Commission des Affaires coloniales

Commission des Affaires Coloniales.

L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises qui a dû être toujours considérée comme inévitable, est devenue maintenant une affaire prochaine. La proposition d’une loi d’émancipation pourrait bien terminer la session de 1841, ou, sinon, ouvrir la session de 1842. Vers le milieu du mois de mai, une commission a été nommée pour étudier la question. Elle a tenu un assez grand nombre de séances et produit ses premières conclusions, en vertu desquelles le ministre de la marine vient de transmettre aux gouverneurs des colonies une série de questions et des instructions nouvelles.

Ces questions et ces instructions ont un caractère différent de ce que le gouvernement a fait jusqu’ici, soit pour préparer les colonies à l’émancipation, soit pour indiquer les conditions auxquelles lui-même prétend l’accomplir. Le gouvernement n’admet plus de discussion sur le principe. La question de droit est résolue en faveur des noirs, et d’accord avec toutes les notions de juste et d’injuste qui sont aujourd’hui le fond des institutions et des mœurs en France. En faveur du propriétaire d’esclaves, la seule question à poser était une question transitoire, savoir, à quel prix la France introduirait dans ses colonies une législation nouvelle détruisant l’effet d’un ancien régime légal dont elle reconnaît les vices et les abus ? La solution est digne d’un gouvernement fort et régulier : il a été reconnu que l’état devrait payer une indemnité. Dans l’intérêt du maître comme de l’esclave, reste à présent une autre question, une des plus graves dont la politique puisse avoir à s’occuper, lors même que la solution n’intéresse, comme chez nous, qu’un petit nombre de possessions : comment pourvoir au maintien du travail ? comment organiser un régime nouveau, sans précédens dans l’histoire locale et dans les habitudes de la population ? Là est toute la difficulté. C’est sur ce point aussi que la commission a concentré toute sa sollicitude. Il a été résolu, suivant le bon sens et la raison, que le passage du travail esclave au travail libre devrait donner lieu à un régime intermédiaire. Les questions envoyées aux colonies se rapportent particulièrement à ce régime intermédiaire dont on cherche les meilleures conditions.

Voilà, certes, une grande tâche entreprise. La liberté en France demandait ce complément, et les hommes pénétrés de l’esprit réel de nos institutions, sans avoir besoin pour cela de s’abandonner aux exagérations d’un négrophilisme qui a fini par devenir, chez quelques Européens, l’hostilité contre leur propre race, ont dû souvent s’étonner et gémir de voir le drapeau de la France de 1830 flotter sur des pays à esclaves. D’où vient cependant que l’opinion publique, chez nous si prompte à s’enflammer, et quelquefois pour des sujets moins graves, s’émeuve à peine en cette occasion ? car on peut encore accuser l’opinion publique d’indifférence, bien que depuis quelques jours elle semble se réveiller.

En Angleterre les choses se sont passées autrement, et peut-être, de l’autre côté de la Manche, trouverait-on l’exagération du zèle. La propagande de l’émancipation est devenue, chez nos voisins, une affaire religieuse. Aucune classe de la société n’y demeure étrangère, et l’on peut comparer l’enthousiasme qui s’est développé dans cette occasion à celui qui, aux XIe et XIIe siècles, poussait l’Europe à la croisade. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un des moindres contrastes entre les deux peuples, de voir celui qui a tant de choses à faire chez lui, en Écosse et en Irlande surtout, pour mettre les institutions en harmonie avec les véritables idées libérales, s’inquiéter, avant nous, de porter ces idées à une autre race et dans un autre hémisphère ; tandis que le peuple qui jusqu’ici a réalisé la liberté politique et l’égalité ou plutôt l’unité civile sur la plus vaste étendue de territoire et au bénéfice de la population la plus nombreuse, semblait avoir oublié que sur l’Atlantique et dans la mer des Indes une population de 300,000 sujets français avait à réclamer justice. Au nombre des victimes de l’oppression dans nos colonies, il faut compter aussi les personnes de la race blanche : elles y sont privées en effet d’une partie des droits politiques et même des droits civils.

Serait-ce que nos colonies nous paraissent de trop peu d’importance ? Ou bien nos vingt-cinq années de guerre continentale ont-elles distrait si longtemps notre attention des destinées de la France d’outre-mer, que nous ne puissions nous résoudre à rattacher ce qui concerne ces contrées au foyer commun des sentimens nationaux, et à juger leurs affaires comme nous jugeons les nôtres ? Il y a un peu de ces deux causes dans notre indifférence ; mais, au fond, cette indifférence est plutôt apparente que réelle. Surtout en ce qui se rapporte aux droits civils, la liberté est devenue, en France, un lieu commun. Le devoir imposé à celui qui fait travailler de payer un salaire raisonnable, le droit de celui qui travaille à débattre ses conditions au lieu de subir la contrainte, avec un peu de pâture pour compensation, tous ces premiers élémens du droit social sont aujourd’hui tellement acquis à la conscience publique, que personne n’oserait les nier ou s’y opposer en s’appuyant sur les principes contraires. Or, lorsqu’il n’y a pas de résistance, la force d’un sentiment ne peut se faire connaître : il faut la lutte pour que la passion se développe.

Les habitans des colonies paraissent s’être trompés sur le véritable caractère de la situation à leur égard. Ils ont pris la stagnation de l’opinion pour un gage de sécurité : c’est un danger pour leurs intérêts, mais ce n’est pas un signe favorable au maintien de l’esclavage.

De ce qu’il n’existe pas en France une propagande abolitionniste puissamment organisée, pénétrant la société par tous les pores, envoyant au loin ses journaux et ses missionnaires, et dispensant à pleines mains les dons de la charité, on a eu grand tort de penser que la nécessité de faire l’émancipation serait facilement éludée. Si l’esclavage n’a pas été attaqué, c’est qu’il n’est pas défendu. Quelques hommes d’état sérieux, plusieurs membres des deux chambres, se sont chargés du soin de conduire cette mesure : l’opinion s’en est reposée sur eux. Quand il en a été temps, ils ont agi sur le gouvernement, et le gouvernement a pris un parti. Quand il en sera temps, les deux chambres voteront la mesure, et sans discussion. Il n’y aura de tiédeur que pour l’indemnité : c’est là le danger que nous signalions tout à l’heure dans l’intérêt des colonies.

Les membres de la commission que le gouvernement vient d’instituer sont heureusement en position de parer à ce danger. Par leur consistance dans les deux chambres, par leur volonté bien arrêtée et par l’esprit de justice qui les anime, ils répondent aux légitimes exigences de tous les intérêts. En ce qui regarde le principe, ils sont les sûrs garans des droits du travailleur et des titres éternels de la liberté humaine que l’oppression n’a pu prescrire. Pour ce qui touche l’intérêt des anciens planteurs qui ont fondé, vaille que vaille, la civilisation et l’industrie dans ces contrées, ils savent qu’une loyale indemnité leur est due, et qu’il faut aviser, en outre, à ce que les institutions anciennes soient remplacées par une constitution meilleure du travail. Quant à l’intérêt qui prime tous les autres, le véritable intérêt public de la France, la régénération de notre puissance coloniale et maritime, ce sera, n’en doutons pas, la préoccupation dominante de tous les membres de la commission.

Les termes même de l’ordonnance qui a créé la commission permettent que la question soit posée dans toute son étendue. La commission doit se proposer l’examen, et par suite la réforme de l’ensemble des institutions coloniales. Elle a compris sans doute qu’il ne serait ni juste, ni possible de changer la condition d’une classe, sans pourvoir aux modifications qui devraient s’introduire dans les autres parties de l’état social.

Pour que l’esclavage existe encore au sein de populations régies par la France, il faut nécessairement que ces populations soient demeurées à peu près étrangères au mouvement des idées, des intérêts et des faits, qui s’est opéré dans la métropole depuis un demi-siècle. C’est, en effet, ce qui a eu lieu. La révolution de 1789 a bien pénétré dans nos colonies, puisqu’elle nous a fait perdre celle qui était alors la plus florissante, Saint-Domingue. Le commerce de la traite et l’esclavage ont même été abolis de fait par la France, à un moment où l’Angleterre y songeait à peine. Ainsi, le principe qui a provoqué dans le monde l’abolition de la traite et de l’esclavage est sorti de la France. Mais la révolution de 1789 avait trop à faire chez elle, et même elle a eu trop grand’peine à assurer quelques résultats décisifs, pour que son mouvement outre-mer n’ait pas été fort irrégulier d’abord, et ensuite sans effet. L’esclavage dut être rétabli dans nos colonies, après une fausse tentative ; et le noir, qu’aucune mesure de prévoyance n’avait préparé à la civilisation, fut ramené au travail par la contrainte. Le consulat remit en vigueur à peu près toutes les anciennes institutions coloniales. Elles se consolidèrent de nouveau sous le régime de la conquête anglaise et pendant la restauration. En 1828, ont commencé des réformes partielles, mal conçues et mal exécutées, dirigées par une administration qui n’avait conscience ni du point de départ ni du point d’arrivée, et qui, ne sachant rien vouloir par elle-même, se défendait par la force d’inertie, et finissait toujours par céder. Ces concessions n’ont jamais abouti qu’à un système d’atermoiement dont l’effet a été funeste aux institutions anciennes, sans profit pour les nouvelles. Un fait donnera la mesure de l’imprévoyance de cette administration : dans un Mémoire sur le commerce maritime et colonial de la France, écrit, dit-on, par un ancien délégué de la Guadeloupe, M. de Vaublanc, et qui a été publié en 1832 dans les Annales maritimes, il n’est pas même fait mention de l’existence du sucre de betteraves !

À part la question des sucres, qui est maintenant mieux comprise et qui vient de recevoir une solution provisoirement acceptable, la commission a trouvé les choses dans cet état. Sur la question de l’esclavage, elle avait devant elle deux actes récens, émanés de la chambre des députés : le rapport de M. de Rémusat, sur la proposition de M. Passy, avec les délibérations des conseils coloniaux, qui, après avoir été consultés par le ministre de la marine, ont refusé d’adhérer aux réformes partielles indiquées dans le travail de la première commission ; le rapport de M. de Tocqueville sur la proposition de M. Passy, reprise par M. de Tracy. Les conclusions de ce dernier rapport, fondées sur ce principe éminemment rationnel, que le noir ne peut pas être préparé à la liberté dans l’esclavage, aboutissent à une émancipation d’ensemble à la charge de l’état.

Si l’on avait pu croire un moment que la commission n’apporterait à l’œuvre qui lui est confiée ni décision ni énergie, ses premiers actes sont faits pour dissiper toute illusion. D’ailleurs le nom des membres composant la commission était déjà un commentaire significatif du préambule un peu vague de l’ordonnance.

M. le duc de Broglie est l’homme de cette question, depuis surtout qu’elle a pris dans la pensée du gouvernement le caractère général et complet qui lui est désormais acquis. M. le duc de Broglie y apporte sans doute un sentiment très vif en faveur des noirs, et cette religieuse ardeur contre toutes les oppressions, qui est depuis long-temps dans sa famille. Mais c’est avant tout la prévoyance de l’homme d’état qui lui donne hâte d’agir ; car, aux yeux de l’homme d’état, l’action est aujourd’hui nécessaire, non pas seulement dans l’intérêt de l’esclave, mais pour rendre à la propriété du maître la valeur qu’elle a perdue, et pour faire renaître dans ces régions, depuis si long-temps négligées par leur métropole, le crédit et la sécurité, principes générateurs de toute industrie. Refaire la France d’outre-mer, aujourd’hui en décadence et presque désorganisée, la refaire à l’image de la France de 1830, comme elle fut faite naguère à l’image de la France de Louis XIV, telle est l’œuvre dont M. le duc de Broglie a désormais la principale responsabilité, et qui, par cela même, sera conduite à bien. C’est un travail assez grand et assez compliqué pour occuper de préférence l’attention d’un homme d’état, fût-ce même de celui qui a si fermement tenu les rênes du gouvernement de son pays dans les jours les plus difficiles. Pour récompense du plus rare de tous les désintéressemens, celui de l’ambition, il est réservé à M. le duc de Broglie d’attacher son nom à la dernière chose sérieuse que la liberté ait à faire, en France, pour accomplir son œuvre légale.

MM. Passy et Victor de Tracy, comme promoteurs de la mesure dans la chambre des députés, avaient leur place marquée dans la commission. MM. de Sade, président, M. de Tocqueville, rapporteur de la commission parlementaire, étaient aussi désignés d’avance par le choix de leurs collègues de la chambre des députés.

Le commerce maritime est représenté par M. Wustemberg, de Bordeaux, M. Bignon, de Nantes, M. Reynard, de Marseille ; l’expérience administrative par MM. de Saint-Cricq et d’Audiffret ; la science économique et législative par M. Rossi ; la pratique des affaires coloniales par deux chefs d’escadre, anciens gouverneurs de nos colonies. Le directeur des colonies et un chef de bureau de l’administration font également partie de la commission.

Il est peut-être à regretter que la commission n’ait pas été complétée par deux spécialités qui auraient apporté dans ses travaux un contingent utile. On se demande, par exemple, si le commerce maritime, principal créancier des planteurs, lié d’affaires avec les colonies suivant tous les erremens de l’ancienne constitution économique, et qui y exerce un plein monopole pour la fourniture des marchandises de consommation, pour le transport et la vente en commission des denrées du pays, est le meilleur juge des réformes qu’il y aurait à introduire pour accorder aux planteurs la juste part de liberté d’industrie qu’ils ont droit de réclamer, et surtout pour aviser aux moyens de faire fructifier l’indemnité sur le sol même des colonies. Les hommes de la banque et de la haute finance sont mieux placés peut-être pour voir l’ensemble des résultats industriels d’une réforme comme celle qui se prépare.

L’administration des douanes aurait pu être aussi appelée dans la commission. Les réformes porteront nécessairement sur l’impôt ; or, dans les colonies, l’impôt presque tout entier est perçu par l’administration des douanes, soit à l’embarquement dans les ports d’outre-mer, soit à l’arrivée en France. Il y avait une considération plus puissante : les rapports de l’administration des douanes coloniales avec l’administration centrale dans la métropole ne sont pas établis comme ceux des autres administrations. Celles-ci sont en quelque sorte détachées de l’unité nationale, ou n’y conservent que peu de liens, ce qui entraîne les plus graves inconvéniens pour le service et surtout pour la prospérité des colonies. L’administration des douanes coloniales, au contraire, ne fait qu’un avec l’administration centrale. Elle obéit aux mêmes règles, au même contrôle, à la même hiérarchie : c’est là ce qui nous semble l’état normal des colonies avec leurs métropoles, et ce qui sera tôt ou tard appliqué aux autres parties de l’administration coloniale : cultes, justice, enregistrement et domaines, administration civile.

M. le comte de Moges, retenu à la Martinique, n’a point pris part aux premiers travaux. Il apportera des élémens utiles dans la discussion. M. de Moges est un des officiers-généraux les plus distingués de notre armée navale ; il connaît bien les colonies, et il en comprend l’importance. Pendant le cours de son administration, il s’est fait une place à part, en prenant une position active sur les deux points essentiels de la question coloniale. Aux planteurs il a dit qu’il fallait se préparer à l’émancipation, et on lui a répondu par le mot impossible. À la métropole il a dit que les colonies devaient avoir la faculté d’exporter au moins lorsque les prix de leurs denrées sont trop bas ; de ce côté encore on lui a répondu par le mot impossible. L’avenir néanmoins résoudra ces deux questions dans le sens de ses actes.

M. de Mackau est moins arrêté dans l’ensemble de ses vues. Il paraît croire à la possibilité du statu quo et s’effrayer des résultats de l’expérience anglaise. M. de Mackau a cependant rapporté une impression favorable de la seule colonie qu’il ait visitée, Antigue. Il a jugé les autres possessions d’après des rapports de journaux ou de voyageurs. Dans le conflit actuel des opinions, ce sont des témoignages peu sûrs. Néanmoins l’opinion de M. de Mackau n’était pas sans importance pour donner à la discussion toute son étendue et faire envisager sous toutes leurs faces les difficultés sérieuses qu’il faudra résoudre. M. de Mackau, appelé au commandement de l’expédition de la Plata, est maintenant éloigné de la commission ; s’il devait y être remplacé, le gouvernement songerait sans doute à une personne qui aurait l’habitude des affaires coloniales. M. Jubelin, gouverneur de la Guadeloupe, a demandé son rappel. Dans le cas où M. Jubelin reviendrait en France, sa place serait marquée dans le sein de la commission. M. Jubelin, qui a vieilli dans l’administration de la marine, est né à la Martinique ; il a été successivement gouverneur du Sénégal, de la Guyane, et de la Guadeloupe ; il est depuis plusieurs années dans cette dernière colonie. Personne en France ne connaît mieux les ressorts pratiques et toutes les traditions des affaires coloniales. M. Jubelin mérite cependant quelques reproches pour avoir entièrement écarté, dans son dernier discours au conseil colonial de la Guadeloupe, la question d’émancipation. On dirait, à entendre parler ainsi un gouverneur, qu’il partage les illusions quelquefois volontaires de ceux qui, à la veille de la nomination de la commission, annonçaient qu’en France il n’était plus question d’esclavage, et qui ont eu la simplicité politique de considérer comme un ajournement indéfini le retrait de la proposition de M. de Tocqueville devant la promesse d’un acte effectif de la part du ministère. Cette réserve excessive de M. le gouverneur de la Guadeloupe était d’autant moins de circonstance, que les deux délégués de cette colonie, MM. de Jabrun et Janvier, ont pris à l’égard de leurs commettans une position de franchise et de sage avertissement, où tous les amis sérieux et sincères de la cause coloniale doivent s’efforcer de prendre leur part de solidarité.

Les colonies sont représentées légalement auprès de la métropole par un conseil de délégués. Le premier acte de la commission a été d’appeler le conseil des délégués à conférer avec elle. Le croirait-on ? Le conseil des délégués a refusé de se rendre à l’invitation qui lui a été adressée, motivant son refus sur ce qu’il n’avait point mandat de s’expliquer. Qu’est-ce donc que le mandat de délégué, s’il ne permet pas de se présenter devant une commission nommée par le gouvernement du roi ? Et sur quoi le conseil des délégués peut-il émettre son avis, s’il a la bouche close quant à l’esclavage et à la constitution politique des colonies ? Depuis quelques années le conseil des délégués a beaucoup parlé et beaucoup écrit ; il a toujours écrit, il a toujours parlé des mêmes choses sur lesquelles il allègue aujourd’hui son incompétence. Si encore il avait refusé de se rendre devant la commission de la chambre des députés, ce n’aurait pas été assurément une conduite habile, mais elle pouvait s’expliquer. Eh bien ! c’est précisément le contraire qui a eu lieu. Le même conseil, composé des mêmes hommes, s’est rendu devant la commission de la chambre des députés, et s’est abstenu devant la commission du gouvernement. La première démarche avait été sans doute désapprouvée par quelques exaltés. Le conseil a saisi l’occasion de faire amende honorable. Il est impossible de pousser plus loin la haine et la pratique du mandat impératif. Ce qu’il y a de pire, c’est que le mandat impératif est aussi un mandat salarié. Une pareille position est le renversement de toutes les idées admises sur le caractère de la représentation politique. Quelques publicistes ont pu penser que l’exercice du mandat législatif devait donner lieu à une indemnité ou même à une rétribution : dans cette hypothèse, l’indemnité ou la rétribution serait payée par l’état ; mais personne ne s’est encore avisé de demander que la rétribution fût payée directement par les colléges électoraux. C’est ce qui arrive cependant pour la délégation coloniale. Cette circonstance a privé le conseil des délégués de toute influence politique.

Il est à présumer que cette anomalie disparaîtra, et qu’une des premières réformes demandées par la commission sera la représentation directe des colonies dans les deux chambres. La nécessité a conduit les colonies anglaises à reconnaître que c’était la véritable garantie des possessions d’outre-mer contre l’oppression ou la négligence de la métropole. La France commencera par où l’Angleterre va finir. Il y a dans cette mesure, qui de prime-abord ne paraît pas très grave parce qu’elle se rapporte à des possessions d’importance secondaire, tout l’avenir du système colonial tel que le réclame l’état nouveau des lumières et de l’industrie. Si les métropoles n’opprimaient pas les colonies, elles ne songeraient pas à s’émanciper lorsqu’elles deviennent puissantes. Les États-Unis d’Amérique, représentés au parlement d’Angleterre, n’auraient pas eu à souffrir des injustices qui ont entraîné la séparation. L’Espagne n’aurait point perdu ses colonies par l’insurrection, si elle ne les avait pas opprimées, et si elle-même avait eu, au moment de leur crise, un état social plus régulier.

En attendant, l’absence du témoignage officiel des délégués de nos colonies ne sera pas bien sensible en ce qui se rapporte à l’intelligence des véritables intérêts de nos possessions d’outre-mer ; car, il faut le dire, l’administration de la marine a fait bien souvent, et le conseil des délégués a laissé faire, sans protestation, des fautes graves, dont l’effet a été arrêté quelquefois par des personnes que les colons regardent pourtant comme leurs ennemis. On vient d’en avoir un exemple cette année même. Une loi, tendant à introduire dans les colonies le régime hypothécaire du Code civil qui n’y est pas encore en vigueur, a été présentée à la chambre des pairs par l’administration de la marine, et sans opposition de la part des délégués. Cette loi, décisive quant à la propriété territoriale, qui est au moins la moitié de la fortune des colonies, présente en ce moment quelque chose de plus que des difficultés d’exécution : son application serait vraiment oppressive. Dans l’état actuel des choses, le sol et l’esclave ne font qu’un : ils sont immuables l’un et l’autre. Le sol et l’esclave sont le gage commun du créancier, mais ils sont aussi le moyen de libération du débiteur. Or, l’esclave est aujourd’hui sans valeur, puisque l’existence de l’esclavage est mise en question, et que le chiffre de l’indemnité n’est pas fixé. D’autre part, il y a un tel discrédit sur la propriété coloniale et une telle disette de capitaux dans ces régions, que les propriétés mises à l’enchère ne peuvent pas être vendues, même à vil prix. Au milieu de telles circonstances, la licitation judiciaire, quand elle est possible, n’est qu’un moyen frauduleux employé par le débiteur contre tous ses créanciers ou par le plus fort créancier contre les plus petits ; le plus souvent elle demeure oppressive pour le débiteur et sans profit pour le créancier.

C’était là pourtant le moment choisi pour introduire la licitation judiciaire des biens immeubles dans nos colonies, mesure dont l’opinion publique ne s’occupait pas, et qui n’intéresse sérieusement que quelques négocians des ports de mer, créanciers des planteurs. Si jamais quelque chose a pu ressembler à un complot contre la propriété coloniale, c’est bien cette loi. Heureusement elle a trouvé des juges compétens dans la commission de la chambre des pairs, et il est probable qu’elle n’en sortira que pour retourner dans les cartons de la direction des colonies. Cette destinée ne lui eût pas été assurée déjà, que la question se trouverait tranchée par la nomination d’une commission ayant un objet plus général. Un des membres de la commission de la chambre des pairs, qui a le plus insisté sur les difficultés de cette introduction immédiate du régime hypothécaire dans les colonies, M. Rossi, fait aujourd’hui partie de la commission du gouvernement. En le voyant appeler, les colons ont dit : « C’est un ennemi de plus. » Les ennemis de ce genre valent mieux que certains alliés.

J’en dirai autant de M. de Tocqueville, autre ennemi, signalé aux colons par des alliés du même genre. M. de Tocqueville n’a pas voulu motiver un acte de justice réparatrice sur un principe de barbarie sociale ; il n’a pas voulu reconnaître au maître sur l’esclave un droit de propriété analogue à celui en vertu duquel nous possédons un cheval ou une bête de somme, et de là on a inféré qu’il s’opposerait à ce que le planteur fût indemnisé avant l’émancipation. M. de Tocqueville a été cependant bien explicite sur ce dernier point, et c’est lui qui a dit dans son rapport : « Pour que l’émancipation réussisse, il faut que les colonies soient prospères. » De la part d’un homme comme M. de Tocqueville, le mot est grave, et il ne l’a pas prononcé sans se rendre compte de sa portée. Qu’il agisse selon ses paroles, c’est tout ce que les colons ont à désirer. Mais c’est vouloir quelque chose de plus que l’impossible de demander que M. de Tocqueville reconnaisse l’esclavage comme un droit. Il ne le pouvait point sans démentir toutes ses doctrines, qui ne sont pas celles de la féodalité et du siècle de Louis XIV. Tout le monde n’est pas disposé à soutenir, en 1840, que l’esclavage est de droit divin, et à en puiser la preuve dans les textes de l’Écriture, sauf à dire ensuite que le saint père fait des concessions à l’esprit du siècle et dévie du catholicisme véritable, lorsqu’il confirme par une nouvelle lettre apostolique la condamnation qu’il a portée, depuis plusieurs siècles, contre la traite et l’esclavage. L’indemnité est due par l’état comme expiation de l’institution barbare qu’il a d’abord sanctionnée, qu’il a encouragée plus tard même par des lettres de noblesse, et qu’il condamne aujourd’hui, en vertu même des révolutions qui se sont opérées dans le droit écrit et dans les mœurs de la métropole. C’est à l’état de supporter, dans l’intérêt d’une bonne exécution de la réforme, les frais de ce grand déplacement.

La commission a entendu plusieurs témoignages sur la situation des colonies françaises et étrangères, il est remarquable qu’aucune des personnes appelées n’appartient au parti abolitionniste proprement dit, soit en Angleterre, soit en France. M. Turnbull, en ce moment consul anglais à Granville, a été secrétaire du gouvernement de la Trinidad. M. Sully-Brunet a été pendant plusieurs années délégué de l’île Bourbon. M. Bernard est, en ce moment même, procureur-général de la Guadeloupe. M. Jules Lechevalier vient de remplir une mission d’exploration. Les procès-verbaux de la commission sont demeurés secrets, et l’on ne peut savoir rien de précis touchant les divers témoignages entendus.

On dit cependant que M. Turnbull, en affirmant les heureux résultats de l’émancipation, n’a pas dissimulé qu’il était possible d’aviser à des mesures d’exécution meilleures que celles qui ont été adoptées par le gouvernement anglais. La même opinion aurait été émise par M. Jules Lechevalier. M. Sully-Brunet aurait exposé de nouveau le plan d’émancipation qu’il a déjà publié, et qui aboutit à une sorte de servage. Il a insisté sur une réforme qui serait fort utile à nos colonies, l’introduction d’un peu plus de liberté dans la presse, placée encore sous le régime de la censure absolue. Ce n’est pas qu’il y ait lieu à une législation aussi libérale que celle de la métropole. Ici encore il faudra ménager la transition. Dans les colonies anglaises, la liberté de la presse existe presque sans frein ; mais elle existe de fait seulement, non de droit. Les gouverneurs ont pouvoir de supprimer tout journal dont la tendance leur paraît contraire aux intérêts de la colonie. Cette faculté, fort difficile à exercer, est devenue illusoire, Aussi la presse locale, dans les colonies anglaises, a-t-elle fait peut-être plus de mal que de bien à la cause de l’émancipation, précisément parce qu’elle a trouvé son principal aliment dans les passions des planteurs. En raison de l’absence des classes moyennes dans les colonies et de la misère des autres classes, la presse se trouve placée dans des conditions tout-à-fait différentes de celles que l’on peut trouver dans la société européenne. Il faut donc tenir compte de cette différence. Mais, entre le silence absolu imposé par une censure sévère et la liberté de tout dire donnée à tout citoyen remplissant quelques conditions financières, il y a bien des degrés.

Au surplus, en ce qui concerne la nécessité de l’émancipation dans les colonies françaises, déduite de l’état des esprits et des affaires, il est notoire que les témoignages ont été unanimes. C’est le mode d’émancipation qui est désormais le seul point à débattre dans la question des noirs. Trois idées principales ont cours dans les discussions ouvertes à ce sujet.

Personne ne songe d’abord à une perturbation violente de la société coloniale ; personne ne songe non plus à détruire l’esclavage sans y substituer un régime de transition destiné à donner au noir l’éducation religieuse qui lui manque entièrement dans nos colonies, et à préparer à la fois le maître et l’esclave au nouveau régime dont ils ont besoin l’un et l’autre de faire l’apprentissage. C’est par ce dernier point surtout que l’émancipation anglaise a péché. Elle n’a pas prévu les difficultés qui seraient suscitées par le mauvais vouloir de l’ancien maître et par sa propre inexpérience des voies et moyens d’un régime de travail salarié. La France est suffisamment avertie pour prévoir.

Aussi le mode d’émancipation proposé par la commission de la chambre des députés, et qui a prévalu jusqu’ici, s’écarte-t-il entièrement de l’apprentissage anglais. Il s’agit d’opérer immédiatement la rupture de tout lien de domination du maître sur l’esclave, et de racheter le noir pour le compte de l’état. Une équitable compensation pécuniaire serait donnée à l’ancien maître. L’état se chargerait alors de conduire graduellement l’ancien noir à la liberté civile, par l’éducation religieuse et en lui donnant les habitudes de famille et de travail. Les services de l’ancien esclave, devenu ouvrier pour son propre compte, mais sous la tutelle de l’état, seraient loués aux planteurs. Dans ce système, le rôle de l’ancien maître serait purement agricole et industriel : il n’aurait plus d’influence sur le sort moral de l’ancien esclave remis aux mains plus compétentes de l’état et du clergé.

Un autre mode d’émancipation générale a été conçu sur un principe opposé. Ici l’indemnité destinée à représenter la valeur en capital du travailleur serait le point accessoire ; le principal dédommagement accordé au maître serait une continuation de travail gratuit et le maintien pour une période de vingt ans de sa tutelle sur l’ancien esclave. Le noir resterait attaché au sol de la plantation et en suivrait la destinée. Ce système n’est qu’une aggravation de l’apprentissage qui a eu tant d’inconvéniens chez les Anglais, et qui, après avoir jeté le trouble dans leurs colonies, n’a pas pu arriver au terme de sept ans, fixé par le bill d’émancipation. Le principal vice de l’esclavage, c’est d’exiger le travail sans salaire ; la plus grande difficulté de l’émancipation, c’est de déterminer le maître à payer de bonne volonté ce que naguère il obtenait presque pour rien. L’apprentissage ne prépare en aucune façon le changement qui doit s’opérer de part et d’autre. Il donne pour tuteur à l’esclave celui qui a le moins d’intérêt à ce qu’il devienne un travailleur libre, en état de débattre ses conditions, celui qui, par ses sentimens et ses habitudes, est le moins en mesure d’aimer et de comprendre l’état nouveau des relations sociales. Enfin, ce système, en maintenant le noir à la glèbe, ne fait qu’échanger l’esclavage contre le servage, deux noms différens donnés à une même chose. Qu’est-ce que la liberté, sinon la faculté de choisir celui à qui l’on vend son travail ? Quelle est souvent la plus grande douleur de l’esclave ? C’est de se trouver en face d’un maître qu’il n’aime pas. Quelle a été, au fond, la plus grande difficulté de la transition dans les colonies anglaises, sinon la multitude des conflits provenant de la présence forcée, en face l’un de l’autre, de celui qui avait été maître absolu et despote, et de celui qui devenait ouvrier libre, de celui qui avait châtié et offensé impunément, et de celui qui avait été offensé et châtié ? Quel serait le meilleur moyen d’éviter ces conflits et de détruire à leur racine toutes les susceptibilités morales inhérentes à la position respective de l’ancien maître et de l’ancien esclave ? Le plus souvent, un simple changement d’atelier pour l’ancien esclave. Celui qui travaillait avec répugnance sur telle plantation, deviendrait, sur telle autre, travailleur diligent et de bonne volonté. Évidemment, ce prétendu mode de travail libre n’est qu’une variante du travail esclave, et ne supporte pas la discussion.

Quant au troisième mode, c’est celui que l’on a nommé émancipation partielle. Il ne faut pas entendre par là ce faux-fuyant dérisoire, adopté par les défenseurs de l’ancien système colonial comme dernier refuge de la résistance, et qui consiste à présenter comme le plus sûr moyen d’éteindre l’esclavage le cours naturel des affranchissemens volontaires que les maîtres accordent à leurs esclaves. Ces affranchissemens volontaires n’intéressent pas la population rurale, celle où se trouvent les véritables esclaves : ils ne portent guère que sur la population des villes, et encore sur des serviteurs vieillis ou sur des femmes et de jeunes enfans. Le nombre des femmes et des jeunes enfans affranchis est assez considérable, et l’on conçoit facilement la cause de ces prédilections. Les affranchissemens partiels, dans une société où la masse des travailleurs est esclave et où il n’existe aucune prévision pour l’organisation du travail libre, ni même aucune place pour les professions d’arts et métiers, n’ont d’autre effet que de multiplier les vagabonds et de fournir des argumens à ceux qui prétendent que les noirs sont impropres au travail. À de pareilles conditions, les blancs y seraient encore moins aptes. En outre, les affranchissemens partiels tendent à frustrer le colon des deux avantages qu’il peut attendre de la réforme, le remboursement d’une partie de son capital au moyen de l’indemnité, et l’adoption de bonnes mesures de police pour le maintien et l’organisation du travail.

Ce qu’il faut entendre par émancipation partielle, lorsqu’il s’agit d’un mode d’émancipation pris au sérieux, c’est le système qui a été proposé aux colonies par le ministère de la marine, après le rapport de M. de Rémusat, savoir, la sanction légale du pécule et du droit de rachat, moyennant des conditions fixes, indépendantes de l’arbitraire et du caprice de l’ancien maître. Un pareil mode, qui a le double inconvénient d’éluder le paiement intégral et en masse de l’indemnité, seule compensation suffisante au déplacement d’intérêt qui doit résulter de l’émancipation, et de rendre moins nécessaires les mesures de prévoyance pour l’organisation du travail, suppose encore le concours actif des planteurs. Les quatre conseils coloniaux, déjà consultés sur ces mesures d’émancipation partielle, s’étant trouvés d’accord pour les repousser, il n’y a pas lieu de compter sur ce concours, et par conséquent de faire essai du système pour lequel il est absolument indispensable.

Ainsi, des trois modes d’émancipation qui sont connus et proposés, le seul rationnel, c’est celui qui aboutit à une mesure d’ensemble entreprise et conduite par l’état, sauf établissement d’un régime intermédiaire. La direction de ce régime intermédiaire est sans doute une grave responsabilité ; mais il faut bien que quelqu’un la prenne, et le gouvernement est, en définitive, mieux en mesure que personne. Il doit néanmoins se préoccuper de toutes les difficultés d’une pareille tâche. Le mauvais vouloir des anciens maîtres quant à la location du travail pourra susciter beaucoup d’obstacles.

Il est douteux d’abord que les conseils coloniaux se montrent favorables à l’émancipation, ou même résignés devant la résolution qui leur est transmise. Ils ont été déjà consultés plusieurs fois, et l’on a vu l’esprit de résistance se développer chez eux en suivant une progression ascendante. Aussi la commission a-t-elle jugé qu’une nouvelle tentative serait superflue. Le ministère de la marine, qui a bien quelques reproches à se faire quant à la fermeté des avis qu’il aurait pu donner aux colons, ne voudra pas user de cette rigueur, et il est probable que les gouverneurs coloniaux recevront ordre de réunir les conseils, ou qu’il leur sera laissé pleine liberté à cet égard. Si un rayon de lumière pouvait éclairer ces populations, placées malheureusement trop loin du centre des opinions métropolitaines, et qui n’ont entre elles et la métropole que des interprètes au moins maladroits ; si elles consentaient à se départir d’une résistance sans profit pour entrer dans les voies de la conciliation, chacun y gagnerait, et les colonies elles-mêmes plus que personne. L’émancipation, opérée d’accord entre l’état et les planteurs, avec tout le profit qu’il est possible de tirer des résultats de l’expérience anglaise, ouvrirait pour les colonies une ère de sécurité, de crédit et de prospérité financière. Mais ne faut-il pas craindre le funeste effet des dispositions contraires déjà manifestées, et que trop de personnes ont intérêt à entretenir ?

Il faut toujours prévoir ces résistances et envisager la réforme coloniale comme une mesure que le gouvernement est appelé à conduire au milieu de difficultés dont les plus graves ne viendront pas seulement des colonies. Toutes ces difficultés provenant avant tout d’imprévoyance, d’ignorance et d’inertie, le gouvernement est tenu de prévoir, de savoir et d’agir en faveur de ceux qui s’oublient dans la misère du présent et dans l’insouciance de l’avenir.

En vue de cette situation, plusieurs questions bien graves se soulèvent d’elles-mêmes :

La transformation de la propriété, en vertu de laquelle l’ouvrier cessera d’être valeur immobilière, et qui va fonder la richesse coloniale sur la même base qu’en Europe, c’est-à-dire sur la terre, n’entraînera-t-elle pas un remaniement dans l’assiette de l’impôt ?

Les changemens à introduire dans le régime du travail ne devront-ils pas modifier la distribution des cultures et des industries, de telle sorte que la plupart des prohibitions du monopole colonial fassent place à la liberté du travail du maître, en même temps que le travail de l’esclave deviendra libre aussi ?

Appendice négligé, dépendance accessoire d’un grand ministère qui a la responsabilité de nos flottes, et qui, en tout temps, mais en ce moment surtout, doit avoir un souci plus grave que d’assurer l’ordre intérieur de quelques possessions d’outre-mer, la direction des colonies a-t-elle, par elle-même, la spontanéité d’action et le degré d’influence que réclame l’exécution d’une réforme où l’état devra prendre une part directe et si grande ?

Une telle œuvre n’exige-t-elle pas une masse de travaux et des connaissances spéciales qui excluent la possibilité de la réduire à un travail secondaire, à une affaire de détail, même pour l’homme d’état le plus exercé ? Tout homme politique qui ne fera pas de cette œuvre son but particulier, au moins temporairement, son titre principal à la reconnaissance de son pays, ne reculera-t-il pas toujours devant la responsabilité de l’action, et n’aimera-t-il pas mieux, comme c’est arrivé jusqu’ici, se tenir sur la réserve et dans la dangereuse quiétude des temporisations ?

Le gouvernement de nos possessions, pendant cette transformation avant tout civile et industrielle, doit-il être confié à des hommes de guerre, détournés par l’intérêt même de leur avancement de faire une résidence dans le pays ?

L’administration des colonies ne serait-elle pas beaucoup mieux placée, au contraire, aux mains de fonctionnaires civils, habitués à manier des affaires d’intérêt matériel et à diriger les hommes d’après d’autres mobiles que ceux de la discipline des camps ou des vaisseaux ?

Le traitement de ces hauts fonctionnaires doit-il être porté sur les budgets locaux ou sur le budget général de l’état ?

Les conseils coloniaux doivent-ils rester pouvoirs législatifs et avoir dans leurs attributions le vote ou du moins le contrôle des traitemens de la magistrature et du clergé ?

Le clergé lui-même, au moment où son assistance sera si utile, son action sur la population si importante et si difficile, pourra-t-il rester sans chefs épiscopaux ?

Telles sont les questions qui se trouvent, comme nous l’avons dit, posées d’elles-mêmes devant la commission. La commission est à la hauteur de ces difficultés, mais elle doit en tenir compte dès le point de départ. Le plus grand malheur pour les colonies et pour le succès de l’émancipation en elle-même, serait qu’elle se présentât comme une mesure isolée. Des précédens fâcheux ont fait de la législation coloniale un chaos de mesures contradictoires, et de l’administration des colonies un véritable royaume de ténèbres. Sous peine de travailler en pure perte, comme on l’a fait jusqu’ici, il faut procéder par une législation d’ensemble et une réforme radicale dans le sens rationnel de ce mot. Quand une société a pour racine l’esclavage, et que l’on songe à faire disparaître l’esclavage, c’est toujours d’une réforme complète qu’il est question.

On ferait injure à la haute sagacité de M. le président du conseil si l’on ajoutait foi à ce qui se propage au sujet de son indifférence sur ces graves intérêts. La question coloniale ne doit pas être traitée comme une question de charité publique envers les noirs. Par le côté où elle touche à la liberté, c’est une question d’honneur national ; car la charte de 1830 n’a pas à se glorifier de mettre l’esclavage sous la protection du drapeau tricolore, lorsque le drapeau anglais est devenu une bannière religieuse de libération pour la race africaine. Par le côté où elle touche à la politique pratique, c’est l’avenir de notre commerce maritime. Le commerce maritime ne se relèvera pas aussi long-temps que notre gouvernement de droit commun aura à solder avec ses départemens d’outre-mer le long arriéré d’une législation exceptionnelle. Le ministre qui a présenté et fait voter la loi des paquebots transatlantiques n’a pas, quoi qu’on dise, l’intention de localiser l’action de la France dans la Méditerranée. La puissance navale ne peut avoir de circonscription naturelle que la mer elle-même dans toute son étendue, mare ubicumque est. Avec l’avenir réservé à la navigation à vapeur, les colonies d’outre-mer n’ont-elles pas acquis une importance militaire plus grande, ne fût-ce que comme dépôt de combustibles ? À la honte d’avoir perdu tant et de si belles possessions, faudrait-il ajouter la honte de ne pouvoir point défendre celles qui nous restent ? Et le cas de guerre échéant, hypothèse formidable qu’il n’est plus permis de négliger aujourd’hui, ne serait-il pas plus avantageux à la France de se ménager, dans ses colonies, 250,000 sujets de plus pour aider à repousser l’ennemi, au nom d’une métropole libératrice, au lieu d’avoir, ce qu’elle aurait aujourd’hui, 250,000 esclaves rebelles appelant l’étranger à leur secours ?… C’est ici surtout que l’émancipation ne se présente plus comme une question de philanthropie, si tant est qu’on la dédaigne à ce titre.