Conférence sur Sir Georges-É. Cartier

CONFÉRENCE
SUR


Sir Georges-É. Cartier


PAR


L’HON. SIR A. B. ROUTHIER

À L’UNIVERSITÉ LAVAL
MONTRÉAL, 25 Avril 1912.


Comité Exécutif du Centenaire Cartier

Président :
M. E. W. VILLENEUVE


Vice-Présidents :
SIR RODOLPHE FORGET, M.P.
Hon. N. PERODEAU
M. D. LORNE McGIBBON


Trésoriers Honoraires :
Hon. J. A. OUIMET    M. H. V. MEREDITH


Secrétaires Honoraires :
JOHN BOYD
C. A. PARISEAULT    HORACE J. GAGNÉ
F. A. JACKSON



Ô ! Canada, mon pays, mes amours !


Comme le dit un vieil adage
Rien n’est si beau que son Pays
Et de le chanter c’est l’usage
Le mien je chante à mes amis.
L’étranger voit avec un œil d’envie
Du St-Laurent le majestueux cours
À son aspect le Canadien s’écrie
Ô Canada mon pays mes amours !
Le Canadien comme ses pères
Aime à chanter, à s’égayer
Doux, aisé, vif, en ses manières
Poli, galant, hospitalier.
À son pays, il ne fut jamais traître
À l’esclavage, il résista toujours
Et sa maxime est la paix, le bien-être
Du Canada, son pays, ses amours.


Georges Étienne Cartier (1835)

CONFÉRENCE
SUR
Sir Georges-Étienne Cartier
PAR
L’HON SIR A. B. ROUTHIER
à l’Université Laval, Montréal,
le 25 Avril 1912


Mesdames,

Messieurs,


La Grèce antique, qui fut la mère de tant de héros et de grands hommes, possédait l’art d’immortaliser ses plus illustres enfants. Elle laissait tomber dans l’oubli leur généalogie véritable, et elle leur en fabriquait une autre infiniment plus noble, supérieure même à la nature humaine, qui leur ouvrait toutes grandes les portes de l’immortalité, et de l’Olympe.

C’est ainsi qu’Hercule devenait le fils de Jupiter, et d’une fille des hommes, nommée Alcmène, et qu’on donnait pour mère au vaillant Achille la déesse Thétis.

C’est ainsi que Thésée, Orphée, Jason, Œdipe, et d’autres enfants de la Grèce devenaient des demi-dieux.

Alors cette mère admirable leur érigeait des statues et leur bâtissait des temples, dont les ruines splendides font encore l’admiration des peuples.

Ce culte des grands hommes s’est perpétué chez toutes les nations civilisées. D’Athènes il est passé à Rome, et de Rome à Paris, où vous avez pu coudoyer vous-mêmes tout un peuple de statues.

C’est un culte noble qui fait honneur à la fois à celui qui en est l’objet, et à ceux qui le lui rendent. Non seulement il perpétue le souvenir des grands hommes, et des grandes actions, mais il est un enseignement salutaire pour les gens du peuple qui n’ont pas appris par les livres l’histoire de leur pays.

Voyez ce que fait l’Église catholique. Elle aussi divinise en quelque sorte ses grands hommes qui sont les saints, en leur dressant des statues et des autels. Et de même que ce culte des Saints est pour nous un grand enseignement religieux, de même le culte que nous rendons à nos gloires nationales en les faisant revivre dans le bronze sur nos places publiques est une admirable leçon de patriotisme et de vertus civiques.

La noble vie et les actions glorieuses des ancêtres ne peuvent pas être proposées comme modèles à l’imitation des foules dans un langage plus éloquent et plus indélébile.

Eh ! bien, Mesdames et Messieurs, c’est pour vous inviter à participer à ce culte patriotique que le comité du monument Cartier nous a réunis ce soir. Il s’agit de faire revivre dans le granit et le bronze un de nos concitoyens les plus illustres, mort il y a près de quarante ans, et l’on m’a chargé de vous démontrer qu’il est bien digne de prendre rang parmi les immortels.

C’est une tâche honorable et difficile ; mais il me semble qu’elle est plus facile à Montréal qu’ailleurs, et que je vais parler ici à des auditeurs déjà convaincus. En effet, si le Canada tout entier est tenu d’honorer la mémoire de Sir Georges-Étienne Cartier, il est bien évident que c’est un devoir beaucoup plus impérieux pour la grande et riche cité de Montréal.

Celui qu’on a justement appelé le Père de la Confédération fut, à proprement parler, un Montréalais. Il a vécu parmi vous. Il a été le bienfaiteur de votre ville somptueuse, et il est aujourd’hui sa gloire incontestée.

Le monument qui va lui être élevé, et auquel toute la Puissance du Canada voudra contribuer, sera sans doute colossal et très beau. Et cependant, Mesdames et Messieurs, je vais essayer de vous montrer un monument plus grand, plus beau, et plus impérissable — celui des œuvres nationales que Sir Georges-Étienne Cartier a fondées sur notre sol, et qui lui survivront à jamais.

Il faudrait tout un volume pour vous les faire bien connaître, et cet ouvrage a déjà été fait, supérieurement fait, par M. Decelles, d’Ottawa. Mon travail sera plus modeste, et inévitablement incomplet.

Je vous raconterai d’abord, aussi brièvement que possible, les évènements biographiques les plus intéressants, et nous tâcherons ensuite de juger l’homme et son œuvre, avec impartialité et justice.


I


Georges-Étienne Cartier est né le 6 septembre 1814, à Saint-Antoine, sur les bords de cette jolie rivière Richelieu, dont les deux rives sont si pittoresques et si verdoyantes. Vous connaissez tous cet admirable coin de notre province dont les paysages sont aussi variés que charmants, et dont les villages échelonnés sur les deux rives semblent épris d’une mutuelle admiration, et se saluent trois fois par jour du haut de leurs clochers, en souvenir de la glorieuse salutation de l’ange Gabriel à Marie.

C’est dans cet Éden champêtre que le jeune Cartier vit s’écouler sa paisible enfance ; et l’on n’est pas étonné que vers sa vingtième année il se soit cru poète. C’était la poésie du paysage qui lui donnait cette illusion ; et c’est alors qu’il composa cette chanson en prose rimée que vous connaissez, et qui fut sauvée de l’oubli par son refrain patriotique :

« Ô Canada, mon pays, mes amours ! »

Elle est datée de 1835.

Qui aurait pu prévoir alors que ce petit paradis terrestre, si bien fait pour les amours et les idylles, serait deux ans après le théâtre de la guerre civile, et qu’on y verrait le jeune disciple des Muses transformé en soldat rebelle contre l’Angleterre ? L’Angleterre, dont il devait être plus tard, le serviteur le plus loyal et l’admirateur le plus fervent ?

Cependant cette rébellion du jeune et ardent patriote ne dut pas surprendre ceux qui chantaient alors sa chanson patriotique ; car l’un de ses couplets était dirigé contre Albion et l’accusait de parjure.

Ô folle jeunesse, qui courtisait les Muses, malgré elles, et qui se donnait le luxe de choisir pour ennemie la puissante Angleterre ? Le jeune rebelle sut disparaître à temps pour sauver sa tête ; et quand il reparut il avait renoncé à ses deux erreurs de jeunesse, et déposé à la fois, le luth de Polymnie et le sabre des Fils de la Liberté ! Les années des doux mensonges et des illusions étaient passées. Thémis seule absorbait dorénavant toutes les facultés du jeune avocat. Il faisait retentir les tribunaux de sa parole claironnante, en attendant qu’il en portât les accents à la tribune parlementaire.

La carrière du barreau est pleine d’attraction pour le jeune homme qui a du talent et de l’ambition. Car cette profession mène à tout, même au ciel, puisque saint Yves y est allé. Il est vrai que le calendrier ne nomme que celui-là. Mais je suis bien sûr d’y trouver, lorsque j’irai faire connaissance avec saint Yves, le plus tard possible, plusieurs membres du brillant barreau de Montréal.

Les débuts au barreau sont généralement difficiles, et la clientèle est une grande dame qui ne se laisse pas facilement approcher. Et puis les juges n’ont pas toujours une patience à toute épreuve. Ils n’aiment pas les contradictions, ni les querelles, ni les plaidoiries trop longues. Quand la maladie ne leur donne pas d’insomnie à l’audience et que la paisible monotonie du débat leur permet de fermer l’œil, ils n’aiment pas qu’on les réveille en sursaut par des éclats de voix.

Or le nouvel avocat de Saint Antoine ne savait pas réveiller doucement son juge. Il avait le ton batailleur et cette voix de clairon qui vous entre dans les oreilles comme une vrille. Quand l’argument ne paraissait pas convaincre le tribunal, il le poussait avec plus de force, il le prolongeait, il le répétait avec une insistance nerveuse qui avait l’air de dire : il m’importe peu de vous ennuyer, vous êtes payé pour cela.

Les juges n’aiment pas ça, mais les clients l’aiment, et Cartier ne fut pas longtemps sans prendre place dans les premiers rangs du barreau. Avec une activité fébrile, une endurance au travail extraordinaire il se plongea dans les livres de droit et les dossiers ; et bientôt la clientèle que j’ai appelée une grande dame lui accorda ses faveurs, et lui présenta sa séduisante compagne, la fortune.

Deux ans à peine s’étaient écoulés, qu’une autre Dame, moins distinguée, mais qui a bien des charmes, dit-on, et qui séduit un trop grand nombre de nos compatriotes, offrit de lui ouvrir ses portes, qui sont celles du Parlement.

Il eut la sagesse de refuser — Pas maintenant, répondit-il. Laissez-moi me faire au barreau une position qui m’assure l’indépendance, et alors je servirai mon pays dans la politique, si mon pays m’appelle.

C’est un malheur pour notre pays que nos jeunes gens ne suivent pas tous cet exemple, et n’attendent pas la maturité et l’indépendance pour se lancer dans l’arène périlleuse de la politique. Ils sont généralement trop pressés de servir leur pays, et trop ardents à se dévouer.


II


Ce ne fut qu’en 1848, c’est-à-dire à l’âge de 34 ans que Georges Étienne Cartier entra au parlement. Et deux ans auparavant, en 1846, il avait donné un autre bon exemple aux jeunes gens de son temps ; il s’était marié. Ce n’est pas généralement pour ce motif là qu’on se marie ; mais c’est un bon exemple tout de même, et… un acte de courage.

Il avait épousé Mademoiselle Hortense Fabre, qui appartenait à une famille très distinguée, et très remarquable par la supériorité de l’esprit.

Pendant six ans, de 1848 à 1854, il prit une part assez modeste aux débats parlementaires. Il se préparait par l’étude au rôle très peu modeste qu’il allait jouer plus tard. Il accumulait des forces pour les luttes de l’avenir, comme on amasse l’eau d’un ruisseau dans une écluse pour lui donner la force d’un fleuve.

Deux fois il refusa d’entrer dans le ministère Hincks-Morin. Son heure n’était pas venue.

C’est encore là un bel exemple donné aux hommes politiques. Refuser deux fois un portefeuille est un acte de modestie et de désintéressement qui est devenu assez rare, et savoir attendre son heure est une sagesse peu commune. Elle est nécessaire pourtant, puisque le Christ a voulu nous l’enseigner lui-même en répondant à ses apôtres qui le poussaient à la lutte : Mon heure n’est pas venue.

Pour l’arbitre futur de nos destinées nationales l’heure ne sonna qu’en 1854.

Le ministère Hincks-Morin s’étant alors retiré, le ministère MacNab-Taché le remplaça, et prit avec lui deux hommes qui devaient laisser dans notre histoire politique une empreinte ineffaçable — Georges Étienne Cartier et John A. Macdonald.

Saluez ces deux noms, Mesdames et Messieurs, car ils sont écrits en lettres d’or aux pages les plus glorieuses de notre histoire. Il ne s’est peut-être jamais rencontré deux hommes aussi bien doués pour la vie publique, et mieux faits pour s’entendre et se compléter l’un l’autre.

Tous les deux étaient nés chefs et meneurs d’hommes. Tous les deux aimaient la lutte, mais la lutte pour les idées et les principes.

Sir John était plus brillant mais moins laborieux. Sir Georges était plus solide et d’une activité infatigable.

Voici ce que Sir Georges m’a dit un jour de son illustre ami : « Mon collègue est un homme heureux. Il est si merveilleusement doué qu’il est dispensé de travailler. Dans les débats importants, il me fait parler le premier afin que j’étudie moi-même à fond le sujet du débat et que je fasse toutes les recherches nécessaires. Et quand j’ai fait mon discours et répondu aux objections, il me dit : « All right, je suis maintenant documenté, et en état de répondre à tout. »

Alors, il écoute les adversaires, il prend quelques notes, et il résume le débat en répondant à tout le monde, et tout le monde est d’avis que c’est lui qui a fait le meilleur discours.

Vous connaissez cet axiome : « Qui parle beaucoup agit peu ». Il n’est pas applicable aux femmes, car les femmes sont exceptionnellement douées sous ce rapport : elles peuvent conduire de front la parole et l’action.

Mais l’homme qui est un grand parleur n’est pas généralement un homme d’action. Eh ! bien, Sir Georges fut une exception. Il fut un grand parleur et un homme d’action extraordinaire.

On a fait une collection de ses nombreux discours. Ils ont peu de valeur au point de vue littéraire, mais ils sont pleins d’idées et de conceptions pratiques ; ils sont tous réductibles en actes et en œuvres.

Sir Georges parlait mal les deux langues, mais il les parlait avec une abondance et une force extraordinaires, et jamais il ne parlait pour ne rien dire.

Les interruptions ne le désarçonnaient pas. Elles le rendaient plus ardent et plus énergique. Un soir qu’il était assailli et interrompu par de nombreux contradicteurs, il se croisa les bras, et secouant la tête, il leur dit : « GO ON, I AM ABLE FOR YOU ALL ! »

Sa voix devenait alors stridente et tant que son adversaire n’était pas convaincu ou réduit au silence, il frappait dessus, comme un forgeron sur une enclume.

Il était de petite taille, mais il n’était pas timide, et il disait un jour aux robustes Écossais de Cornwall : « Ma stature n’a rien de formidable, mais Dieu m’a donné de l’audace, de la persévérance et l’amour du travail. » Il avait le regard franc et sans dol comme sa devise, et dans les discussions ardentes ses yeux pétillants lançaient des éclairs, sous son large front un cerveau puissant travaillait sans cesse ; et malgré toutes les contradictions il était optimiste, et voyait tout en beau.

Le Canada était pour lui le plus beau pays du monde. Les Canadiens étaient la première race du monde. Tous ses projets étaient toujours les meilleurs du monde ; et remarquez bien qu’ils n’étaient pas des projets de fortune mais des projets politiques qui se rattachaient à la grandeur et à la prospérité de son pays.

Évidemment, une fois entré dans l’arène parlementaire un tel homme n’en devait plus sortir.


III


Vivant à une époque où le Canada n’était qu’au début de son développement, Cartier et Macdonald ont compris qu’ils devaient être, et ils ont été des initiateurs, des fondateurs, des législateurs, des créateurs d’institutions. Prévoyant tout, organisant tout, légiférant sur tout, ils ont été les véritables architectes de tout notre édifice national.

Pendant plus de vingt ans on peut dire que tout le poids de la législation a pesé sur les épaules de Sir Georges Étienne Cartier. Et ce que l’on n’a pas assez loué, c’est qu’il y a dans cette vaste législation de la suite, de la logique, de l’unité, et un idéal national toujours le même, qui est le mouvement ascensionnel du Canada.

Et ce mouvement s’est fait sans secousse, sans abus d’autorité, dans l’ordre et le respect de toutes les libertés nécessaires.

Apparemment on aurait pu croire que Cartier était un absolutiste, voulant exercer une espèce de dictature ; mais non il était plutôt démocrate et ami des libertés populaires. Au lieu de centraliser tous les pouvoirs et l’administration dans les mains de l’État, comme on l’a fait en France, sa législation tendit à les décentraliser.

C’est le caractère distinctif des lois que nous lui devons sur notre régime municipal, sur l’érection civile des paroisses et la construction des églises, sur l’instruction publique, sur l’organisation des tribunaux.

Comparez, si vous le voulez, notre régime municipal à celui de la France, et voyez la différence. En France, c’est un rouage gouvernemental, un pouvoir énorme entre les mains des ministres. Chez nous, c’est un pouvoir parfaitement indépendant des gouvernements.

Une autre législation bienfaisante à laquelle Cartier prit la plus grande part fut le règlement de la tenure seigneuriale. On lui en attribua la responsabilité et on le critiqua beaucoup. Mais qui oserait soutenir aujourd’hui que cette réforme n’était pas désirable ?

Pour abolir la féodalité en France, il a fallu faire la plus terrible des révolutions. Ici, un simple texte de loi a tout changé, en rendant pleine justice aux censitaires et aux seigneurs.

Non seulement Cartier faisait des lois nouvelles ; mais il voulait que les anciennes fussent mieux connues et mises à la portée de tous. C’est pourquoi il fit refondre tous nos statuts, devenus un labyrinthe, et codifier notre droit civil ; et le tout fut publié dans les deux langues.

C’était une œuvre considérable, et un grand nombre d’avocats s’y objectaient. Quand on lui fit remarquer cette hostilité du barreau en Chambre, Cartier répondit fièrement : « Je passerai à travers le barreau. »

Aujourd’hui tout le barreau s’applaudit, je crois, d’avoir un Code Civil qui malgré quelques défauts est le meilleur qu’il y ait au monde.

C’est encore à Cartier que nous devons l’établissement de nos bureaux d’enregistrement et de nos cadastres. Œuvre admirable et d’une importance capitale qui assure la sécurité à tous les titres de propriété et de créances hypothécaires.

Avec ces grands travaux législatifs, marchaient de pair le creusement des canaux, la construction des chemins de fer, et des ponts, le Grand Tronc, l’Intercolonial, le pont Victoria, et cent autres entreprises nécessaires au progrès matériel.

Mais plus notre pays grandissait et s’enrichissait, et plus il devenait urgent de le protéger, et Sir Georges établit une milice, au risque de perdre le pouvoir. Il le perdit en effet à cause de l’impopularité de cette mesure, mais il le reprit et la milice fut maintenue. Ce qui ajoute beaucoup au mérite de notre grand Canadien, c’est que toutes ses œuvres étaient combattues avec acharnement, non seulement par le Haut Canada, sous l’Union, mais aussi par des adversaires de sa province, qui lui faisaient une guerre implacable.

Ses luttes mémorables contre le Haut Canada, représenté par Georges Brown qui était un terrible lutteur, ont duré quinze années. À la fin, elles étaient devenues plus ardentes, et dans ses prévisions d’avenir il comprit que l’Union des deux Canadas ne pouvait plus durer.

Mais le problème était de savoir quel régime pourrait remplacer cette union sans compromettre l’avenir de notre province et son autonomie.

Cartier considéra longtemps cette question sur toutes ses faces, et dès 1858 il alla lui même en Angleterre, avec ses deux collègues Galt et Ross, pour proposer au gouvernement impérial la Confédération des provinces de l’Amérique Britannique du Nord.

Le projet fut ajourné et la lutte, entre les deux provinces continua. En 1864, elle était devenue intolérable, et un ministère de coalition fut formé pour remettre à l’ordre du jour le projet d’union fédérale.

On le discuta pendant un mois en parlement, et il fut adopté au printemps de 1865. Mais le nouvel ordre de choses ne fut définitivement établi par statut impérial qu’en 1867.

On reconnaît assez généralement que les principaux auteurs de cette grande œuvre ont été Sir John A. Macdonald, Sir Charles Tupper, et Sir Georges É. Cartier.

Mais les deux premiers ont déclaré, sans fausse modestie, que sans Cartier la Confédération n’aurait pu être faite. Car lui seul pouvait faire accepter le nouveau régime par la province de Québec, et ce fut pour lui une immense responsabilité.

Dès le début des pourparlers il se déclara un adversaire de l’Union législative, et quand ses collègues voulurent la lui imposer il menaça de tout briser. Finalement il leur fit accepter le système fédératif, le seul qui pouvait nous garantir l’autonomie provinciale dans toutes les questions concernant notre religion, l’instruction publique, notre langue, et nos lois civiles françaises.

Avec la rectitude de jugement qui le distinguait, Cartier n’a jamais connu l’incertitude, ni l’irrésolution ; et quand, après étude et réflexion, il avait pris sa détermination il ne doutait plus de rien. Sa certitude d’avoir raison faisait sa force, et si on lui avait dit : « Tout le monde est contre vous, » il aurait répondu : « Eh ! bien, tout le monde a tort. »

Dans ses vastes conceptions la Confédération devait englober tous les territoires, et s’étendre de l’Atlantique au Pacifique. L’Ouest, c’est l’avenir, disait-il.

Aussi retourna-t-il à Londres dès le printemps de 1869 pour négocier avec la Cie de la Baie d’Hudson et le gouvernement impérial l’acquisition des Territoires du Nord Ouest.

Sa mission fut couronnée d’un plein succès, en dépit des obstacles. C’est à cette occasion que l’illustre Gladstone fit son éloge dans un banquet, et l’appela l’homme légion. Ce qualificatif était bien trouvé ; car Sir Georges était vraiment légion, puisqu’il était partout et que rien ne se faisait sans lui.

Chaque année il accomplissait une œuvre nouvelle, toujours pour l’agrandissement du Canada. En 1870, il donnait une constitution à la nouvelle province du Manitoba, et en 1871, la Colombie Britannique était admise dans la Confédération. En quelques années notre pays, était ainsi devenu l’un des plus grands du monde en étendue. Mais il fallait rapprocher l’Est de l’Ouest, et relier les deux océans par une grande voie de communication.

Ce fut encore notre grand concitoyen qui proposa à la Chambre des Communes le colossal projet du chemin de fer du Pacifique.

Ce fut lui qui conduisit le débat, qui répondit à toutes les critiques, et qui fit adopter la loi le premier juin 1872. Quand le vote fut pris, les plus chaleureuses acclamations saluèrent son triomphe, et il s’écria : « ALL ABOARD FOR THE WEST ! ».

Ce fut le dernier et l’un des plus importants succès de sa carrière, qui touchait à sa fin.

Sir Georges n’avait encore que cinquante-huit ans. Mais son activité merveilleuse, et ses travaux herculéens qui ne lui avaient jamais permis aucun repos, avaient fini par ruiner complètement sa santé, et il était atteint d’une maladie qui ne pardonne pas.

Allait-il enfin se reposer ? — Impossible, car le moment des élections générales était venu. Il fallut continuer cette perpétuelle bataille qui le tuait.

Il fut de nouveau candidat dans Montréal-Est, et bientôt, pour des raisons qu’il serait trop long de faire connaître, on put prévoir qu’il serait battu. Les amis les plus dévoués d’autrefois l’avaient abandonné. Ceux qui lui étaient restés fidèles luttèrent jusqu’à la fin, mais ne purent le sauver de la défaite.

Il y avait du Bonaparte dans Sir Georges Cartier, et comme le Corse aux cheveux plats, il avait pris son peuple pour un cheval de bataille. Il était monté tout botté sur son dos, et sans relâche il le conduisait de bataille en bataille et de victoire en victoire. Mais il eut un jour la même aventure que Bonaparte. Son noble coursier s’est cabré, et le cavalier est tombé pour ne plus se relever.

Le Manitoba lui offrit un autre cheval de bataille, en l’élisant par acclamation dans le comté de Provencher. Mais le temps des combats était passé pour lui. Sa carrière si belliqueuse était finie, et il pouvait se rendre le témoignage qu’il avait rempli sa mission.

Le grand édifice de la Confédération Canadienne était construit, et ses fondements solides lui assuraient des siècles de vie nationale : l’architecte pouvait mourir.

Les hommes de l’art, espérant encore prolonger sa précieuse existence, lui conseillèrent d’aller consulter les grands médecins de Londres, et il partit pour l’Europe le 28 septembre 1872.

Je n’oublierai jamais la scène touchante de son départ de Québec. En grand nombre nous étions allés lui dire adieu. Il était debout sur le pont supérieur du steamer, et nous étions groupés en face de lui sur le quai.

Nous lui présentâmes une adresse, et il y répondit d’une voix très émue. Tout à coup, le brutal sifflet d’un bateau voisin couvrit ses paroles, et il fut forcé de s’interrompre. Mais dès qu’il put se faire entendre il reprit : « Je suis habitué aux interruptions, mais celle-ci est plus violente que les autres, et ce sifflet est plus fort que moi. Vous voyez cependant qu’il ne m’a arrêté qu’un instant. Il en sera de même de l’échec électoral que je viens de subir à Montréal. Ce n’est pas cela qui mettra fin à ma carrière. Je ne suis pas de ceux que de pareils accidents découragent, et pour gagner encore des victoires je ne demande qu’une chose : que Dieu me prête vie et santé. Le cœur plein de reconnaissance, je vous dis adieu, ou plutôt « au revoir ».

Cet « au revoir » fut coupé par un sanglot, et à peine entendu. En réalité, c’était l’adieu éternel. Il ne devait plus revoir son pays. Mais ses amis le revirent lui-même quelques mois plus tard couché dans son tombeau, traîné par six chevaux dans les grandes rues de votre ville au bruit du canon et au son des cloches de toutes les églises, suivi de tout le peuple qu’il avait aimé, et de tous ceux qui l’avaient le plus combattu.

Car toutes les inimitiés s’éteignent devant la mort ; et les ennemis de celui qui meurt sont souvent les premiers à vouloir le diviniser. SIT DIVUS DUM NON SIT VIVUS ! Qu’il soit dieu maintenant qu’il n’est plus vivant.

Les grandes rues de Montréal qui avaient été témoins de ses batailles et de sa dernière défaite, étaient devenues pour lui une voie triomphale. Il rentrait dans sa ville comme les grands généraux de Rome, auxquels le sénat avait décerné l’honneur du triomphe.

L’immense cortège funèbre défila pendant des heures aux accents lugubres des fanfares militaires, et s’arrêta enfin au bord d’une fosse trop étroite pour sa gloire.

On y descendit sa dépouille mortelle au chant des psaumes et des prières ; la terre en tombant sur la tombe rendit un dernier son. Et puis, la foule se dispersa, tous les bruits cessèrent, et le silence de la mort s’étendit sur lui plus lourd que le plomb du cercueil.


IV.


Quarante ans de solitude et d’oubli ont passé sur sa dernière demeure, et voilà que soudainement sa renommée retentit de nouveau comme une fanfare.

Que se passe-t-il donc autour de ce tombeau ? Toute sa génération n’est-elle pas éteinte avec lui ? Et ne dort-elle pas à ses côtés de l’éternel sommeil ? Quelles sont donc ces voix puissantes que tous les échos répètent, et qui acclament son nom, de l’Atlantique au Pacifique ?

Mesdames et Messieurs, ce sont les voix des générations nouvelles, et c’est le réveil mystérieux de la gloire des grands hommes.

Dans les années qui suivent leur mort, elle dort avec eux dans le sépulcre. Leur nom semble s’effacer de la mémoire des humains. L’oubli couvre leurs œuvres les plus méritoires. Mais un jour vient où le souffle de l’immortalité remue soudainement la poussière de leurs tombeaux, et y réveille la gloire endormie.

Ce sont les générations nouvelles qui s’éprennent d’admiration pour les grandes choses qu’ils ont laissées derrière eux.

C’est la postérité dont la conscience éveille tardivement la gratitude, et qui veut payer à leurs cendres augustes la dette de reconnaissance jusqu’ici négligée.

Et voilà ce qui arrive aujourd’hui à notre illustre compatriote. Son étoile qui depuis quarante années avait sombré sous l’horizon vient de reparaître au ciel de son pays, plus grande et plus brillante que jamais ; et pour que les générations futures ne puissent plus l’oublier un superbe monument de granit et de bronze perpétuera sa gloire sur les hauteurs de sa ville bien-aimée.

C’est de là qu’il assistera désormais aux progrès merveilleux de sa race et de sa patrie. C’est de là qu’il enseignera à la jeunesse canadienne que la vie ne lui est pas donnée pour s’enrichir et jouir, mais pour aimer Dieu et la patrie, et pour faire à ce double culte les sacrifices que le désintéressement et le patriotisme imposent.

C’est de là qu’il dira aux hommes politiques : « Soyez des hommes d’action et non des cymbales retentissantes, des constructeurs et non des démolisseurs. Soyez fidèles à l’honneur et à la probité, au lieu de rechercher les honneurs, les dignités et la fortune. »

Et vous-mêmes, Mesdames et Messieurs, que direz-vous de lui quand vous passerez auprès de son monument. Quel jugement porterez-vous sur le grand homme d’État et sur son œuvre ?

Si vous l’avez connu, peut-être direz-vous qu’il n’était pas parfait, et je dirai comme vous. Mais si l’on n’érigeait des statues qu’aux hommes parfaits les statuaires mourraient de faim. Y en a-t-il des hommes parfaits ? Il y a peut-être des femmes parfaites parce qu’elles n’ont pas été formées de la même argile que nous. Et encore, j’en doute beaucoup.

Mais des hommes parfaits, je n’en ai jamais rencontré dans la politique… ni ailleurs, pas même dans la magistrature. Or, si la perfection existait sur terre, c’est sur le Banc qu’on la trouverait.

Donc, Sir Georges É. Cartier n’était pas parfait, et il a commis des fautes comme le commun des mortels. Mais il est facile de les oublier, quand on se rappelle ses grandes actions, et les éminents services qu’il a rendus à son pays.

Pour un grand nombre d’hommes, la politique est une carrière. Pour lui, elle fut un apostolat, une mission patriotique, et pour remplir cette mission il a tout sacrifié, même la modeste fortune dont sa famille avait besoin.

Il fut un de ces élus que la Providence désigne pour gouverner un peuple, à une époque déterminée de son existence, et à qui elle donne les facultés et les vertus nécessaires pour l’accomplissement de leur mission.

Les facultés principales de Sir Georges étaient l’activité, le courage, l’énergie, la sûreté du coup d’œil, et le génie des fondateurs. Il avait le don des législateurs comme les Lycurgue et les Solon.

À ces belles facultés, il joignait, les vertus nécessaires, la foi chrétienne, l’amour de son pays, la probité, et le désintéressement.

L’âme de toute sa race vibrait en lui, et il en était le verbe. Son nom était dans toutes les bouches, dans tous les journaux, sur tous les hustings. Sur lui se concentraient toutes les admirations et toutes les attaques ; et quand aux jours mémorables de sa carrière il exposait en Chambre ses grands desseins on pouvait dire ; c’est la province de Québec qui parle. Et ses paroles, qui n’étaient pas souvent éloquentes étaient presque toujours des oracles. On se moquait de ses prophéties, mais cela ne les empêchait pas de s’accomplir.


V.


La femme étant la moitié de l’homme et généralement sa meilleure moitié, il me semble que ce discours sur Cartier ne serait pas complet si je ne parlais pas un peu de Lady Cartier.

Vous êtes trop jeunes, Mesdames, pour l’avoir connue ; mais j’ai eu l’honneur de lui donner l’hospitalité pendant des semaines et des mois, lorsque j’habitais Kamouraska, et je crois pouvoir dire que je l’ai bien connue.

Je ne voudrais pourtant pas admettre que je suis vieux, mais comme il y a de cela plus de quarante ans, il est évident que j’étais jeune alors, et que vous n’étiez probablement pas nées.

Lady Cartier était une femme supérieure. Elle avait un esprit des plus brillants, assaisonné d’un peu de malice ce qui lui donnait plus d’éclat. L’esprit était d’ailleurs héréditaire dans sa famille.

J’ai entretenu avec elle une longue correspondance qui était en même temps une polémique, et le sujet du débat était toujours le même : Les mérites et les démérites des deux sexes. Je disais des femmes tout le mal que je ne pensais pas, et elle disait des hommes tout le mal qu’elle pensait. Mais comme j’écrivais sans conviction, et que de son côté elle était profondément convaincue, elle remporta naturellement la victoire.

Je lui faisais d’ailleurs des concessions, et je reconnaissais que c’était une erreur d’appeler l’homme le sexe fort. Il est le sexe faible, comme la chose est prouvée par la Bible. La première femme a été plus forte que le premier homme, et Samson qui était un juge et un juge très fort, a été plus faible que Dalila.

Quant aux femmes, je poussais la galanterie très loin ; car je les partageais en deux catégories : celles qui aiment les hommes, et même leurs maris, et celles qui aiment leurs maris, mais qui n’aiment pas les autres hommes.

Lady Cartier appartenait à cette seconde catégorie. Elle aimait, et elle admirait beaucoup son mari ; mais elle n’avait aucune inclination naturelle pour ce qu’elle appelait le sexe fort.

La femme arrive à la sagesse plus vite que l’homme. Lady Cartier y était arrivée avant l’âge. Elle n’aimait pas le monde, et j’incline à croire qu’elle eut été très heureuse dans un couvent, à condition d’en être la supérieure, comme son mari était heureux dans la politique à condition d’être toujours le premier ministre. Cela prouve qu’ils étaient deux natures d’élite ; et si l’homme politique a su remplir sa mission comme je crois l’avoir démontré, Lady Cartier a su également remplir la sienne. Vous connaissez tous les devoirs sociaux que les hommes entièrement voués à la politique imposent à leurs femmes.

Pendant les sessions parlementaires surtout, c’est un véritable esclavage ; à quelques heures d’avis, il leur faut un dîner ou un déjeuner, une soirée, un bal, un pique-nique. Il faut visiter ou recevoir des partisans vulgaires mais influents, des ennuyeux exigeants, des dames dont le caquet est assommant mais dont les maris commandent un certain nombre de votes.

Lady Cartier a connu ce servage, et elle en a rempli les devoirs avec un admirable dévouement. Sa maison était ouverte à tous ; ses dîners étaient bons et bien servis, et elle faisait les honneurs de son salon avec une distinction et une amabilité remarquables. Sa haute vertu ne l’empêchait pas d’être de bonne et agréable compagnie.

Après s’être dévouée comme épouse, elle se dévoua comme mère, à ses deux filles qui portaient deux noms bonapartistes, Joséphine et Hortense, et toutes trois allèrent rejoindre Sir Georges à Londres, quand il fut connu que sa maladie s’aggravait.

Le dernier hiver fut sombre, car il manquait à la fois de soleil et d’espérance, et quand les fleurs de mai parurent sous le toit désolé, elles étaient des fleurs de deuil.

On l’a dit bien des fois, la vie humaine ressemble à une traversée de l’océan. Mais sur l’océan de la vie toutes les traversées finissent comme celle du « Titanic ».

Un jour, deux êtres se sont rencontrés, attirés l’un vers l’autre par une mutuelle sympathie. Ils se sont juré un amour éternel, et ils se sont embarqués sur le même navire. Le navire est neuf et la mer est belle. Le couple joyeux vogue enchanté, bercé par les illusions de la jeunesse et de la félicité.

Mais tout à coup le beau navire se brise, l’un des époux est englouti par la mer ; et l’autre continue seul son voyage dans une embarcation plus modeste, en attendant qu’un autre naufrage le jette à son tour sur la rive éternelle.

Voilà quel fut le sort de lady Cartier. La première partie de la traversée avait été brillante, glorieuse et mouvementée. La navire était pavoisé des couleurs nationales, et il portait un pavillon victorieux. Il était peuplé d’amis nombreux, un orchestre y faisait entendre ses airs les plus joyeux.

Mais au jour du naufrage les lumières se sont éteintes, les amis sont disparus, et demeurée seule avec ses deux filles, accrochée aux épaves de sa fortune, elle a continué le voyage de la vie, loin du pays natal, au milieu des ennuis de la solitude et de la nostalgie. Heureusement elle eut, deux anges pour la consoler, ses deux charmantes filles qui lui prodiguèrent tous les soins que peut donner l’amour filial. Or de quoi l’amour filial n’est-il pas capable ?

Toutes deux étaient dignes des auteurs de leurs jours. Elles avaient l’esprit très cultivé, une grande distinction de manières, et le don de la conversation aimable et gaie. Elles étaient jeunes, et la jeunesse est la grande force pour réagir contre le malheur. Leur tendresse et leurs soins délicats réconcilièrent la mère avec la vie.

Elles allèrent vivre toutes les trois dans une blanche villa, ombragée de palmiers et d’acacias, sur la Côte d’Azur, à Cannes, et la mort seule les sépara.

L’aînée des deux filles, Joséphine, fut emportée par une syncope du cœur à 36 ans, en 1886. Lady Cartier mourut à 70, en 1898.

Leurs restes mortels furent rapportés au pays natal, et reposent avec le chef de la famille au cimetière de la Côte des Neiges.

Mesdames et Messieurs, il m’a semblé convenable et juste de lever un coin du voile de deuil et d’oubli qui depuis si longtemps enveloppe ces nobles existences, en ce jour où le réveil de la gloire vient rendre tout son éclat à l’astre autour duquel elles ont gravité.

Il est juste qu’un rayon de cette gloire rejaillisse sur elles, et c’est pour vous comme pour moi, j’en suis sûr, une grande satisfaction d’apprendre que l’unique fille survivante du grand homme sera avec nous en 1914 et prendra part à la glorification de son illustre père.