Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre I/Causerie nocturne

CAUSERIE NOCTURNE.


It was a bright and cheerful afternoon

Towards tbe end of the sunny month of June.
Shelley.


Her head lay pillow’d on my arm
Sweetly…

Em. Landon.


Presso cra’l tempo dov’ amor si scontra
Con castitate ; ed agli amanti è dato
Sedersi insieme, e dir che loro incontra.

Petrarca.


Oh! ce n’est pas toujours un présent du Seigneur,
Que le pouvoir brûlant d’exprimer son bonheur,
Que le don de se plaindre, en peignant sur la lyre
Le malheur qui dévore, ou l’ennui qui soupire :
Non, même avant l’instant, où l’on se croit heureux,
Avant l’heure, où l’espoir s’enfuit devant nos vœux,

Un tourment inquiet, que l’on ne peut décrire,
Se serre autour du cœur, qu’il froisse, ou qu’il déchire.
On voudrait tout aimer, tout éprouver, tout voir,
Deviner ce qu’un jour on pleure de savoir.
Ce besoin de sentir, qu’irrite encor l’étude,
Souvent, comme un tyran, trouble la solitude :
Conquérant avorté, l’esprit ambitieux,
Las de ce globe étroit, s’acharne après les cieux,
Et quand il en descend, convaincu d’impuissance,
Pâle d’avoir appris, il se meurt d’ignorance.
Comme un torrent captif, qui, sans l’anéantir,
Ronge de son berceau, dont il ne peut sortir,
Le dôme vacillant, qu’aucun œil ne contemple,
La pensée est un Dieu, qui ruine son temple.
Mais si, pour célébrer l’or fleuri du gazon,
Qui, sous nos yeux charmés, étend son vert blason,
Le chant du rossignol, qui caresse une rose,
Le saule échevelé près de l’eau qui l’arrose,
Et tout ce monde enfin, dont la moindre beauté,
Dans l’infini d’un rien cache l’immensité :

Si, pour lever les plans de cette œuvre éternelle,
On vient à découvrir quelque âme fraternelle,
Qui sache, avec la nôtre, admirer de moitié :
Cette pensée alors, qu’adoucit l’amitié,
Semble, en se divisant, perdre son amertume ;
La flamme, sans détruire, aux deux trépieds s’allume,
L’esprit qui s’envenime, en lui-même exilé,
Déchire le bandeau, dont il fut aveuglé,
S’épure, et la parole, ardente d’harmonie,
En trouvant un écho, prend le ton du génie.

Heureux qui, jeune encor, rencontre, en son chemin,
Cet écho, dont sa voix n’espérait plus l’hymen,
Qu’on soupçonne souvent, sans croire qu’on le trouve.
Moi je n’y comptais plus, et pourtant je l’éprouve,
Le poids de ma pensée est moins lourd qu’autrefois :
Son aiguillon s’émousse au son de votre voix :
Un mot consolateur, en glissant sur mes peines,
Semble embaumer ma vie, et mon sang dans mes veines.

Même avant qu’un hasard, joignant nos deux sentiers,
Du côté de vos champs, entr’ouvrît mes halliers,
J’avais, d’un ciel plus doux prévoyant les approches,
Dans mon sein fataliste étouffé mes reproches.
Comme un homme oublié sur quelque île de mort,
Qui, sentant tout-à-coup un virement du sort,
S’élance sur la rive, et voit, au loin sur l’onde,
Le vaisseau deviné lui rapporter le monde ;
J’ai senti s’avancer l’espoir, que j’attendais.
N’était-ce point vos pas, dites, que j’entendais ?

Quand on n’a pas vingt ans, lorsque plein d’ignorance,
On voit tant de bonheur à travers l’espérance,
On place dans sa vie, on jette sur son cours,
Des êtres fabuleux, qu’on cherche tous les jours.
Quelquefois on les voit, mais on est jeune, on passe,
Et le premier nuage, en glissant, les efface.
Plus tard, quand la souffrance a mûri notre cœur,
Sans qu’il ait, à la vaincre, épuisé sa vigueur,

Si le soir nous ramène, en rappelant l’aurore,
Quelqu’un de ces mortels, que l’on rêvait encore,
Et qu’on aimait déjà, pour en avoir rêvé :
On l’accueille, on le traite en ami retrouvé,
Et ce contrat d’un jour, qu’achève une entrevue,
N’est qu’un nœud qui resserre une chaîne rompue.
Peut-être, dites-moi, qu’avant d’avoir vingt ans,
J’avais vu votre image autour de mon printemps ?
Peut-être, Maria, m’étiez-vous apparue,
Et n’ai-je ressaisi qu’une amitié perdue ?
Quant à moi, c’est ainsi que j’explique entre nous
Ces liens inspirés, qui m’attachent à vous.
Oui, pour vous rencontrer, le ciel m’avait fait naître
Je vous voyais en songe, avant de vous connaître.

Je n’étends pas plus loin mes chimères : je croi
Que l’amour, aujourd’hui, n’existe que pour moi.
Mais qui sait si l’esprit, qui n’est qu’un nom de l’âme,
Qui palpite comme elle, et comme elle s’enflamme,

Qui suit son mouvement, quand il veut l’imprimer,
N’a pas, comme le cœur, son hymen à former !
N’a-t-il pas, comme lui, son aimant, et ses chaînes ?
N’ai-je pas vu souvent vos paroles soudaines,
Exprimer, avant moi, ce que j’avais pensé ?
Quand, sur le fleuve hier, notre esquif balancé,
Y sillonnait du ciel la coupole écumeuse,
N’ai-je pas vu vingt fois votre langueur dormeuse
M’indiquer les tableaux que j’allais vous montrer,
Et ce que j’admirais, vos regards l’admirer ?
Et quand je vous disais, un jour sur la colline,
Lorsqu’un souffle, agitant nos rideaux d’aubépine,
Avertissait les fleurs que vous alliez venir :
Vois-tu, comme on s’éveille ici pour te bénir,
Et comme la nature, heureuse quand tu passes,
Ordonne à ses enfans de parfumer tes traces !
Ne murmuriez-vous pas, en les voyant pencher :
On dirait que les fleurs nous entendent marcher,
Et d’un œil embaumé regardent, curieuses,
Si, quand nous nous parlons, deux âmes sont joyeuses.

N’est-ce donc qu’un hasard qui nous fait rencontrer,
Quand nous voulons sourire, ou nous sentons pleurer,
Des phrases qui sont sœurs, ou des larmes jumelles ?
Oh non ! de votre esprit, les vives étincelles
Sont de mon âme ardente un écho lumineux,
Et nos destins, liés par d’invisibles nœuds,
Tout séparés qu’ils sont, ont l’air de se confondre.
Vous voulez inspirer l’amour sans y répondre,
Et moi, le recevoir, sans vous en affliger :
Si ce n’est pas s’unir, n’est-ce pas partager ?

Plaise à Dieu que jamais, seul chargé du veuvage,
Je ne voie un divorce annuler ce partage !
Mais hélas, j’en ai peur ! Moi, qui n’ai, jusqu’ici,
Jamais vu de soleil, qui ne fût obscurci,
Qui, quelquefois aimé, mais connu de personne,
Ne sais rien du bonheur, que le nom qu’on lui donne,
Qui tourmentant le sort, sans y rien découvrir,
N’ai guère de talent, que celui de souffrir,

Puis-je compter long-temps sur une étoile heureuse ?
Comme des cieux du nord la boussole amoureuse,
Mon âme, en se fixant, ne cesse de trembler.
L’avenir peut, sans doute, au présent ressembler :
Mais vous qui n’aimez pas, qui, rieuse et légère,
Semez, sans y penser, votre éclat sur la terre,
Et sur chacun des fronts, qui veut vous adorer,
Laissez tomber des mots, qui laissent espérer :
Vous, dont les yeux ingrats, mais baignés de tendresse,
Sur tous également promènent leur caresse,
Qui paraissez promettre, en ne répondant pas,
Ou cachez vos refus, en répondant trop bas :
Comment supposez-vous que mon encens tranquille
Suive, sans vaciller, un astre si mobile !
Votre voix, Maria, jamais je ne l’entends,
Sans songer que ces mots, qui me troublent long-temps,
Dans une âme rivale ont retenti la veille,
Ou demain d’un flatteur iront charmer l’oreille.
Quand de ta lassitude étayant la langueur,
Un orgueilleux plaisir m’intimide le cœur,

Quand mon bras, qui s’enlace autour de ta faiblesse,
Tremble, qu’en frissonnant, son appui ne te blesse,
J’attriste ce bienfait : je sens, infortuné !
Toi qui ne conçois pas ce que tu m’as donné,
Qu’un autre aura son tour, et, jouissant de vivre,
Soutiendra, comme moi, le fardeau qui m’enivre.

Hier, car c’est hier, qu’en glissant sur les eaux,
Qui berçaient ta mollesse, en endormant mes maux,
Pour la première fois j’ai vu la rêverie
Incliner sur mon cœur ta tête endolorie,
Hier, je me disais dans mon instinct d’effroi :
Avant qu’elle ne change, ô Dieu, rappelez-moi.
Le front mystérieux, les paupières baissées,
Tu ne me parlais pas : j’entendais tes pensées !
Comme autour d’un vieux saule une chaîne de fleurs,
Elles s’entrelaçaient autour de mes douleurs ;
Tout ce que je craignais, c’est qu’un cri d’hirondelles,
En réveillant les flots, ne fît rouvrir tes ailes,

Et de te voir, fuyant vers un monde plus doux,
Dans mon bateau désert m’oublier à genoux.
O mon Dieu ! c’est alors que la mort si tardive,
Aurait dû détacher le nœud qui me captive,
Et fermer l’avenir à mes pas soucieux ;
Que j’aurais emporté de bonheur dans les cieux !

Le vois-tu, maintenant, comment la poésie
Devient un sens de plus, qui fait mal à la vie,
Et comment ce présent, qu’on croit venir du ciel,
Donne à tout ce qu’il touche une saveur de fiel !
Je l’avoûrai pourtant, si cet art que j’insulte,
Envenime un orage, en chantant son tumulte :
Il double aussi la joie, en sachant l’exprimer.
Ma rancune parfois l’ose encor blasphémer ;
Mais souvent, plus souvent, je me dis : La nature
De celle que j’admire, a pour moi la parure ;
La nature est plus belle aujourd’hui qu’autrefois,
Une voix, pour le dire, est mêlée à ma voix.

Je puis joindre à mes vers ses accords pour la peindre,
Je ne me plaindrai plus, je ne veux plus me plaindre ;
Le génie est un don que peut calmer l’amour.
Celle que j’aime, et moi, partagerons le jour :
Ses rayons de gaîté doreront ma tristesse,
Elle aura le bonheur, et j’aurai la tendresse,
Je pleurerai pour elle, elle rira pour moi.
Oh ! reste, aide mes chants à s’embellir de toi,
Maria, sois l’esprit, qui commande à la lyre,
Amollis sous mes doigts la corde du délire,
Et que mes vers, ailés du feu des passions,
Volent vers l’avenir, signés de nos deux noms.