien ; que de fois il l’a vue s’agiter dans sa souffrance, que de fois il l’a entendue crier ! L’auteur a beau déguiser toutes les circonstances sociales ainsi que toutes les qualités de la personne, il laisse au modèle un trait principal, celui qu’il a voulu expressément mettre en lumière, celui sans lequel le roman n’existerait pas, l’impétuosité des sentimens, et ce seul trait suffit pour rétablir la ressemblance. Voilà bien la lutte de la passion elle-même avec le cœur devenu incapable d’aimer. Ce témoignage de Sismondi est grave ; n’oublions pas cependant que des juges placés à distance ont pu démêler plus finement les mille complications du récit. Même après la lettre qu’on vient de lire, les paroles de M. Sainte-Beuve restent vraies : « On peut dire de l’Ellénore de Benjamin Constant comme de cette Vénus de l’antiquité, qu’elle est encore moins un portrait particulier qu’un composé de bien des traits, un abrégé de bien des portraits dont chacun a contribué pour sa part. Mme de Charrière fut peut-être la première à lui faire entendre, même en l’étouffant, ce genre de reproche et de plainte, à lui faire comprendre cette souffrance qui tient à l’inégalité d’un nœud. »

Mais ce n’est pas sur ces questions de personnes que nous avons voulu arrêter l’esprit du lecteur ; un intérêt plus élevé nous appelle. En rapprochant de cette lettre sur Adolphe les paroles que Sismondi adressait vingt et un ans plus tard à Mlle de Sainte-Aulaire, on est frappé du changement de ton. Sismondi, en 1816, ne voyait qu’un reproche à faire à l’œuvre de Benjamin Constant, c’est qu’on ne pouvait s’intéresser bien vivement ni à l’un ni à l’autre des deux personnages ; en 1837, ayant relu Adolphe, ce sont des griefs tout différens qu’il exprime : « Il est singulier que nous nous soyons remis en même temps à relire Adolphe. J’en ai été fort mécontent. Quand je l’ai lu la première fois, les habitudes de l’esprit de Mme de Staël et de sa société avaient plus d’empire sur moi. J’avais une vraie amitié pour Benjamin Constant, je conserve beaucoup d’affection pour sa mémoire ; mais ce livre m’a en quelque sorte humilié en lui, comme vous dites. On dirait que l’auteur ignore le sentiment de la vertu et du devoir. Et ce n’est pas lui seul qui semble incapable de voir la lumière ; on dirait que toute sa génération, que le monde dans lequel il a vécu avait perdu avec lui le plus précieux des sens, le sens moral. »

Que s’est-il passé dans le cœur de Sismondi pendant ces vingt années ? On ne peut pas dire qu’un tel changement de langage tienne seulement à la disparition de cette société, à la mort de ces personnages prestigieux dont il a si longtemps subi le charme. Il n’était pas tellement ébloui qu’il ne sût distinguer le bien du mal. Déjà en 1809, admis depuis plus de sept années aux réunions intimes de Coppet, il écrivait dans son journal que, parfaitement d’accord avec Mme de Staël pour, les principes politiques, il ne pouvait partager de même les sentimens qui chez elle accompagnent ces principesj la trouvant « haineuse et méprisante » dans tous ses jugemens. « La puissance, ajoute-t-il, semble donner à tout le monde le même travers d’esprit. Celle de sa réputation, qui s’est toujours plus confirmée, lui a fait contracter plusieurs des défauts de Bonaparte. Elle est, comme lui, intolérante de toute opposition, insultante dans la dispute, et très disposée à dire aux gens des choses piquantes, sans colère et seulement pour jouir de sa supériorité. » 11 ajoutait trois ans plus tard : « Genève est devenue chaque année plus triste et plus déserte pour Mme de Staël ; elle en a de l’humeur, elle juge avec une extrême sévérité, et elle ne met presque rien de son cru pour réparer tout cela ; il m’arrive très souvent de m’ennuyer chez elle… La vanité, qui la blessait, me blesse aussi ; elle répète avec complaisance les mots flatteurs qu’on a dits sur elle* comme si elle ne devait pas être blasée là-dessus, et lorsque l’on parle de la réputation d’un autre, elle a toujours soin de ramener la sienne avec un empressement tout à fait maladroit. J’ai infiniment plus de jouissances de société parmi les Genevois… » Enfin, cette même année 1812, bien avant que la lecture d’Adolphe lui eût rappelé ses souvenirs de Coppet, il écrivait à Mme d’Albany à propos des lettres de Mlle de Lespinasse :


« C’est une lecture singulière ; quelquefois je me sens rebuté par la monotonie de la passion, souvent je suis blessé du manque de délicatesse d’une femme qui, au moment où M. de Mora meurt pour elle, partage son cœur entre lui et M. de Guibert, et qui fait ensuite toutes les avances à un homme qui ne l’aime pas. Souvent ce reproche d’indélicatesse s’étend sur toute la société, et M. de Guibert, qui garde copie de lettres qu’on lui redemande et qu’il vend, et sa veuve, qui publie ensuite ces copies… Mais malgré mille défauts c’est une lecture attachante et une singulière étude du cœur humain. J’ai vu de près, j’ai suivi dans toutes ses crises une passion presque semblable, non moins emportée, non moins malheureuse ; l’amante, de la même manière, s’obstinait à se tromper après avoir été mille fois détrompée : elle parlait sans cesse de mourir et ne mourait point, elle menaçait chaque jour de se tuer, et elle vit encore. Un rapprochement que je faisais à chaque page augmentait pour moi l’intérêt de cette correspondance, mais c’est en m’inspirant une grande aversion pour les passions lorsqu’elles arrivent à un certain degré d’impétuosité, et une grande pitié pour ceux qui se croient des héros d’amour parce qu’ils exaltent sans cesse leurs sentimens, au lieu de chercher à les dominer. »


Certes, en s’exprimant de la sorte, Sismondi montre assez qu’il ne s’aveugle pas sur le compte de ses brillans amis ; il est loin cependant de parler en 1812 comme il le fera vingt ans plus tard, et l’on voit que les habitudes de l’esprit de Mme de Staël et de sa société, — je répète ses paroles, — exerçaient alors sur lui un bien autre empire. Que s’est-il donc passé dans cette période ? Une transformation religieuse s’est accomplie insensiblement chez ce noble esprit. Son stoïcisme moral et ses études si profondément humaines le préparaient dès longtemps à des méditations plus hautes. Est-il possible de travailler sérieusement à l’œuvre du progrès sans être bientôt saisi de ces problèmes qui sont l’âme de toute religion ? Il aurait la vue bien courte, celui qui aimerait l’humanité sans se préoccuper de la destinée de l’homme, et qui, songeant au lendemain d’ici-bas, oublierait de penser à l’immortel avenir. C’est ainsi que Sismondi avait été ramené au sentiment le plus vif des choses religieuses par ses études d’histoire et de philosophie sociale. Protestant philosophe, il ne se piquait pas d’orthodoxie ; je crois pourtant que sa religion, au milieu même des révoltes de son esprit, était tout autrement vivante que celle de Mme de Staël et de Benjamin Constant[4]. Ce n’étaient pas seulement les aspirations d’une belle intelligence ; le cœur, sans lequel il n’est point de vie chrétienne, y avait sa large part et le disposait à comprendre peu à peu bien des choses que repoussait d’abord le premier mouvement de sa pensée. Marié en 1819 à la belle-sœur du célèbre légiste et orateur sir James Mackintosh, il avait trouvé dans sa compagne l’âme la plus tendre et la plus pieuse. Un rayon de cette bonté, une flamme de ce mysticisme naturel qui féconde en nous le sentiment du divin finit par pénétrer, sous cette douce influence, dans le sévère esprit du penseur. Miss Jessie Allen, sans nulle prétention, à son insu peut-être, avait conduit le philosophe en des chemins enchantés qu’il ne soupçonnait pas ; rien de plus curieux à suivre que les émotions diverses de ce rare esprit, son étonnement d’abord, ses résistances secrètes, ses éclairs de joie par momens, enfin tout un travail intérieur qui, en ouvrant le cœur à l’amour, laisse subsister intacts les devoirs et les droits de la raison.


« Nous avons parlé ce soir de l’efficacité de la prière : ma femme Jessie est persuadée qu’on ne peut prendre l’habitude de prier tous les jours sans devenir meilleur. Je lui opposais des faits et la dureté de cœur des dévots dans les religions autres que la sienne ; mais Jessie fait ce que font toutes les femmes et bien des hommes aussi : elle commence par mettre dans sa religion tout ce qu’il y a de mieux dans une belle âme comme la sienne ; puis elle croit que c’est le caractère de la religion en général, et que toutes les religions y participent. Elle oublie qu’en prenant le genre humain entier, ceux qui font entrer des vérités bienfaisantes dans leur religion ne sont pas un contre cent, tandis que les quatre-vingt-dix-neuf autres ont sanctifié par leur religion des doctrines exécrables, qu’ils n’auraient jamais pu admettre, s’ils n’avaient pas soumis leur raison à la raison, ou plutôt à la folie d’autres hommes. »

Ainsi commence une des pages de ce journal ; la même pensée s’y reproduira plus d’une fois, l’horreur du fanatisme, le mépris de l’hypocrisie ne s’effaceront jamais dans cette âme éprise du vrai et du juste, et cependant à travers ces saintes colères, à travers ces mouvemens de généreuse révolte qui l’éloignent des cultes établis, on sent naître et grandir une inspiration véritablement religieuse. Il a beau dire en maintes rencontres qu’il lui est impossible d’admettre l’idée de la Providence telle que les chrétiens l’entendent, que sa raison se refuse à concevoir un Dieu attentif aux prières des hommes, attentif du moins à leurs formules de foi plutôt qu’à leur conduite ; il a beau dire que la sainteté « n’est qu’un égoïsme exalté par la considération du moi éternel de préférence au moi mortel : » il éprouvera bientôt, lui aussi, le besoin de vivre de la vie de l’âme, et d’entrer en communication avec celui que les plus grands esprits comme les plus humbles ont appelé notre père.

C’est d’abord un sentiment de piété filiale qui éveille en lui ces nouveaux désirs. Le 20 juin 1824, il écrivit ces mots dans son journal : «… Je lis avec ma femme d’anciennes lettres de ma mère de 1806. Elles ont pour moi un intérêt prodigieux et qui n’est presque pas triste : faire ainsi revivre ma mère, entendre encore une fois sa voix et ses conseils ;… mais, bon Dieu, que reste-t-il de tant d’amour ? Serait-il possible qu’elle fût encore quelque part, songeant à moi, veillant sur moi, mettant, comme elle faisait alors, tout son bonheur dans le mien, et jouissant de l’amour que je lui garde ?… Que je voudrais le croire, c’est-à-dire le comprendre ! » Vouloir comprendre une chose, c’est déjà la posséder à demi, car d’où viendrait ce désir, s’il n’y avait en nous la substance d’une vérité, confuse encore, que l’esprit est impatient d’apercevoir sans voile et sans ombre ? Cette foi à une providence paternelle, cette croyance à un ordre supérieur qui réserve à l’âme des destinées agrandies, on la voit se dégager peu à peu des doutes qui l’obscurcissaient dans l’intelligence du loyal penseur. L’immortalité est incompréhensible, dira quelque physiologiste, adorateur fanatique de son scalpel ; la mort est bien plus incompréhensible encore, répond Sismondi, et il écrit cette note : « Comment la mort est-elle possible ? Elle est aussi surprenante, aussi inconcevable que l’immortalité ! Tous ces sentimens, toute cette vie ne peuvent pas avoir été destinés à l’anéantissement. » Excellentes paroles, mais ce n’est rien encore ; celui qui, n’admettant que des lois éternelles, repoussait l’idée de la Providence libre ouvre enfin les yeux à une vérité plus haute, et, tourmenté du désir de vaincre les difficultés philosophiques de la question, il écrit cette curieuse page : « Il m’est venu aujourd’hui comme un trait de lumière. Je reconnais jusqu’à présent que les événemens terrestres étaient guidés par deux lois, celle de la matière, loi de nécessité, et celle des intelligences, loi de liberté. Or tout être animé, même l’insecte le plus insignifiant, peut, par un acte de sa volonté, interrompre la loi de nécessité qui régit la matière, et il agit à son tour sur les intelligences, sans gêner pour cela leur liberté ; qu’est-ce qui empêche donc les intelligences ou l’intelligence supérieure à l’homme d’agir au milieu de la nature, d’exercer à son tour sur l’homme une action matérielle, comme peut le faire l’intelligence inférieure à l’homme, sans pour cela troubler la liberté ? Ce troisième système d’action, auquel le monde serait soumis, expliquerait non-seulement les miracles, mais la Providence et les prières ; elle réconcilierait ce qui m’avait toujours paru une contradiction, l’action de la Divinité et la liberté de l’homme. » C’est à propos d’une de ces pensées spiritualistes, mystiques même, apparues tout à coup comme un éclair, que Diderot écrivait à son ami : « Gardez-moi le secret, on me croirait fou. » Sismondi ajoute simplement : « Il reste bien du louche dans cette idée, mais il vaut la peine de l’approfondir. »

Certes l’homme qui exprimait son amour de la vérité religieuse avec une ingénuité si touchante, l’homme qui se préoccupait si naïvement des moyens de la découvrir et d’en donner la preuve, avait rompu depuis longtemps avec la routine voltairienne. Ses amis cependant n’avaient pas le secret de ses pensées, et ce travail intérieur s’accomplissait silencieusement. Aussi, chaque fois qu’une occasion publique en laissait voir quelque chose au dehors, la surprise était grande. Sismondi en 1826 publie à Paris, dans la Revue Encyclopédique, trois articles importans sur les progrès religieux du XIXe siècle ; aussitôt le vieux Bonstetten, l’aimable, le frivole, l’incorrigible Bonstetten, est persuadé que Sismondi a renié ses croyances libérales, et comme cette conversion attristerait sa vieillesse toujours plus jeune et plus moqueuse, il s’abstient de lire jusqu’au bout l’ouvrage de son ami. « M. de Bonstetten, écrit Sismondi, s’est arrêté dans la lecture de mes Progrès religieux, parce qu’il a cru voir que je tournais au méthodisme. Il est curieux de constater à quel point tous ces débris de la secte de Voltaire ont horreur du seul nom de religion. » Ainsi, parce qu’il développait dans tous les sens son libéralisme fécond, parce que la libre méditation des choses humaines le ramenait à ces croyances dont l’avait éloigné un dogmatisme hautain, parce qu’il soupçonnait d’instinct quelques-unes des vérités si nettement établies plus tard sur l’alliance nécessaire de la religion et de la liberté, on le croyait infidèle à ses principes. C’était le moment au contraire où il les appliquait avec le plus de vigueur. Nous savons aujourd’hui, surtout par l’enseignement de M. de Tocqueville, que ce n’est point le despotisme, mais la liberté, qui a besoin de religion ; avant que ce noble écrivain nous eût donné son tableau de la démocratie en Amérique, bien des idées libérales étaient lettre close pour les esprits les plus libéraux. Sismondi fut un des premiers à concevoir ces nouveaux principes bien vaguement encore, bien imparfaitement ; cela seul a suffi pour dérouter ses amis et le faire accuser de méthodisme.

Étrange méthodiste qui n’a qu’une haine dans le cœur, la haine de l’intolérance ! On lit dans son journal ces graves paroles, datées de 1835 : « Je sens désormais les traces profondes de l’âge, je sais que je suis un vieillard, je sais que je n’ai plus longtemps à vivre, et cette idée ne me trouble point. Ma confiance dans la parfaite bonté de Dieu comme en sa justice s’affermit tous les jours. Je deviens plus religieux, mais c’est d’une religion toute à moi, c’est d’une religion qui prend le christianisme tel que les hommes l’ont perfectionné et le perfectionnent encore, non tel que l’esprit sacerdotal l’a transmis. Son autorité est dans la raison et l’amour. Plus j’avance et plus je sens de répugnance pour l’esprit sacerdotal… Cette année de ma vie me l’a montré hostile à la raison et à la charité chez les méthodistes, chez les calvinistes, chez les anglicans. Nous avons été nourris de haines religieuses. N’est-ce pas une honte qu’il faille mettre ces deux mots ensemble ? » Voilà le christianisme de Sismondi, christianisme assez semblable à celui de Channing, de Théodore Parker, de tous ces vaillans apôtres qui se sont donné la mission d’associer la morale évangélique avec les généreux principes de la société, moderne, ces principes n’étant qu’un produit de la semence divine contenue dans l’Évangile. Que ce christianisme soit jugé imparfait, insuffisant, c’est le droit de la controverse, et je ne cacherai pas que tel est mon avis ; il est manifeste cependant qu’il y a là un immense progrès moral chez un homme issu de l’esprit du XVIIIe siècle, et que ce progrès eût été plus décisif encore, si les défenseurs ou les représentais de la religion n’avaient pas offusqué maintes fois la pure lumière à laquelle aspirait cette belle âme.

Quand il rencontre des natures aimantes, dans quelque communion que ce soit, il est heureux de les pouvoir aimer. Qu’importe la différence des dogmes ? il est de la religion du dévouement et du cœur. La sainteté, dont il a mal parlé naguère, lui apparaîtra toute rayonnante chez certains catholiques italiens, martyrs de la foi politique consolés par la foi religieuse. Il comprendra la beauté d’une église qui produit des vertus si fortes et si douces, il portera envie à ceux qui peuvent y soumettre leur raison, comme on porte envie à l’imagination du poète, à l’enthousiasme du héros. Envier les choses sublimes, n’est-ce pas les égaler ? Sismondi, le grave, l’austère Sismondi, est comme un frère de Silvio Pellico, de Maroncelli, d’Oroboni, de Gonfalonieri, de l’abbé Louis de Brème, de toutes ces pieuses victimes, de tous ces héros admirables dont le catholicisme italien a fait don à la cause de l’indépendance italienne. Il y a une lettre de lui où son émotion éclate avec une singulière vigueur. Admiration, respect, amour, en même temps regret de ne pouvoir se réunir par la foi aux hommes dont la foi le ravit, voilà les sentimens qui remplissent son cœur et y renouvellent l’exécration de la tyrannie. Citons cette lettre tout entière ; elle est datée du village de Chêne, 20 février 1833.


« Je ne voulais pas vous répondre, ma chère Eulalie, avant d’avoir réussi à me procurer ce mémoire de Silvio Pellico dont Mme de Broglie d’abord, et ensuite vous, m’aviez parlé avec tant d’admiration et d’attendrissement. Je l’ai enfin reçu il y a deux jours, je l’ai achevé ce matin, et j’en suis encore si ébranlé que ma pensée ne peut pas s’attacher à autre chose, que tout travail m’est impossible, que dans la nuit je me réveillais sans cesse avec son nom sur mes lèvres, et je repassais avec horreur comme avec enthousiasme ces dix années de triomphe d’une belle âme sur la perversité humaine. Je vous ai souvent parlé de la beauté du vrai caractère italien, de l’amour qu’il était fait pour exciter ; je suis bien aise que celui de Pellico se soit ainsi révélé tout entier à vous avec cette tendresse qui se reflète sur tous les objets, cette simplicité, cette naïveté qu’on ne trouve qu’en Italie. Je suis bien aise que vous ayez vu, non pas un mais plusieurs de ces caractères angéliques, qu’on doit aimer avec passion quand on les connaît, car Oroboni et Maroncelli ont des âmes comme celle de Pellico, et Maroncelli est à Paris, se traînant sur des béquilles avec une santé ruinée, pauvre et obligé de travailler pour vivre. Je l’y ai vu il y a onze mois, et je sens un profond remords de ne l’avoir pas mieux vu, de ne l’avoir pas écouté, consolé, aimé ; il me semble que j’ai été auprès d’un saint qui rayonnait la bonté et le pardon des offenses sur moi, et que je n’en ai pas profité, que j’ai fermé mon âme à cette douce communication. Nous ne sommes pas de même religion, eux et moi ; je ne veux pas dire seulement qu’ils sont catholiques et moi protestant, je veux dire qu’ils sont de la religion des poètes, des cœurs brûlant d’amour et d’enthousiasme, des imaginations puissantes, qui, se créant un Dieu à leur image, le rapprochent d’eux et en font leur ami et leur consolateur habituel : je suis de la religion des logiciens, plus froids, plus raisonneurs ; je m’élève à Dieu par cet univers qu’il a créé, par les lois générales qui le régissent. La sagesse et la bonté sont ceux de ses attributs qui me frappent le plus, mais, sans anthropomorphisme, sans faire son intelligence plus que son corps à l’image de l’homme, sans lui attribuer par conséquent de la tendresse à mon égard, au lieu de la bienfaisance universelle. Ces deux religions ne peuvent pas controverser l’une avec l’autre, elles tiennent à deux organisations différentes. Je ne puis pas plus croire et aimer à la manière de Pellico que je ne puis être poète comme lui ; mais en pensant aux souffrances qu’il a éprouvées, je sens du soulagement à réfléchir qu’il avait une âme ainsi constituée, qu’il y trouvait une consolation dont j’aurais été privé. Mais vous, chère Eulalie, comment pouvez-vous conclure de ce livre qu’il ne faut pas de révolution en Autriche ? Ah ! c’est là que je l’appelle de tous mes vœux, non pas seulement pour faire faire amende honorable à genoux, aux yeux de l’Europe, à cette âme de boue sèche de l’empereur, qui, sans passions, sans colère, s’acharne à maintenir les minutieuses oppressions de détail des condamnés, comme il compte les boutons des uniformes de ses soldats, — mais aussi et surtout pour la dégradation profonde de l’humanité, lorsque des hommes bons et honnêtes, comme Pellico en a trouvé un grand nombre, se font un devoir d’exécuter des ordres atroces. Cette perversion de l’entendement et du cœur ne disparaîtra jamais devant les réformes, c’est une révolution qu’il faut à l’Autriche pour y opérer une cure radicale ; c’est une révolution, justement parce que le peuple est bon et moral et s’arrêtera devant les excès, tandis que l’esprit faux et étroit de l’empereur, qui n’a point de cœur, et l’esprit machiavélique de Metternich, qui a un cœur mauvais, emploient constamment toutes les forces de l’Autriche au service du principe du mal. Quoique j’aime les Allemands, je regrette de vous voir au milieu d’eux… Je m’afflige de l’impression que vous recevez de cette bonhomie presque universelle de Vienne, de cette gaieté de la société, de cette manière dont la vie s’y dissipe doucement. On s’y réconcilie, sans s’en rendre compte, avec un ordre mauvais en soi, foncièrement mauvais, et qui doit crouler. »


À qui donc Sismondi adresse-t-il ces véhémentes paroles contre l’Autriche ? A la fille de l’ambassadeur de France en Autriche. Il avait connu chez M. le duc de Broglie la famille de M. le marquis de Sainte-Aulaire, l’éminent diplomate, le spirituel historien de la fronde, et, âgé déjà de cinquante ans et plus, il s’était pris d’une affection toute paternelle pour l’une de ses filles. Mlle Eulalie de Sainte-Aulaire, à en juger par les lettres de Sismondi, était, dès l’âge de seize ou dix-sept ans, un esprit singulièrement sérieux, avec tout le charme et toute la vivacité de la jeunesse. Ame inspirée, enthousiaste du bien et du vrai, les plus difficiles études ne l’effrayaient pas. Or l’ardent penseur libéral était devenu en quelque sorte son directeur intellectuel. On voit par cette correspondance qu’aucune des grandes questions sociales, aucun des grands intérêts du genre humain n’échappent à la curiosité de cette généreuse enfant ; philosophie, religion, économie politique, droits des nations opprimées, moyens de répandre les lumières, d’accroître le bien-être et la moralité du peuple, elle s’intéresse à tout, elle veut tout connaître et tout approfondir. Sismondi la dirige, l’encourage, rectifie ses erreurs, et, pour la mettre en garde contre les vaines théories, l’accoutume aux études précises, aux observations pratiques. Un jour, pendant qu’elle habite Vienne avec son père, Sismondi lui demande quelques renseignemens sur la condition des paysans en Autriche ; la consultation ne se fait pas attendre, et ce n’était pas sans doute une œuvre banale, puisque le rigide maître s’écrie avec effusion : « Vous avez répondu parfaitement à ma demande ; vous avez confirmé ce que je savais, mais vous y avez ajouté des faits nouveaux, des faits bien choisis. J’appelle votre esprit si juste à plus de recherches encore, à plus de méditations sur l’économie politique. C’est une belle science, et une science qui sied aux femmes, car c’est la théorie de la bienfaisance universelle… » Puis, après avoir conseillé à son élève de ne pas chercher cette science dans les livres, de se défier des principes établis prématurément, et que l’expérience vient démentir chaque jour ; après lui avoir parlé de certaines institutions, de certaines coutumes condamnées à tort par le dernier demi-siècle, et dont on peut voir les heureux effets dans les pays qui les ont conservées, il ajoute gaiement : « Si je disais cela aux Français, ils croiraient que j’abandonne les opinions auxquelles ma vie a été consacrée ; si je le disais aux Autrichiens, ils croiraient que j’adopte leur système… Ils se tromperaient fort tous les deux. Et s’ils savaient que j’adresse ces réflexions à une jeune et jolie demoiselle, ils croiraient plus sûrement encore que je radote ; mais cette jolie personne a une tête faite pour les fortes réflexions. D’ailleurs je commence à croire que les femmes seules sont capables d’étudier aujourd’hui ; les hommes qui ont du talent, et surtout du style, sont si pressés d’enseigner, qu’ils n’ont plus le temps d’apprendre. Ils ont lu aujourd’hui, ils écrivent demain un article de journal : c’est le plus long crédit qu’ils veuillent accorder à la renommée. »

Rien de plus intéressant pour l’étude des pensées intimes de Sismondi que cette correspondance avec celle qu’il appelle sans cesse sa gentille amie, sa gentille correspondante, son enfant, son compagnon d’étude, le philosophe Eulalie, « Ma chère Eulalie, lui dit-il un jour, vous voyez que je m’affermis dans l’habitude de vous écrire comme à un vieux philosophe ; mais cela ne m’empêche pas de vous aimer comme une jeune fille, et comme la fille de mon amie la plus chère. » Heureux d’avoir une telle confidente, il s’abandonne sans scrupule à tous les épanchemens de son esprit. Plus de raideur, plus de formalisme ; on assiste à ses émotions les plus secrètes. Cette fois ce sont surtout des émotions politiques, et comment en serait-il autrement ? La correspondance du maître et de la gracieuse élève s’ouvre en 1830, au moment du procès des ministres, et va se continuer à travers les rudes assauts que subit la monarchie de juillet. Sismondi, le vieux libéral, est Français du fond du cœur. Représentez-vous ses angoisses, lorsque, de sa solitude de Chêne ou de Pescia, il apprend les nouvelles de Paris par les voix tumultueuses de la presse. S’il était au milieu de la bataille, bien des choses lui seraient expliquées, et peut-être jugerait-il les hommes avec une sévérité moins âpre. Dans sa retraite silencieuse, il s’est formé du gouvernement de 1830 un idéal politique sans tache ; malheur à ses amis de la veille le jour où la réalité ne répondra pas à ses rêves ! il les dénoncera comme les représentans infidèles de la plus noble des causes, il les interpellera comme un tribun de la gauche, comme un soldat de la presse irritée. Et à qui enverra-t-il ces véhémentes paroles ? A une jeune fille qui vit au milieu même des chefs de la résistance. Il espère, on le dirait du moins, que sa voix, sans bruit et sans scandale, arrivera ainsi plus sûrement jusqu’à ceux qu’il veut toucher ; mais surtout si des insurrections terribles ont provoqué une répression sans pitié, si dans l’ivresse de la lutte on a fait trop bon marché de la vie humaine, Sismondi, atteint ici dans sa foi, dans sa religion de l’humanité, supplie la « gentille correspondante » de parler et d’agir avec lui, de faire agir sa mère, de rappeler la charité aux vainqueurs.


« Oh ! mon Eulalie, que de sang ! que de morts ! quelle tache pour la France, pour notre siècle, pour la liberté, pour ceux qui se disent les honnêtes gens !… Réunissons-nous tous, mon amie, pour rappeler, pour rendre plus sacré le respect que l’homme doit à la vie de l’homme. Agissons de toutes nos forces, de toute notre conscience, pour bien faire sentir l’amplitude de ce commandement : « Tu ne tueras point. » Que votre mère exerce sa douce et persuasive influence religieuse… Que tout ce qui écrit, que tout ce qui parle s’attache à prêcher la bienveillance, la charité, car jamais dans aucun temps la vie de l’homme n’a été jouée avec plus de légèreté. Une réaction des deux philosophies qui se disputent les écoles, la matérialiste et la panthéiste, se fait sentir dans la politique. L’une et l’autre ôtent également à l’individu son importance en lui ôtant son avenir. À qui ne songe point à l’âme, la mort n’est qu’un accident d’un instant. L’homme n’est plus pour l’homme qu’un obstacle dont il se débarrasse sans un moment de remords. Et nous avons tout récemment fait de belles phrases sur l’abolition de la peine de mort ! »


Malgré l’exagération de ces paroles, comment ne point admirer cette chaleur d’âme, ce libéralisme cordial et tout nourri de charité ? Le libéralisme, non pas celui des lèvres, mais celui du cœur, le libéralisme en vue du perfectionnement individuel et du progrès moral des sociétés, en un mot le libéralisme devenu une foi religieuse, voilà le secret des émotions, des incertitudes, des contradictions mêmes de Sismondi. Partout où la liberté est en péril, il le sent aussitôt, et, blessé dans sa foi, il éclate en protestations véhémentes. Que l’église catholique ou le clergé protestant se montre sur tel ou tel point hostile à cette grande cause, on verra éclater sa colère. Il a béni le catholicisme, quand il l’a vu produire des Silvio Pellico et des Maroncelli ; s’il voit reparaître chez ses docteurs la haine de la liberté, il lancera non-seulement contre eux, mais contre l’église tout entière, des imprécations terribles. Il ne ménage pas plus ses coreligionnaires. « Je suis toujours frappé, dit-il, de voir combien tout ce culte anglais est peu spontané, comme il s’attache aux paroles d’autrui, aux formes, et se détache de la vie morale. » Et ailleurs : « Je suis sorti précipitamment de l’église pour n’avoir à parler avec personne de l’indignation que le pasteur avait excitée en moi en prêchant sur les peines éternelles. Je suis déterminé à ne plus entrer dans une église anglaise, pour ne pas m’exposer à entendre de pareils blasphèmes, à ne jamais contribuer à répandre ce que les Anglais appellent leur réforme, car à côté d’elle le papisme est une religion de miséricorde et de grâce… » Philosophe chrétien et exigeant beaucoup des hommes qui prétendent représenter le christianisme, Sismondi, dans l’explosion de ses colères, semble renier parfois la religion qui l’inspire. Un jour, la gentille correspondante le croit décidément séparé de la religion du Christ, et comme elle connaît bien la beauté de son âme, comme elle est heureuse d’avoir un tel maître, un maître si bon, si charitable, si prompt à souffrir de toutes les souffrances de l’humanité, elle voudrait le ramener au christianisme ; elle le prêche indirectement, elle lui parle d’une âme qu’elle vénère, d’une âme remplie des vertus les plus hautes et à laquelle il manque seulement d’être chrétienne, ou plutôt qui est chrétienne sans le savoir, sans le vouloir. Sismondi a compris, et il répond sang hésiter :


« Je ne puis pas, mon amie, laisser passer sans la relever une citation de votre dernière lettre :

Elle a trop de vertu pour n’être pas chrétienne.


L’âme dont vous dites cela n’accepte ni l’éloge ni le reproche. J’aime à croire que le vers de Voltaire vous a entraînée, et que dans l’habitude de votre pensée vous ne refusez le nom de chrétien à aucun de ceux qui se le donnent à eux-mêmes, combien qu’ils diffèrent de vous. C’est une des conséquences de la variété infinie des formes de l’esprit humain que l’interprétation du même livre ou du même symbole réveille dans des individus divers des idées absolument différentes. Dans votre église, vous avez voulu les ramener toutes à l’unité par la soumission à une autorité vivante et toujours vigilante, et vous n’y avez pas réussi. Je connais assez de catholiques profondément religieux pour savoir que, malgré leur ferme volonté d’être unis, ils diffèrent encore dans leur foi. Je n’aurais pas besoin de sortir de chez vous pour en trouver des exemples. Dans notre église, nous avons renoncé à l’unité. Admettant le libre examen, nous savons que la foi différera autant que les intelligences. Nous admettons que la réunion dans un même culte suffit pour établir que ces âmes si diverses sont rappelées par les mêmes besoins vers les mêmes espérances. Nous retrouvant dans la même église, nous étant joints à la même prière, nous nous reconnaissons comme frères et comme chrétiens, quoiqu’il y ait peut-être une différence infinie entre nos croyances. Peut-être à l’assemblée où j’étais ce matin y avait-il quelque orthodoxe calviniste aussi affermi que Mme de B… dans la doctrine de la prédestination, de la rédemption, par le seul sacrifice de Jésus-Christ, peut-être quelque rationaliste qui n’admet ni l’inspiration des saintes Écritures, ni leur authenticité, et qui ne voit dans le christianisme que le travail successif des hommes les plus vertueux et les plus éclairés de tous les âges, pour formuler tout ce que la race humaine a pu apprendre de ses rapports avec le Dieu qui l’a créée et de ses devoirs envers elle-même. Qu’importe ? Tous deux se disent chrétiens, et je le crois, je les reçois comme frères, et j’ai du plaisir à m’associer à eux dans un hommage public de reconnaissance et d’amour à l’être qui nous a donné l’existence et qui l’a douée de tant de biens… »


Il est permis de croire que cette réponse n’aura pas satisfait complètement les religieux désirs de Mlle de Sainte-Aulaire ; ce qui est certain toutefois, c’est que ce dissentiment sur des matières si graves n’a gêné en rien la correspondance du vieux maître et de sa gentille élève. Sismondi est toujours aussi empressé d’écrire à sa confidente, toujours aussi heureux des lettres qu’il reçoit de sa main ; il continue à s’entretenir avec elle des pensées les plus hautes, et de 1830 à 1842, c’est-à-dire jusqu’à la veille de sa mort, une de ses joies les mieux senties, on peut le dire, a été d’enseigner à ce noble esprit son libéralisme idéal.

Voyez ici un épisode qui montre bien la sève puissante de l’historien libéral et l’influence multiple de sa vie. Au moment où Mlle de Sainte-Aulaire croyait nécessaire de ramener Sismondi au christianisme, Sismondi ramenait lui-même aux sentimens chrétiens une jeune femme, une jeune Italienne que l’église de son temps et les malheurs de son pays avaient jetée dans le désespoir. Nous, n’avons aucun renseignement particulier sur Mlle Bianca Milesi, devenue plus tard Mme Mojon ; mais les lettres de Sismondi nous suffisent pour recomposer cette vive physionomie. C’était, on le devine aisément, une âme ardente, amoureuse de la justice, passionnée pour l’indépendance italienne, et qui, voyant les plus nobles de ses frères punis comme des criminels pour leur vertu patriotique, voyant l’église faire cause commune avec les tyrans et les bourreaux de l’Italie, avait fini par nier la Providence. Ce fut Sismondi qui lui rendit la foi. Sans éteindre chez elle le foyer des désirs enthousiastes, il sut l’accoutumer à la résignation, il lui fit comprendre que les progrès des choses humaines ne se mesurent pas au battement de nos cœurs, que ce monde est un monde d’épreuves, que la justice marche à pas lents, mais que son heure vient toujours ; il lui montra enfin, au milieu même de ces désordres qui tiennent à notre liberté mal conduite, l’action perpétuellement présente d’un Dieu juste et bon,… absolvitque Deum. Une telle prédication est digne de remarque chez un homme qui, pendant bien des années, avait refusé d’admettre cette forme de la vie divine, et qui, en 1826, à la suite d’une conversation avec une Anglaise, écrivait dans son journal : « Les idées religieuses de cette dame, se rapportant à une intervention continuelle de la Providence et à l’étude de la foi plutôt que de la conduite, sont de la nature qui s’accorde le moins avec les miennes. » Le stoïcien, depuis cette époque, avait trouvé dans le christianisme une foi plus consolante, et c’est ce christianisme qu’il prêchait avec ferveur aux âmes désespérées. « Autrefois, — lui écrit Mme Bianca Mojon (août 1834), — lorsque je vivais dans l’ordre d’idées dont je suis sortie grâce à vous, le désespoir m’était permis ; mais à présent que je reconnais une Providence, ce désespoir serait illogique et indigne du philosophe chrétien votre élève. Que de veilles, que d’amères et vaines angoisses m’ont coûtées les misères du genre humain ! Je ne puis me rappeler sans frémir les conclusions irréligieuses que j’en tirais alors ; maintenant je suis rassurée… » Sismondi était donc un maître qui formait des philosophes chrétiens, ramenant à Dieu et au fils de Dieu les âmes qu’éloignait le fanatisme.

Ce grave et doux maître était consulté souvent sur les choses les plus intimes de l’âme. À lire ses écrits, si moraux sans doute, mais si rigides et quelquefois si raides, on ne se douterait pas que c’était une conscience pleine de délicatesses et de scrupules ; il était cependant attentif aux moindres nuances, jusqu’à goûter les laborieuses subtilités des casuistes. N’est-ce pas lui qui écrivait un jour : « Ceux qui croient que la moralité ne consiste qu’en quelques préceptes vite épuisés me semblent des observateurs bien superficiels. Plus au contraire on l’étudie, plus on voit le champ s’élargir. On peut s’en convaincre en lisant les milliers de livres écrits sur des cas de conscience dans l’église catholique. Le secret du confessionnal, la nécessité d’accorder enfin l’absolution et de maintenir le pouvoir sacerdotal, ont certainement fait dévier les casuistes et créer avec leur aide ce qu’on a appelé la morale jésuitique ; toutefois de grands progrès ont été faits par eux dans cette noble science, et nous leur devons peut-être plus qu’à la Bible elle-même l’établissement du système de moralité chrétienne. » Il fallait que Sismondi fût bien attaché à cette religieuse étude des cas de conscience pour adresser de telles paroles, — à qui ? personne ne le devinerait sans doute, — à l’ardent pasteur américain, à l’esprit le plus ferme, mais le plus simple, le plus large, le plus étranger aux finesses de l’analyse, l’illustre Channing. C’était donc, je le répète, un directeur de conscience, et rien de plus touchant que ses consultations sur l’exercice de la charité. Mme Bianca Mojon, son amie, éprouve certains scrupules en faisant l’aumône, car elle a porté dans son christianisme philosophique les habitudes d’esprit qu’elle tient de son éducation italienne. Donne-t-elle assez ? quelle est la vraie mesure ? quel est le point juste où se concilient la science et la charité, la raison et l’amour ? Voilà les questions que l’âme en peine adresse à Sismondi.

Dures questions ! répond le bienfaisant casuiste ; elles me déchirent le cœur. En face de cette misère des pauvres qui nous poursuit comme un remords, nous sentons notre impuissance à y porter remède. Donnât-on tout ce qu’on possède, on ne ferait que déplacer le problème, et en obéissant à l’aveugle au devoir impérieux de l’aumône, on s’expose à violer des devoirs plus impérieux encore envers sa propre famille. « Il y aurait donc une limite à tracer entre ce qu’on doit à autrui, ce qu’on doit à soi-même et aux siens ; mais qui a le droit de dire : Cette limite est là ? et quelle autorité humaine pourrait satisfaire la conscience ? Ce qui me reste de plus positif de mes réflexions souvent douloureuses sur ce sujet, c’est une grande défiance des théories, un grand repoussement pour tous les principes absolus, une grande crainte que la science, prise pour règle de la charité, ne dessèche le cœur. Que de fois n’avons-nous pas entendu dire que l’aumône donnée individuellement est jetée au hasard, qu’elle tombe sur des indignes, qu’elle encourage la fainéantise ! Et tout cela est vrai. Et pourtant combien n’a pas de prix ce double mouvement du cœur de celui qui donne et de celui qui reçoit ! Si nous chargions les hôpitaux, les bureaux de bienfaisance, de distribuer toutes ces aumônes, nous nous priverions de la joie du bienfait et de la reconnaissance, de ce contentement des bonnes actions qu’il faut entretenir chaque jour, si l’on veut qu’il donne une bonne habitude à l’âme. La charité d’ailleurs perd son caractère en s’unissant à la pratique administrative, elle devient dure et défiante. Les chefs d’hôpitaux se sentent appelés à défendre les dons des bienfaiteurs contre les fraudes des pauvres : ils en ont beaucoup vu, ils les soupçonnent toujours… »

Puis, après avoir exposé tous les aspects du problème de la misère, après avoir réfuté les raisonnemens funestes qu’une science mal inspirée, ou, si l’on veut, une demi-science, oppose à la charité instinctive, après avoir appelé de tous ses vœux une science plus haute, plus complète, qui répandrait plus également les biens de la terre, il affirme pourtant que cette science, si elle doit naître, sera toujours courte par quelque endroit, et que nous tenterions en vain de nous substituer à la Providence. « C’est pour cela, dit-il, que, par système du moins, je ne voudrais exclure aucune forme de charité. Je voudrais pouvoir donner aux hospices, aux dispensaires, aux écoles, je voudrais pouvoir aider libéralement les grandes infortunes, pouvoir remettre à flot, par un don, par un prêt fait à temps, l’homme qui chancelle entre l’industrie et la ruine ; mais je voudrais en même temps distribuer, sou par sou, au mendiant que je rencontre, un secours qui peut-être dans ce moment le sauve d’une atroce souffrance. Je ne dirais point que je ne donne jamais aux enfans, jamais aux valides, jamais à ceux dont je connais le vice, car peut-être, dans le moment où je refuse avec ma règle, la faim, qui n’a point de règle, est sur eux ! » Excellentes paroles, vraiment philosophiques et vraiment chrétiennes, touchans scrupules où se retrouve encore l’inspiration de toute sa carrière, je veux dire l’amour de la liberté en toutes choses, le respect de la spontanéité humaine, l’horreur de ces formules tyranniques ou de ces habitudes passives qui tarissent les sources de la vie.

Cette charité dont Sismondi parle si bien, il la pratique, nous le voyons par ses lettres, envers tous ceux qui souffrent. Nulle douleur, particulière ou collective, ne le trouve indifférent. Historien des choses passées, il a toujours les yeux ouverts sur le présent ou l’avenir, et il devient aussitôt, clamante conscientia, l’avocat de toutes les infortunes. On a entendu ses cris au sujet de nos émeutes de 1834, on sait par sa correspondance avec Mlle de Sainte-Aulaire combien était ardente et sincère sa sollicitude pour la France, et ses lettres à Mme Mojon le montrent dévoué à la cause italienne. C’est par Mme Mojon qu’il est en rapports avec les réfugiés de Rome ou de Naples, par elle qu’il leur adresse ses conseils, ses encouragemens, et aussi, quand il le faut, ses chaleureuses remontrances. Son dévouement à cette cause ne l’aveugle pas sur une partie des hommes qui la soutiennent. C’est bien l’homme qui a dit : « Je suis libéral, je suis républicain, je ne serai jamais démocrate. » Après l’échauffourée de Savoie en 1834, il écrit à Mme Mojon : « Ce Mazzini, que vous m’aviez recommandé autrefois, a été le principal moteur de cette malencontreuse tentative. Sans doute il a bien de l’esprit, bien de l’âme, mais je voudrais encore moins de son gouvernement que des plus mauvais qui existent. Ses principes absolus, à mes yeux, sont tous faux ; le but qu’il se propose est contraire à toute liberté, et ses moyens sont tour à tour imprudens et coupables… » Mais, si un vrai libéral italien engage loin de sa patrie une vie de labeurs et de luttes dont profitera le bien public, avec quel empressement il lui tend sa loyale main ! Notre collaborateur et ami M. Charles de Mazade rappelait dernièrement ici même, dans une remarquable étude, l’accueil fait à Rossi par nos démocrates français, lorsque M. Guizot et M. le duc de Broglie chargèrent l’éminent publiciste de fonder en France l’enseignement du droit constitutionnel ; or les lettres de Sismondi à Mme Bianca Mojon contiennent à ce sujet quelques lignes où éclatent son esprit et son cœur. « Quand Genève a accueilli Rossi, étranger de langue, de mœurs, de religion, quand elle l’a fait citoyen, législateur, député à la diètes elle a agi comme une grande nation qui reconnaît les lettres de noblesse du génie ; quand les Français, avant d’admettre l’homme qui n’a peut-être point d’égal dans la philosophie et la législation à professer dans leur université, lui demandent son lieu de naissance, ils ne montrent que l’esprit étroit et jaloux d’une petite bourgeoisie dans une petite ville. » Ne sont-ce pas là des paroles à la Rossi ? n’y sent-on pas la raison armée de mépris, et une secrète indignation formulée comme une sentence ?

À côté des lettres à Mlle de Sainte-Aulaire et des lettres à Mme Mojon, les unes consacrées surtout à la France, les autres à l’Italie, le recueil publié à Genève renfermé une troisième série de confidences qu’animé aussi l’intérêt le plus vif : ce sont les pages adressées au célèbre pasteur américain William Channing. J’ai déjà dit que le christianisme de Channing et celui de Sismondi étaient le même ou à peu près ; on pense bien que les questions religieuses et morales formeront le principal sujet de leurs entretiens ; J’y trouve çà et là, en réponse aux questions de Channing, des paroles bien amères sur la France de 1830, sur le roi, sur le ministère, sur les chambres, sur la nation elle-même, et par instans une sorte de découragement ; « Attendons, s’écrie-t-il : dans quelque temps, l’énergie reviendra, nous verrons un nouveau triomphe du spiritualisme sur le matérialisme, et il sera favorable à la religion comme à la politique ; mais pouvons-nous attendre ? Nous descendons la vallée des années ; et ces jours meilleurs que nous attendons ne viendront pas à temps pour nous… » Quand on se préoccupe du progrès général ; comment ne point parler de la France ? Leur plus grand souci toutefois dans ce dialogue éloquent, c’est l’état de la société américaine. La question de l’esclavage, déjà si brûlante il y a un quart de siècle et qui exigeait tant de circonspection de la part des hommes d’état, est abordée par Sismondi avec une impétuosité toute française. Channing a écrit un livre sur l’abolition de l’esclavage ; et malgré son ardeur il a cru devoir employer toute sorte de ménagemens envers les Américains du sud. Sismondi ne ménage personne chaque fois qu’il s’agit de la cause de l’humanité. Voici les rudes paroles qu’il adresse à Channing : « J’avoue que mon admiration pour la liberté américaine, pour l’intelligence américaine, pour la justice et la religion américaines, s’efface complètement, et se trouve dominée par l’horreur que me font éprouver l’esclavage du sud et les décrets contre la presse relative aux esclaves. Le crime des propriétaires d’esclaves en Amérique comme voleurs des labeurs de leurs esclaves, comme leurs meurtriers, en hâtant leur mort par un travail excessif, par la privation de nourriture, par les châtimens, comme corrupteurs de leur moralité, me semble plus atroce encore que dans les îles, car il est moins justifié par le climat et la nature de l’industrie. Par tout le monde, les gouvernemens s’efforcent d’amoindrir les horreurs de l’esclavage, et seules les libres provinces de l’Union accroissent ces horreurs autant par le nombre des victimes que par l’atrocité de la législation. »

Ces libres provinces sont-elles donc toutes coupables ? N’en est-il pas une seule qui puisse échapper à l’invective du publiciste ? Non, pas une seule. Au point de vue où se place Sismondi, aucun des états de l’Union ne saurait être complètement absous. Ce n’est plus aux lois qu’il s’en prend, c’est aux mœurs elles-mêmes. À quoi bon condamner l’esclavage, si, dans la pratique de la vie, vous maintenez tous les préjugés, toutes les exclusions, c’est-à-dire en définitive toutes les théories odieuses sur lesquelles est fondé l’asservissement de vos frères ? — Si dévoué que fût Sismondi aux doctrines qui consacrent la liberté individuelle, quelle que fût son horreur pour cette égalité menteuse ou plutôt pour cette promiscuité dont le despotisme fait si bien son profit, il était trop religieusement humain, trop philosophiquement chrétien, pour ne pas maudire l’esprit de caste. Voyez ici le généreux libéralisme de la France essayant de redresser, par la voix de Sismondi, le libéralisme dédaigneux de la race anglo-saxonne : « Les états du nord où l’esclavage est proscrit sont loin pourtant d’être à l’abri du blâme. Dans aucun d’eux, l’homme de couleur libre n’est traité en égal par les blancs ; dans aucun d’eux, l’affront de l’exclusion ne lui est épargné ; il est repoussé de l’amitié, des salons, de la table de ses frères. Nulle part on n’a essayé de l’élever d’abord par l’éducation, puis par l’élection aux premiers rangs de l’état, au siège du juge, au banc de l’assemblée, au congrès, et pourtant accorder des honneurs aux individus peut seul relever la race. Peut-être dans un état démocratique n’y a-t-il que les instituteurs religieux qui puissent influencer les sentimens et les préjugés populaires. Aux États-Unis, vos pasteurs s’acquittent-ils de ce devoir par la prédication et par l’exemple ? Le clergé catholique l’a fait, non pas constamment, non pas généralement, mais sur une grande échelle du moins, et dans tous les pays où l’esclavage existait en Europe. Il le fait dans ceux où il existe encore et le poursuit incessamment dans les colonies catholiques de l’Espagne et du Portugal. L’église, intolérante pour tout ce qui est hors de son sein, exerce du moins une fraternité véritable à l’égard de tous les fidèles. On doit rendre la même justice aux musulmans : ils travaillent sans relâche à amoindrir les horreurs de l’esclavage parmi les croyans, et tiennent en général pour infâme un musulman qui garde un coreligionnaire dans les fers. Quand je lis les horreurs de vos états du sud, je ne puis m’empêcher de me demander : Y a-t-il dans cette province un ministre de la Bible, ou les pasteurs de l’église réformée sont-ils propriétaires d’esclaves ?… » Certes ces dernières paroles sont injustes, l’église protestante a largement payé sa dette dans les luttes de la liberté, l’Amérique retentit encore de ses clameurs et de ses anathèmes ; mais Sismondi écrivait ces lignes en 1833, et qui sait si ces réflexions amères communiquées à Channing n’ont pas suscité des auxiliaires à ce vaillant homme ? Qui sait si cette voix sortie de la vieille Europe n’a pas éveillé dans le nouveau monde un Théodore Parker ?

La correspondance de Sismondi avec Channing embrasse une douzaine d’années, comme celle qu’il a entretenue avec Mme Mojon et Mlle de Sainte-Aulaire. La dernière lettre qu’il adresse au pasteur américain est du 19 décembre 1841. Sismondi avait soixante-huit ans, et il ne lui restait plus que quelques mois à vivre. Une grande douleur attrista pour lui cette suprême année, un grand coup le frappa comme un message de mort : la libérale constitution de Genève fut. renversée le 22 novembre 1841 par une révolution servile ; c’est Sismondi lui-même qui la caractérise ainsi. Il faut l’entendre quand il épanche son cœur avec Channing, et qu’il pleure sur la liberté de sa patrie. « C’est un bien petit état que le nôtre, ce n’est presque qu’un point dans l’espace ; cependant notre révolution est un grand événement dans l’histoire de la liberté : c’est un triomphe pour les idées serviles, un démenti pour toutes les espérances des gens de bien… Je pense que vous avez à peine une idée de cet événement. » Il lui explique alors ce qu’était Genève depuis 1815, et ce qu’a détruit la révolution du 22 novembre 1841 : une constitution démocratique dans le meilleur sens du mot, aucune distinction de naissance, aucune autorité se perpétuant elle-même, tout pouvoir venant du peuple et retournant au peuple, une législature de deux cent cinquante membres, comprenant à peu près tous les hommes capables de motiver leurs opinions, un corps électoral composé de tous ceux qui prenaient un intérêt quelconque à la patrie, puisqu’il suffisait d’une contribution volontaire de 3 francs 25 centimes pour jouir des droits de citoyen ; avec cela, un gouvernement juste, probe, vigilant, économe. Un jour, après six mois de sourdes attaques et de calomnies ténébreuses, les démagogues ameutent la populace, séduisent-la milice, assiègent le conseil représentatif, et menacent de livrer la ville au pillage, si, avant deux heures, on ne décrète pas l’appel d’une convention. « Cette convention, ajoute Sismondi, a déjà siégé hier et avant-hier (17 et 18 décembre 1841), et son premier acte a été de supprimer la prière par laquelle, depuis que la république existe, s’ouvraient toujours nos assemblées. C’est ainsi que le peuple le plus libre de l’ancienne Europe s’est montré indigne de la liberté, qu’il a trahi en quelque sorte sa cause pour tout le genre humain. » Il voyait là en effet les symptômes d’une disposition générale des esprits qui l’effrayait pour l’Europe et peut-être aussi pour l’Amérique.

Disons-le pourtant : malgré la tristesse des derniers mois de sa vie, Sismondi n’a jamais désespéré. On sait qu’il mourut le 25 juin 1842 ; d’après les rapports les plus dignes de foi, il garda sa ferme et bienveillante sérénité jusqu’à l’heure où il remit son âme à Dieu. Les lettres que nous venons de citer, et dont la plus grande partie n’avait pas encore vu le jour, expliquent assez cette mâle confiance. Dans une espèce de testament littéraire où il signale sans fausse humilité les imperfections de son œuvre, il se rend ce témoignage : « On aime ceux au service desquels on se consacre, et je n’ai pas travaillé vingt-quatre ans à étudier la France de siècle en siècle sans me lier plus intimement à elle, sans faire des vœux pour sa gloire et pour son bonheur… Je suis protestant, mais j’espère qu’on ne me trouvera étranger à aucun sentiment religieux d’amour, de foi, d’espérance ou de charité, sous quelque étendard qu’il se manifeste,. Je suis républicain, mais en conservant dans mon cœur l’amour ardent de la liberté que m’ont transmis mes pères, dont le sort a été lié à celui de deux républiques, et l’aversion pour toute tyrannie, j’espère ne m’être jamais montré insensible ni à ce culte pour d’antiques et illustres souvenirs qui conserve la vertu dans de nobles races, ni à ce dévouement sublime aux chefs des nations qui a souvent illustré les sujets… » Si les documens inconnus que nous venons de rassembler justifient ces paroles, ils font surtout connaître l’homme, bien supérieur à l’écrivain, et nous révèlent l’ensemble des principes qui mirent ses espérances à l’abri des coups de la fortune. Ame vraiment libérale, cœur profondément humain, esprit avide de réformes, aussi opposé au servilisme qu’à la démagogie, enfin homme de moralité idéale bien plutôt qu’homme d’action, il a dit de lui-même, — c’est la dernière citation que j’emprunte à ses confidences, — il a dit un jour avec fierté ce qu’auraient pu dire aussi les Channing, les Tocqueville, tous ces penseurs désintéressés qui ont vécu en dehors et au-dessus des partis : « Je n’ai pas été vaincu, car le drapeau sous lequel je marche ne s’est pas encore déployé dans la bataille. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. J. C. L. de Sismondi. — Fragmens de son Journal et Correspondance, 1 vol in-8o, Genève 1857.
  2. A vrai dire, il n’en pouvait parler que dans un appendice, ce Tableau de la littérature étant un rapport composé par Chénier à l’occasion du concours. Les débats assez compliqués qui précédèrent le vote peuvent se lire tout au long dans le volume des Mémoires de l’Institut publié sous ce titre particulier : Rapports et discussions de toutes les classes de l’Institut de France sur les ouvrages admis au concours pour les prix décennaux. Paris, novembre 1810.
  3. Est-il nécessaire, à propos de ces romans, de rappeler aux lecteurs de la Revue quelques-unes des plus fines études de M. Sainte-Beuve : Madame de Charrière (livraison du 15 mars 1839), Benjamin Constant et Madame de Charrière, ou la Jeunesse de Benjamin Constant racontée par lui-même (15 ami 1844) ; Un dernier Mot sur Benjamin Constant (1er novembre 1845) ?
  4. En retraçant ces transformations d’une âme qui sont aussi les transformations d’une époque, loin de nous la pensée de méconnaître ce que l’élite du XIXe siècle, en religion comme en politique, doit à Mme de Stael ! Le XIXe siècle peut répéter les paroles que Sismondi adressait à sa mère en 1817, après l’enterrement de son amie : « C’en est donc fait de ce séjour où j’ai tant vécu, où je me croyais si bien chez moi ! c’en est fait de cette société vivifiante, de cette lanterne magique du monde que j’ai vu s’éclairer là pour la première fois, et où j’ai tant appris de choses ! Ma vie est douloureusement changée. Personne peut-être à qui je dusse plus qu’à elle… Que j’ai souffert le jour de l’enterrement ! Un discours du ministre de Coppet sur la bière, en présence d’Albertine (Mme de Broglie) et de Mlle Randall, à genoux toutes deux devant le cercueil, avait commencé à m’amollir le cœur, à me faire mesurer toute l’étendue de ma perte, et je n’ai pu retenir mes larmes. »