Commentaire sur le Yaçna (Lerminier)

Commentaire sur le Yaçna (Lerminier)


Commentaire sur le Yaçna, l’un des livres religieux des Parses, ouvrage contenant le texte zend, expliqué pour la première fois, les variantes des quatre manuscrits de la Bibliothèque royale, et la version sanscrite inédite de Nériosengh ; par Eugène Burnouf, membre de l’Institut, professeur de sanscrit au Collège de France. — Tome ier. Chez Debure, rue Serpente, 7.

De nos jours on a quelquefois prononcé trop légèrement, à notre sens, que les Français étaient tout à fait dénués de la capacité et de la patience nécessaires aux études philologiques. Sans invoquer ici le seizième siècle, et les savans qui brillèrent tant dans l’âge de Louis xvi que dans celui de Voltaire, sans rappeler même les noms de quelques contemporains illustres, l’ouvrage que nous annonçons ici nous semble une éclatante réponse aux préjugés qui voudraient exclure aujourd’hui la France des honneurs et des travaux de la grande érudition. Le commentaire sur le Yaçna dont M. Burnouf livre aujourd’hui au public la première partie, est le fruit de l’élaboration la plus patiente et la plus consciencieuse. Quand en 1829 M. Eugène Burnouf eut publié à ses frais le texte du Zend Avesta sous le titre de Vendidod Sadé, il commença le commentaire sur le Yaçna, dont il publia successivement plusieurs extraits dans le Journal asiatique. La publication du premier extrait date de 1829. Venant après Anquetil-Duperron, M. Burnouf devait juger les travaux de son devancier ; il l’a fait avec une raison pleine d’élévation et de convenance. Nous citerons cette intéressante appréciation :

« Personne n’ignore que c’est au célèbre Anquetil-Duperron que la France doit de posséder ce qui reste des livres moraux et liturgiques des Parses. On sait quels sacrifices cet homme courageux s’imposa pour aller chercher dans le Guzarate, où les Parses sont établis depuis dix siècles, les débris des ouvrages religieux qu’ils avaient emportés dans leur exil. Les soins qu’il se donna pour rassembler des copies de ces précieux livres, pour obtenir des prêtres tous les renseignemens qui pouvaient les éclaircir, pour en pénétrer le sens, enfin pour les traduire d’une manière qu’il pût croire exacte, sont sans contredit un exemple du plus noble et de plus difficile usage qu’on puisse faire de la patience et du savoir ; et le récit pourrait en paraître peu vraisemblable, si ses peines n’avaient été récompensées par le succès. Anquetil rapporta en France ceux des livres de Zoroastre qu’il avait pu se procurer dans l’Inde, les déposa à la Bibliothèque du roi ; et en 1771, il en fit paraître la traduction sous le titre de Zend Avesta, ouvrage de Zoroastre, en trois volumes in-4o.

« Les savans purent croire dès lors que les institutions religieuses et civiles des Parses, que leurs mœurs, leurs usages, leurs langues et une portion notable de leur littérature sacrée étaient définitivement connus ; et le Zend Avesta d’Anquetil devint la base des travaux auxquels l’érudition allemande se livre depuis le commencement de notre siècle, pour recomposer le tableau de l’ancienne civilisation persane. Tout n’était pas fait cependant pour l’intelligence des ouvrages sur lesquels s’exerçait déjà la critique historique. Les textes n’en étaient pas publiés, la langue en était complètement inconnue ; on ne possédait ni un ouvrage grammatical qui en contînt les élémens, ni un lexique qui fournît le moyen d’en apprendre la terminologie. Un très court vocabulaire zend et pehlvi avait été joint par Anquetil au troisième volume de son Zend Avesta ; mais quoique Paulin de Saint-Barthélemy, aidé de ce vocabulaire, pût déjà soupçonner que le zend appartenait à la même famille que le sanscrit et les idiomes savans de l’Europe, ce fragment, et quelques détails peu précis sur la grammaire zende, consignés par Anquetil dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, formaient tout ce qu’on possédait sur la langue dans laquelle nous ont été conservés les livres de Zoroastre. S’il y avait là de quoi faire naître la curiosité des savans, c’était trop peu pour la satisfaire. Anquetil avait promis une grammaire et un dictionnaire zends ; mais, soit que la mort ait prévenu l’exécution de son dessein, soit qu’il eût peu de goût pour les études purement philologiques, ces travaux ne parurent jamais, et on n’en trouve que de faibles traces parmi les manuscrits d’Anquetil, que M. Silvestre de Sacy déposa, depuis la mort de ce savant, à la Bibliothèque du Roi[1].

« Il ne restait donc à celui qui aurait voulu apprendre la langue zende, lire le texte original des livres de Zoroastre, et le faire connaître à l’Europe d’une manière critique, d’autre secours que la traduction d’Anquetil, et d’autre méthode à suivre que la comparaison attentive de cette traduction avec le texte. On pouvait croire ce travail facile, et il ne faut rien moins qu’une supposition de ce genre pour expliquer pourquoi on n’a pas songé à s’en occuper plus tôt. Les personnes qui voulaient s’ouvrir une route nouvelle dans le vaste champ de la littérature orientale, devaient être plus empressées d’entreprendre l’étude d’idiomes encore peu connus, que l’interprétation d’un texte qu’il était permis de regarder comme traduit, et le déchiffrement d’une langue dont tous les monumens existans en Europe étaient publiés en français. Il faut convenir d’ailleurs que tout devait confirmer les savans dans l’opinion qu’il ne restait presque rien à faire après Anquetil : son dévouement à des études qu’il aimait et dont il avait dû atteindre le terme ; tant de soins bien faits pour porter leurs fruits ; une confiance qui ne pouvait naître que de la certitude du succès, et qui devait être partagée par le lecteur ; enfin cette bonne foi dont l’expression est aussi naturelle au vrai savoir, que l’imitation en est difficile au charlatanisme. Aussi éprouvai-je une surprise que les personnes accoutumées aux recherches philologiques concevront sans peine, lorsque, comparant pour la première fois la traduction d’Anquetil au texte original, je m’aperçus que l’une était d’un faible secours pour l’intelligence de l’autre. Un examen suivi me persuada qu’avec le seul appui de son interprétation, ce ne serait pas une entreprise aussi aisée que je l’avais supposé d’abord, que d’acquérir la connaissance de la langue dans laquelle était écrit le Zend Avesta ; et je reconnus bientôt que la traduction d’Anquetil était loin d’être aussi rigoureusement exacte qu’on l’avait cru ; et cela d’autant plus facilement, que l’auteur, en déposant à la Bibliothèque du Roi les textes originaux, avait lui-même livré à la critique les moyens de la juger. Mais, si cette épreuve fut peu favorable à la traduction du Zend Avesta, je dois me hâter d’affirmer qu’elle ne diminua en aucune façon ma confiance dans la probité littéraire de l’auteur. En donnant au public une version que tout l’autorisait à croire fidèle, Anquetil a pu se tromper, mais il n’a certainement voulu tromper personne ; il croyait à l’exactitude de sa traduction, parce qu’il avait foi dans la science des Parses qui la lui avaient dictée. Au moment où il la publiait, les moyens de vérifier les assertions des Mobeds, ses maîtres, étaient aussi rares que difficiles à rassembler. L’étude du sanscrit commençait à peine, celle de la philologie comparative n’existait pas encore ; de sorte que, quand même Anquetil, à la vue des obscurités et des incohérences qui restaient dans l’interprétation des Parses, eût éprouvé un sentiment de défiance que, nous osons le dire, rien ne devait éveiller en lui, il n’eût pu aisément discuter leur témoignage avec quelque espoir d’en découvrir la fausseté. Il n’est donc pas responsable des imperfections de son ouvrage ; la faute en est à ses maîtres, qui lui enseignaient ce qu’ils ne savaient pas assez, circonstance d’autant plus fâcheuse qu’il lui était impossible de s’adresser à d’autres qu’à eux. Ses erreurs sont du genre de celles qui sont inévitables dans un premier travail sur une matière aussi difficile ; et lors même qu’elles seraient plus nombreuses, lors même qu’il devrait subsister peu de chose de sa traduction, et que ce qui devrait en subsister aurait besoin d’être vérifié de nouveau, il resterait encore à Anquetil-Duperron le mérite d’avoir osé commencer une aussi grande entreprise, et d’avoir donné à ses successeurs le moyen de relever quelques-unes de ses fautes. C’est d’ordinaire la seule gloire que conserve celui qui explore le premier une science nouvelle ; mais cette gloire est immense, et elle doit être d’autant moins contestée par celui qui vient le second, que lui-même n’aura vraisemblablement aux yeux de ceux qui plus tard s’occuperont du même sujet, que le seul mérite de les avoir précédés. »

Le beau travail dont M. Burnouf enrichit aujourd’hui l’érudition française affermira de plus en plus la haute réputation dont l’auteur jouit en Allemagne, et trouvera des juges compétens auxquels il faut renvoyer son livre, tels qu’Éwald à Goettingue, et Bopp à Berlin. C’est surtout au professeur de Berlin qu’il appartient d’examiner le travail de M. Burnouf avec la même attention que ce dernier vient d’apporter à l’analyse de sa Grammaire Comparative[2]. MM. Bopp et Eugène Burnouf sont les deux premières autorités de l’érudition européenne, en ce qui concerne la langue zende ; et ils ont l’un pour l’autre cette courtoisie bienveillante que se doivent mutuellement la patrie de Niebuhr et celle de Scaliger.


E. L.

  1. On trouve l’indication des travaux philologiques qu’Anquetil se proposait de faire, dans le tome xxxi, pag. 432 des Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et dans le tome ii du Zend Avesta.
  2. Voyez le Journal des savans.