Concours académiques et du livre de M. Matter


DE
L’INFLUENCE DES MOEURS
SUR LES LOIS,[1]
ET

DES LOIS SUR LES MŒURS.

Par M. MATTER,
Inspecteur-général des études.


du sujet proposé. — analyse de l’ouvrage de m. matter. — esquisse de la question. — de la nouvelle académie des sciences morales et politiques.


Dans l’ordre philosophique et littéraire, Rousseau est à peu près le seul homme dont le génie se soit déclaré à l’instigation d’une académie. En posant cette question : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs, et cette autre encore : Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle, les académiciens de Dijon jetèrent, sans le savoir, comme une provocation à une grande âme. Ces accidens sont fort rares. Les hommes que leur énergie appelle à la puissance choisissent ordinairement leur route eux-mêmes ; eux-mêmes veulent la tracer, la limiter pour mieux la fournir ; une fois engagés, ils ne considèrent plus que le but qu’ils ont élu ; ils ne se rendent pas aux invitations avec lesquelles on tenterait de les attirer ailleurs ; en vain on sèmera sur leur passage des objets qui pourraient les divertir, ils passent, ils demeurent fidèles aux engagemens pris avec eux-mêmes. Je confesse me défier un peu de ces écrivains que les programmes académiques trouvent toujours prêts : est-ce justice ou prévention irréfléchie ? Que le lecteur en décide ; mais il me semble que cette facilité à se laisser embaucher décèle une nature plus complaisante que forte.

Cependant il n’y a pas de règle absolue qui puisse interdire quoi que ce soit à la pensée et au talent ; aussi quand un homme se présente pour embrasser tour à tour les plus difficiles et plus diverses matières, il y aurait conscience à le décourager ou à l’éconduire par des lieux communs de prudence et de bon sens ; et si le succès couronne l’aventureuse audace qui ne craint pas de discourir de omni re scibili, la gloire redouble. C’est de cette gloire redoublée dont évidemment M. Matter est épris ; l’Académie des inscriptions et belles lettres l’avait couronné une fois, il n’eut point de repos qu’il n’eût cueilli une seconde palme : enfin l’Académie française présente à l’émulation des personnes disponibles un prix extraordinaire de dix mille francs ; M. Matter se précipite dans une arène nouvelle pour lui ; ni l’étendue, la difficulté et la spécialité du sujet, ni l’érudition qu’il y faut porter, ni la raison philosophique dont il est nécessaire de le pénétrer intérieurement, ni la langue dont il est besoin de le revêtir ne le feront réfléchir ; pas la moindre hésitation, pas le moindre scrupule ; lire le programme de l’Académie, disposer son papier et son encre, écrire, tout cela fut pour M. Matter l’affaire d’une décision instantanée, irrévocable. Ce troisième sujet de prix académique est fait pour lui comme les deux autres ; il est vrai qu’il n’y avait pas songé lui-même, mais le programme lui a révélé ce qu’il n’a pas senti dès l’abord ; il se trouve jurisconsulte, publiciste, orateur à la voix de l’Académie française, comme il s’était jugé érudit, historien, philosophe et théologien, quand l’Académie des inscriptions lui eut donné le signal.

Évidemment, sans ces deux Académies M. Matter n’écrivait pas, et j’ai eu tort de condamner d’une façon absolue la pente à se laisser aller aux tentations extérieures ; l’auteur dont nous parlons avait besoin d’une excitation étrangère ; il était sans doute par lui-même tout ce qu’il s’est manifesté successivement, historien, philosophe, théologien, jurisconsulte, publiciste, orateur ; mais il attendait une impulsion : les sujets académiques furent pour lui ce que furent pour Achille les armes présentées par Ulysse.

M. Matter a commencé par écrire, sur la proposition de l’Académie des inscriptions, un essai historique touchant l’école d’Alexandrie : je ne m’étonnerais pas si ce sujet eût séduit un penseur ; il est grand et occupe une place importante dans l’histoire des idées humaines. Cette lutte, ce dernier effort du paganisme qui résume ses forces, ses traditions, ses souvenirs, ses théories et ses systèmes, pour en opposer le cortège et l’armée à l’invasion d’une doctrine nouvelle, qui veut se soumettre la société par la puissance mystérieuse et la démocratique simplicité de sa morale ; la figure, le caractère et le génie de Proclus, le mysticisme extatique de Plotin, son maître Ammonius Saccas, le conflit de l’hébraïsme et du paganisme pouvaient à coup sûr tenter un esprit philosophique, curieux des leçons contenues dans le passé du monde. Quand le livre de M. Matter parut, je me rappelle y avoir avidement couru, pour m’instruire un peu à fond de ce qui se passait véritablement dans l’intérieur de cette école d’Alexandrie. Mon mécompte fut grand ; au lieu d’une profonde, érudite et intelligente histoire, je ne trouvai qu’une sèche et maigre nomenclature de noms d’hommes, de titres d’ouvrage ; mais la raison des opinions, la diversité et le mérite des systèmes, la variété des sciences explorées, le caractère et la convenance avec leurs siècles des personnages, ne figuraient pas dans l’ouvrage couronné. Et encore je ne parle ici que de la face des choses dont j’étais le plus curieux ; je ne relève pas le développement des sciences exactes et de la critique littéraire, également laissé sans appréciation et sans vie.

Plus tard le gnosticisme, ce christianisme plus raffiné, plus idéalisé, qui tendait à se séparer complètement de l’hébraïsme et qu’admirent secrètement les plus savans pères de l’église, fut offert à M. Matter par l’Académie des inscriptions comme un nouvel objet d’élucubration. Cette fois l’auteur lauréat fut moins malheureux ; il pouvait s’appuyer sur d’excellens travaux que lui prêtait l’Allemagne ; et son histoire critique du gnosticisme vaut beaucoup mieux que son essai sur l’école d’Alexandrie. Après ces deux ouvrages couronnés l’un en 1817, l’autre en 1826, l’auteur parut un instant avoir enfin mis la main sur l’aliment convenable à l’activité de son esprit, et vouloir se tenir à l’étude des idées philosophiques et religieuses, car en 1829 il publia une Histoire universelle de l’église chrétienne, dont les deux premiers volumes ont paru. J’ai lu ce livre avec le même empressement que les deux autres ; c’est une compilation et un abrégé ; l’originalité individuelle et la sagacité philosophique m’en ont semblé absentes.

Il est à croire que M. Matter se cherchait encore quand l’Académie française proposa son prix extraordinaire : il paraît que l’histoire de la philosophie ancienne et l’histoire du christianisme ne lui suffisaient pas, et qu’il avait pour la science de la législation un penchant secret qui se fit jour enfin. Suivons-le dans cette autre carrière, et tâchons de reconnaître s’il a trouvé définitivement ce qui convient à son esprit ; non que nous veuillions le moins du monde comprimer l’essor de M. Matter, et si un nouveau programme académique vient encore lui révéler une nouvelle aptitude, nous y souscrivons par avance.

En 1827, l’Académie française mit au concours cette question : De l’influence des lois sur les mœurs et des mœurs sur les lois, et publia le programme suivant pour servir de guide aux concurrens :

« L’Académie française a pensé qu’elle ne pouvait mieux remplir les intentions du vertueux Montyon, qu’en faisant servir ses libéralités à obtenir des ouvrages d’une utilité générale et d’un ordre élevé.

« Pour traiter le sujet que l’Académie propose, il faudrait montrer, d’après des recherches exactes, comment chez les différens peuples dont nous connaissons l’histoire, et suivant leurs divers degrés de civilisation, les institutions politiques, les lois pénales et les lois civiles ont agi sur les mœurs, et comment, à leur tour, les mœurs ont préparé, ont amené le changement des institutions et des lois. C’est un ouvrage approfondi et surtout utile que l’Académie demande. Il ne s’agit point d’entrer dans la discussion des questions spéciales ni de faire l’apologie ou la critique des lois existantes, ni de provoquer des réformes soudaines. Tous les temps et tous les pays fourniront des exemples fertiles en inductions et en conséquences. Le but de l’ouvrage devra être de répandre des lumières, de contribuer à rendre vulgaires des vérités qui, étant enfin généralement admises, s’introduisent dans la législation. C’est ainsi que la servitude personnelle dans les domaines royaux a été abolie par un édit de Louis xvi, du mois d’août 1779 ; c’est ainsi que la question préparatoire à laquelle on appliquait les prévenus a été abolie par une déclaration du même roi, du 24 août 1780. Le temps et les travaux des écrivains avaient préparé ces réformes.

« Un pareil ouvrage bien conçu et bien exécuté honorerait l’auteur et la nation ; il serait étudié avec fruit par tous les peuples ; il amènerait à la longue d’une manière indirecte, mais sûre, d’immenses améliorations dans les lois et dans les mœurs du monde civilisé.

« L’Académie, en proposant ce grand et beau sujet, croit rendre un noble hommage à celui qui, après avoir passé sa vie à faire du bien à ses semblables, a voulu leur léguer après sa mort le trésor le plus précieux des vertus et de la sagesse[2]. »

Assurément un semblable programme atteste les plus honorables intentions ; l’Académie française ayant à sa disposition une somme considérable veut obtenir à ce prix un ouvrage d’une utilité générale et d’un ordre élevé : rien n’est plus louable ; mais a-t-elle été heureuse dans le choix du sujet proposé, et dans cette première convergence à des matières plus graves que ses occupations ordinaires ? Si elle eût eu dans son sein des publicistes compétens aussi bien que des littérateurs distingués, ces publicistes l’eussent détourné de proposer cette question : De l’influence des lois sur les mœurs et des mœurs sur les lois ; ils lui eussent démontré que c’était trop ou trop peu : trop peu s’il ne s’agissait pour se trouver vainqueur que d’habiller avec les secours de la rhétorique un lieu commun, de pauvres et chétives idées ressemblant aux sépulcres vides et blanchis de l’Écriture ; trop si la couronne ne devait écheoir qu’à la tête puissante qui aurait tenté et accompli au dix-neuvième siècle la création d’un autre Esprit des lois. Or, de pareilles entreprises ne ressortent d’aucune Académie, quelle qu’elle soit ; elles ne se décrètent pas au bon plaisir d’une compagnie, elles ne s’achèvent pas avec trois années et dix mille francs. L’Académie française a été parfaitement honnête et innocente dans ses procédés : elle a vertueusement failli, en s’aventurant dans des choses qu’elle ne sait pas assez bien.

Au surplus, on dirait qu’elle a eu le sentiment de son incompétence ; car elle tâtonne, elle est timide dans les conseils qu’elle donne aux concurrens : elle veut un ouvrage surtout utile, d’accord ; approfondi, très bien. Il faudra rechercher comment les institutions politiques, les lois pénales et les lois civiles ont agi sur les mœurs et réciproquement : voici ce semble la carrière ouverte dans tout son espace. Mais viennent les restrictions ; il ne faudra pas entrer dans des questions spéciales, recommandation passablement étrange, habitudes littéraires portées dans un sujet scientifique ; il ne faudra pas non plus faire l’apologie ou la critique des lois existantes, conseil singulier qui interdit aux écrivains l’appréciation de leur siècle et de leur pays ; enfin il faut se garder surtout de provoquer des réformes soudaines : les auteurs sont avertis ; pas de provocations, pas de provocations à des réformes qui seraient d’autant plus dangereuses qu’elles seraient soudaines ; l’Académie veut un ouvrage qui amène les améliorations à la longue, d’une manière indirecte, mais sûre : la ligne droite est proscrite. Enfin le but de l’ouvrage sera de contribuer à rendre vulgaires des vérités généralement admises : cela est clair ; les concurrens devront s’abstenir des vérités qui ne seraient pas admises ; ils doivent se borner aux vérités qui se trouvent dans la circulation, et les rendre plus vulgaires qu’elles n’étaient déjà. L’originalité des vues est mise hors de cour.

Ce programme ne semble-t-il pas dire aux concurrens qui pouvaient se présenter : Ne concourez pas, vous dont la pensée est ferme, la raison directe, la réflexion systématique, l’instruction spéciale, qui croyez qu’on ne doit écrire que pour établir des vérités dans l’ordre de la science, et les importer dans la société sur-le-champ ; philosophes ardens, esprits actifs et jeunes, imaginations passionnées, intelligences dogmatiques et entières, ne concourez pas ; mais concourez, vous, qui avez le don de rassembler les lieux communs, les maximes vulgaires, sans en prendre dégoût ; vous qui parlez de tout au titre d’une insuffisance universelle, qui n’avez pas l’enthousiasme du vrai, esprits prudens et neutres, qui ne poussez jamais aux réformes soudaines, dont le style est sage, ordinaire ; vous tous, talens estimables qui gardez toujours une juste mesure, concourez, c’est pour vous qu’est proposé un prix extraordinaire de la victoire.

J’arrive au livre couronné qui, suivant le programme, est destiné à être étudié avec fruit par tous les peuples. Il faut plaindre les peuples, s’ils n’ont pas d’autre nourriture.

C’est une fatigante déception, que le jugement d’un livre où les questions, loin d’être mises en relief, sont effacées ; où les idées, loin d’être produites dans leur ordre, leur génération et leur portée, disparaissent dans une pâle confusion : tel est le sentiment que nous a fait éprouver le livre de M. Matter, dont il faut donner au lecteur une analyse rapide.

L’influence des mœurs sur les lois dérive de la nature des unes et des autres : partout les mœurs ont imprimé aux lois leur nature, leur caractère et leur physionomie ; elles influencent leur origine, leur nature et leur esprit ; elles agissent sur les institutions politiques et les formes de gouvernement qui régissent les peuples : ainsi il ne faudra pas d’institutions belliqueuses chez un peuple qui aura les goûts, les habitudes de l’industrie et du commerce. Après l’influence des mœurs sur les lois générales d’une société, l’auteur passe à l’influence sur les lois civiles ou les lois ordinaires : il se demande si cette influence incontestable est un bien ou un mal ; il découvre que les bonnes mœurs inspirent les bonnes lois, qu’elles ont la puissance de conserver ces dernières et de les maintenir en vigueur ; que là où il n’y aurait point de bonnes mœurs, les lois seraient impuissantes et nulles ; que les bonnes mœurs amènent l’amélioration progressive des lois, que par cela seul qu’elles sont bonnes, elles portent en elles-mêmes un élément de progression qui tend sans cesse à se développer ; que le développement des mœurs et celui des lois sont si naturellement parallèles, que toute révolution, toute amélioration sensible dans les premières amène une révolution, une amélioration analogue dans les secondes. Telle est la puissance des mœurs, que là même où elles sont peu fécondées par les lumières de la civilisation, leur action politique est sensible ; enfin sur ce point, l’auteur arrive à cette conclusion neuve, dont nous citerons les termes : « Sous quelque point de vue que nous examinions l’influence des bonnes mœurs sur les lois présentes, absentes, bonnes, mauvaises, neuves ou surannées, cette influence est également admirable, également digne des plus sérieuses méditations de l’ami des hommes, du citoyen, de l’homme d’état, du législateur, du moraliste, du prince, de l’écrivain, du prêtre et du philosophe. » L’influence des mauvaises mœurs sur les lois devient à son tour l’objet des méditations de M. Matter. Il professe qu’elles altèrent les facultés morales et intellectuelles des peuples, que les lois sont mauvaises quand les mœurs le sont, que les mauvaises mœurs sapent par leur base les institutions politiques, qu’elles en corrompent les meilleures, qu’elles en font des corps sans vie et sans âme, qu’elles y glissent leur poison, et que toujours la ruine des lois, des empires suit la ruine des institutions et des mœurs. Après ces rares découvertes, l’auteur arrive à cette conclusion non moins originale : Que les bonnes mœurs inspirent et conservent les bonnes lois, réforment les mauvaises et les épurent, font prospérer les institutions et les empires ; que dans tous les temps aussi, les mauvaises mœurs altèrent les bonnes lois, corrompent les meilleures institutions, et mènent à leur ruine les peuples les plus célèbres, et que par conséquent la liaison des mœurs et des lois est intime. Mais l’influence des lois sur les mœurs semble à l’auteur plus difficile à déterminer que celle des mœurs sur les lois ; elle doit exister, elle existe, elle est attestée par l’histoire. Les lois générales et les institutions politiques des peuples exercent sur les mœurs leur influence. Un gouvernement démocratique tendra à rendre les mœurs démocratiques : un gouvernement aristocratique tendra à rendre les mœurs aristocratiques. De même pour la monarchie et la théocratie. Il n’est donc point de lois, conclut l’auteur, point d’institutions politiques dont l’influence morale ne soit digne à tous égards de l’attention du législateur et du moraliste ; Mais il est des circonstances qui déterminent et modifient l’influence des lois sur les mœurs ; d’abord cette action est plus forte en raison du caractère plus ou moins pur, et par conséquent plus ou moins imposant de la loi. L’influence des lois dépend encore du caractère et de la nature de l’autorité qui les rend ; elles dépendent aussi de l’époque où elles sont rendues. Enfin lorsqu’elles sont mauvaises, elles ne sauraient exercer une grande action, et l’auteur conclut hardiment qu’elles ne sont pas bonnes. L’influence des lois est naturellement conforme à leur nature, l’action des bonnes lois est une action bonne en morale et en politique, l’action des mauvaises lois est aussi funeste en politique qu’en morale. Les bonnes lois sont les meilleures gardiennes des bonnes mœurs. Il ne faut pas trop les multiplier, pour qu’elles soient efficaces, il faut les appuyer sur les bonnes mœurs ; enfin, nouvelle conclusion originale, l’influence des bonnes mœurs et des bonnes lois les unes sur les autres est toujours heureuse, féconde en glorieux résultats pour les législateurs, pour les peuples et pour l’humanité. Mais rien n’est plus funeste que l’influence des mauvaises lois sur les mœurs. Pour comprendre toute l’étendue du mal produit par les mauvaises lois, il faut voir pourquoi elles sont mauvaises : elles sont mauvaises quand elles sont contraires à la nature de l’homme, quand elles sont contraires à la morale publique, quand elles sont trop sévères ; enfin elles sont mauvaises quand elles favorisent des passions mauvaises ; elles sont encore mauvaises quand elles sont entièrement contraires au génie du peuple qu’elles doivent gouverner. L’auteur consacre une dernière partie à donner des conseils au législateur : il lui recommande de s’attacher au sentiment, à l’idée et à la tendance qui domine chez la nation qu’il veut gouverner. Il lui signale l’éducation morale et politique des peuples comme un excellent moyen d’amélioration. Enfin l’éducation de la jeunesse lui paraît devoir être l’objet des méditations du législateur. Elle est grande la mission du législateur chargé de l’éducation de la jeunesse, de l’éducation des peuples, de l’interprétation de leurs mœurs, de leurs lois, de leur génie et de leur tendance. Enfin, conclusion littérale et dernière de l’auteur, toujours s’épurent les mœurs et le perfectionnement des lois, s’appuyant toujours davantage les unes sur les autres ; se prêtant réciproquement un éclat plus pur et une puissance plus active, elles nous conduiront toujours plus près du terme de gloire et de prospérité auquel elles sont chargées par la Providence de nous conduire.

Je demande pardon au lecteur de cette interminable série de lieux communs et de vulgaires propositions ; mais il était nécessaire de lui mettre sous les yeux la confuse et pâle image de cette triste composition, sur laquelle, à contre-cœur, il nous faut bien exercer la sévérité de la critique. Joignez à cette pauvreté du fond un style sans esprit et sans âme, sans couleur, sans caractère, où les substantifs et les épithètes ont pris la fastidieuse habitude de s’accoupler trois par trois, où l’expression toujours vague manifeste toujours une pensée commune ; joignez un usage de l’histoire, qui n’a rien de saillant et de significatif, des citations sans nouveauté et sans portée, et vous pourrez plaindre le pénible ennui qui pesa sur nous, quand nous vîmes disparaître sous l’appareil d’une phraséologie vide et verbeuse la grandeur de la question proposée.

Car elle est grande et belle pour qui la reconnaît dans sa nature et son caractère. Il y avait d’abord à définir les deux termes dont on voulait faire le rapprochement et la comparaison.


I. QU’EST-CE QUE LES MŒURS ?


Analyse des instincts spontanés de l’homme et des sociétés.
À quelle époque de l’histoire générale du monde elles ont dû régner sans les lois.
À quelle époque de l’histoire de tout peuple elles règnent sans les lois.
À quelle époque elles tiennent lieu de lois révélées, et de toute écriture.
À quelle époque elles se concilient avec la présence d’une loi courte et écrite, et tiennent lieu de lois plus nombreuses et plus raisonnées.
Leur caractère traditionnel.
En quoi excellentes.
En quoi originales et innées. — Question des races.
En quoi soumises aux influences extérieures de la nature. — Question du climat.
Que livrées à elles-mêmes, elles enchaîneraient l’avenir des sociétés.
Question de la liberté de l’individu.
Question de l’association.
Idée de la société.
Transition naturelle pour passer à l’idée de loi.


II. QU’EST-CE QUE LA LOI ?


Analyse des caractères de la loi, de ce résultat de la conscience sociale.
Modifications successives par lesquelles passe la conscience de la société.
Disposition exclusivement superstitieuse, de foi, et de religion symbolique. — Institutions théocratiques.
Disposition encore théocratique, inclinant aux intérêts exclusifs d’une minorité. — Institutions aristocratiques.
Aurore d’un esprit plus général, avènement d’intérêts plus généraux, apparition d’une majorité qui réclame. — Luttes entre la situation théocratico-aristocratique et la situation timo-démocratique.
Avènement d’une liberté plus générale encore, plus humaine.
Plébéianisme. Christianisme :
C’est-à-dire égalité de l’âme humaine
Philosophie :
C’est-à-dire égalité de l’intelligence humaine.
Question de la révélation.
Question de l’éducation du genre humain. Empire s’étendant de plus en plus de la loi philosophique.
Du législateur.
Un dieu parlant par le prêtre.
Le prêtre se confondant avec le noble.
La minorité transigeant avec la majorité.
La majorité dans des conditions imparfaites.
La majorité dans des conditions plus philosophiques.
La majorité se rapprochant le plus possible de l’universalité.
Idée moderne et philosophique du peuple.


III. RAPPORTS DES LOIS ET DES MŒURS.


De leur action réciproque chez quelques peuples, dont l’histoire est marquée de caractères originaux.
Rapports des mœurs avec la législation théocratique.
— Avec la législation aristocratique.
— Avec les différens développemens de l’institution démocratique.
Caractères généraux de la civilisation antique. — De l’état.
Origine de la société moderne.
— Mœurs germaniques.
— De la famille.
De l’action réciproque des lois et des mœurs dans l’histoire général du monde.
— De la coutume.
— De la raison philosophique.
— De la tradition.
— De l’écriture.
Question de la codification.
Comment la loi participe à la fois de l’axiome et du dogme.
Office social de la science.
Que la science sociale doit travailler à mettre la légalité toujours au niveau de la moralité interne et progressive des sociétés.
Caractère philosophique et réfléchi de la moralité moderne.
Supériorité de la raison sur l’instinct, du général sur le particulier.
Idée philosophique et moderne de l’état.
Subordination morale de l’individualité à l’association.
Donc, dans les rapports des lois avec les mœurs, et des mœurs avec les lois, les lois doivent diriger, modifier, perfectionner constamment les mœurs, et les gouverner rationnellement.


Cette faible esquisse n’a d’autre but que de démontrer combien peu cette vaste question était faite pour devenir l’objet d’une proposition académique : elle peut montrer encore que, même dans le cas où on aurait eu raison de la proposer, le prix ne devait être accordé qu’à un ouvrage où au moins la question et les problèmes auraient été posés et circonscrits. Il est impossible que l’Académie française se soit dissimulé combien était stérile la production qu’elle couronnait ; elle a cru devoir une récompense à un travail plus long que les discours qu’elle rémunère ordinairement, travail qui semblait avoir demandé plus de temps et de peine. Nous estimons qu’elle aurait dû plutôt considérer qu’une grande question et un prix extraordinaire ne pouvaient, en aucun cas, amener le succès triomphal d’une œuvre où l’on ne trouve ni je jurisconsulte, ni le publiciste, ni l’historien, ni le philosophe, ni l’écrivain[3]. Il est d’un mauvais exemple, il est dangereux pour le progrès des sciences et des idées de récompenser magnifiquement les témoignages et les développemens de la médiocrité.

Depuis que l’Académie française a proposé la question de l’Influence des lois sur les mœurs et des mœurs sur les lois, et depuis qu’elle a couronné l’ouvrage de M. Matter, une nouvelle Académie, consacrée aux sciences morales et politiques, institution primitivement conçue et fondée par la Convention nationale, vient d’être rétablie et associée aux quatre autres classes de l’Institut de France. Cette résurrection d’un de nos établissemens d’origine nouvelle et révolutionnaire honore le gouvernement. Maintenant c’est à l’Académie qui s’est constituée récemment à justifier par ses travaux l’utilité de son existence ; or, que peut-on demander à une Académie ? On ne saurait attendre d’elle des œuvres et des créations de génie : les idées génératrices et les conceptions primordiales, dans quelque ordre que ce soit, sont produites par un seul homme ; une association peut ensuite les développer, les éclaircir et les répandre, mais les enfanter, jamais. L’unité prime ici nécessairement la division du travail. On ne saurait même demander à une académie ce concert, cet accord systématique, ce concours de pensées, de volontés et de passions dans le même but, qu’ont souvent présentés des associations formées sous l’inspiration d’un grand dessein. Tel, pour donner un exemple, fut dans le dernier siècle la phalange des encyclopédistes. Les académies au contraire réunissant les opinions et les méthodes les plus divergentes ; les recrutemens successifs qui s’y font pour fortifier les compagnies et les tenir au complet amènent la plus grande variété, et même une sorte d’anarchie et de bigarrure. Cela est inévitable et marque clairement la vocation des académies ; elles sont une sorte de gymnase critique où l’on peut examiner et éprouver les questions fragmentaires de chaque science ; mais la conception synthétique ne peut paraître dans cet aréopage dont les membres ont chacun une règle différente de décision. La spécialité est donc pour une académie la règle nécessaire de ses travaux : elle doit ne pas s’égarer dans ces questions générales et infinies où on peut introduire le monde, elle doit abstraire et choisir des problèmes distincts ayant leur portée, mais aussi leurs limites, les poser nettement, opérer avec succession et méthode, proposer une série de travaux analytiques dont le développement et la collection puissent former pour le public, la jeunesse et les artistes à venir, d’utiles matériaux. Or, ces résultats fructueux ne sauraient être obtenus que par la publicité : le premier acte de la nouvelle Académie doit être de rendre publiques ses séances et ses discussions, d’accueillir les mémoires et les essais qui lui seront présentés et exerceront pour ainsi dire le droit de pétition de l’intelligence. De cette façon les académiciens, juges des pétitionnaires, seront jugés à leur tour par le public ; on connaîtra leurs opinions, leurs doctrines ; ils deviendront responsables. La spécialité, la publicité et la responsabilité peuvent seules procurer à la nouvelle Académie quelque crédit et quelque influence.

Poser avec clarté devant le public certaines questions de philosophie sociale et de science historique serait déjà un utile service qu’une académie peut rendre convenablement. Ce serait déjà faire justice des fausses méthodes, des logomachies ténébreuses, des abstractions vides, des fictions hypocrites et creuses, lueurs trompeuses présentées aux sociétés dans la tourmente de la vie, et qui ne les mènent que sur des écueils. La clarté des idées est aussi nécessaire à la tête humaine que la lumière à l’œil ; l’esprit n’est fécond que par l’évidence comme l’oranger ne grandit qu’au soleil ; la vraie science mène à la vraie politique.

Au surplus le salut des idées et partant des destinées humaines est au-dessus de toute atteinte et n’a rien à craindre de l’invalidité ou du mauvais vouloir de quelques-uns. Aujourd’hui l’homme est puissant. Ne vous arrêtez qu’aux superficies et aux premières apparences, tombez sur un évènement triste ou sur une face moins développée des choses, vous pourriez douter peut-être de l’influence effective et toujours présente de la vérité. Mais prenez la société humaine au fond et dans toute son étendue, pénétrez jusqu’aux forces vives et réelles, voyez le travail universel et séculaire de l’esprit humain, et vous n’hésitez plus dans votre courage et vos espérances. Pour fortifier ainsi l’âme, l’étude de l’histoire est un admirable secours. Contre l’étude du genre humain les chagrins particuliers ne tiennent pas ; on n’a plus d’abattement et de vapeurs, si l’on est aux prises avec l’intelligence des sociétés et des grands hommes. Quand on plonge dans le passé, quand on le voit, quand on le tire vivant du sein des monumens, des textes, des commentaires et des bibliothèques, je ne sais quel enthousiasme vous prend au cœur ; les vives clartés de l’esprit se changent en une sensibilité qui vous passionne et vous possède en vous éclairant. Alors ce n’est plus le passé seulement que vous voyez, mais vous entrevoyez l’avenir ; la compréhension de ce qui n’est plus est récompensé par le pressentiment de ce qui n’est pas encore. L’histoire est l’écriture monumentale des idées humaines. Eh ! qu’importeraient les idées, qu’importeraient les pensées qui traversent la tête de l’homme comme l’aigle traverse le ciel, si ces idées, si ces pensées ne devaient pas retomber sur la terre, si à ces idées, si à ces pensées n’était pas assigné fatalement le gouvernement du monde ?


Lerminier
  1. Ouvrage auquel l’Académie française a décerné un prix extraordinaire de 10,000 francs.
  2. Moniteur du 14 septembre 1827.
  3. Dans un sujet où les mœurs tiennent une si grande place, l’auteur n’a rien trouvé à dire de particulier ni sur les mœurs germaniques, ni sur la famille chez les Germains, ni sur le caractère de nos coutumes et du droit coutumier.