Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/6



VI.
indulgence des romains sur ces objets.

D’un bout de l’Europe à l’autre, le sujet de la conversation des honnêtes gens instruits roule souvent sur cette différence prodigieuse entre les lois romaines et tant d’usages barbares qui leur ont succédé, comme les immondices d’une ville superbe qui couvrent ses ruines.

Certes le sénat romain avait un aussi profond respect que nous pour le Dieu suprême, et autant pour les dieux immortels et secondaires, dépendants de leur maître éternel, que nous en montrons pour nos saints,

Ab Jove principium...,

(Virg., Ecl. III, 12.)


était la formule ordinaire[1]. Pline, dans le panégyrique du bon Trajan, commence par attester que les Romains ne manquèrent jamais d’invoquer Dieu en commençant leurs affaires ou leurs discours. Cicéron, Tite-Live, l’attestent. Nul peuple ne fut plus religieux ; mais aussi il était trop sage et trop grand pour descendre à punir de vains discours ou des opinions philosophiques. Il était incapable d’infliger des supplices barbares à ceux qui doutaient des augures, comme Cicéron, augure lui-même, en doutait[2] ; ni à ceux qui disaient en plein sénat, comme César, que les dieux ne punissent point les hommes après la mort.

On a cent fois remarqué que le sénat permit que sur le théâtre de Rome le chœur chantât dans la Troade :

« Il n’est rien après le trépas, et le trépas n’est rien. Tu demandes en quel lieu sont les morts ? au même lieu où ils étaient avant de naître[3]. »

S’il y eut jamais des profanations, en voilà sans doute ; et depuis Ennius jusqu’à Ausone tout est profanation, malgré le respect pour le culte. Pourquoi donc le sénat romain ne les réprimait-il pas ? C’est qu’elles n’influaient en rien sur le gouvernement de l’État ; c’est qu’elles ne troublèrent aucune institution, aucune cérémonie religieuse. Les Romains n’en eurent pas moins une excellente police, et ils n’en furent pas moins les maîtres absolus de la plus belle partie du monde jusqu’à Théodose II.

La maxime du sénat, comme on l’a dit ailleurs[4], était : « Deorum offense diis curæ. — Les offenses contre les dieux ne regardent que les dieux. » Les sénateurs étant à la tête de la religion, par l’institution la plus sage, n’avaient point à craindre qu’un collége de prêtres les forçât à servir sa vengeance, sous prétexte de venger le ciel. Ils ne disaient point : Déchirons les impies, de peur de passer pour impies nous-mêmes ; prouvons aux prêtres que nous sommes aussi religieux qu’eux, en étant cruels.

Notre religion est plus sainte que celle des anciens Romains. L’impiété, parmi nous, est un plus grand crime que chez eux. Dieu la punira ; c’est aux hommes à punir ce qu’il y a de criminel dans le désordre public que cette impiété a causé. Or, si dans une impiété il ne s’est pas volé un mouchoir, si personne n’a reçu la moindre injure, si les rites religieux n’ont pas été troublés, punirons-nous (il faut le dire encore) cette impiété comme un parricide ? La maréchale d’Ancre avait fait tuer un coq blanc dans la pleine lune ; fallait-il pour cela brûler la maréchale d’Ancre ?

Et modus in rebus, sunt certi denique fines.

(Hor., liv. I, sat. I, 108.)

Ne scutica dignum horribili sectere flagello.

(Hor., liv. I, sat. III, 119.)



  1. « Bene ac sapienter, patres conscripti, majores instituerunt, ut rerum agendarum, ita dicendi initium a precationibus capere, etc. » Pline le jeune, Panégyrique de Trajan, ch. i. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez, tome XX, la note 1 de la page 515.
  3. Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.

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    Quœris quo jaceas post obitum loco ?

    Quo non nata jacent.

    (Sénèq., trag. des Troades, chœur à la fin du second acte.)

  4. Traité de la Tolérance, chap. viii ; voyez page 43.