Commentaire aux fragments de Jules Lagneau/02

Commentaire aux fragments de Jules Lagneau
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COMMENTAIRE
AUX
FRAGMENTS DE JULES LAGNEAU[1]

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On nous excusera si, en commentant cette pensée si simple, nous l’obscurcissons. Il ne faut pas espérer, étant données les habitudes d’esprit de la plupart des philosophes, qu’un lecteur jeune et naturellement enclin à aller trop vite et à comprendre facilement les choses difficiles s’arrête assez de lui-même sur cette pensée pour en apercevoir toute la portée. La psychologie a de nos jours le privilège d’attirer les esprits déliés et de rallier les esprits fatigués : chacun parle du point de vue psychologique comme de quelque chose de très clair et de très nettement défini. Cela résulte de la fâcheuse notion de l’observation intérieure et de l’idée de fait psychologique : comme si l’observation n’était pas extérieure par nature, et comme s’il y avait d’autres faits que l’ensemble des faits, c’est-à-dire le monde. Partant de l’idée des faits psychologiques, les psychologues croient pouvoir se borner à la description d’un monde psychique, d’un monde intérieur analogue au monde extérieur, et c’est ainsi que d’une mauvaise métaphore de romancier on a fait une méthode pour la connaissance du spirituel. Lagneau était à un haut degré incommodé dans ses recherches par cette idée de la Psychologie comme étude philosophique séparée. Il insistait fortement sur l’impossibilité de connaître le spirituel autrement que comme condition du matériel et sur l’identité des objets que considère le psychologue et de ceux que considère le physicien. La psychologie n’est pas la science d’un certain groupe de faits, mais une certaine manière d’étudier un fait quelconque, en se demandant comment il peut être connu, comment il peut être pensé, c’est-à-dire en y recherchant la Pensée même comme condition. Cette étude ne peut conduire à la connaissance d’une pensée individuelle ; car il ne s’agit pas ici de constater un fait, mais de découvrir des conditions nécessaires. Par suite le système de ces conditions étant nécessaire est universel, et ce n’est pas ainsi la pensée individuelle qu’atteint la psychologie, mais la nature absolue de la Pensée, sans laquelle il n’y aurait ni vérité, ni par suite objet. On voit par là que la définition de la psychologie est identique à celle de la philosophie même, de sorte qu’on pouvait dire de Lagneau ou bien qu’il ne faisait que de la psychologie, ou bien qu’il ne faisait pas de psychologie.

9

Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est la nature de la conscience, laquelle suppose une synthèse du multiple en un tout ; cela est d’ailleurs évident, puisque, si l’on suppose que le tout soit décomposé en plusieurs parties, il y aura séparation entre une partie et l’autre par définition, et par suite plusieurs consciences et non une seule. Il résulte de là que la sensation pure et simple, indépendante de tout acte de pensée, ne saurait être objet de conscience, sinon pour elle ; et même pas pour elle, car, puisque tout est complexe et divisible, chacun des éléments de la sensation, en vertu du même raisonnement, ne sera que pour lui, et non pour le tout, de telle sorte qu’il n’y aura que des consciences innombrables sans lien entre elles, et, à la limite, plus de conscience du tout, sinon la conscience abstraite d’un point pour lui-même, d’un point sans étendue et sans variété. Et telle est la forme d’existence que nous supposons à la matière ; car nous considérons un être matériel comme n’étant rien de plus que la somme de ses parties, et comme n’ayant aucune propriété différente de la somme des propriétés de ses parties ; et voilà l’inconscient, au sens absolu du mot, l’inconscient qui exclut la pensée et que la pensée exclut. On peut voir par le 1er paragraphe du fragment 12 que Lagneau n’admet point du tout cette forme d’existence, sinon comme une abstraction ; ce qui ne peut exister dans la pensée n’existe pas du tout.

Il faut donc, pour qu’il y ait conscience, qu’il y ait union du multiple en un tout, et non pas union de fait, c’est-à-dire union par juxtaposition, mais union de nécessité, ou union vraie. Cela est possible par la dépendance affirmée d’un tout par rapport à un centre, et c’est pourquoi conscience et volonté sont liées l’une à l’autre dans la vie moyenne, dans la vie intelligente. Mais la réflexion conduit d’une part à affirmer l’équivalence de tous les êtres en tant qu’êtres, d’autre part à comprendre l’identité de toutes les volontés en tant que volontés ; chaque partie suppose alors le tout, et chaque pensée toute la pensée ; la perfection de la conscience est ainsi dans sa propre destruction. D’où l’on est amené encore par une nouvelle suite d’idées à comprendre qu’une psychologie n’est point possible si elle veut rester psychologie. Le fait d’être soi épuise la connaissance de soi comme un fait. Voyez à ce sujet la pensée suivante.

10

« Nous passons de la conscience à la réflexion », c’est-à-dire nous passons de la constatation d’un fait à la recherche de ses conditions nécessaires ; tel est pour Lagneau le sens précis des mots réflexion et analyse réflexive : recherche des conditions nécessaires par opposition à la recherche des conditions contingentes. Par exemple la recherche des conditions mathématiques de la construction d’un triangle n’est pas une recherche de conditions nécessaires, car il n’est pas nécessaire qu’il y ait un triangle, ou même que j’en aie l’idée. La nécessité des conditions du triangle n’est donc, pour ainsi parler, que relative. Mais si l’on considère le triangle comme objet de pensée, et si l’on cherche les conditions sans lesquelles il ne pourrait pas être pensé, on cherche alors des conditions qui sont nécessaires absolument ; car, s’il n’est pas nécessaire que le triangle soit objet de pensée, il est du moins nécessaire qu’il puisse l’être ; et les conditions nécessaires qui ne peuvent manquer d’être obtenues par une telle analyse doivent seules être attribuées à la Nature Pensante absolue — absolue, c’est-à-dire sans dépendance par rapport à quoi que ce soit. On peut donc prévoir d’avance que la réflexion ainsi entendue n’atteindra jamais autre chose que l’esprit absolu et un : on ne peut faire de la psychologie au sens ordinaire du mot qu’en supprimant toute réflexion et en se laissant vivre, autant qu’on le peut ; la psychologie est donc plutôt une manière d’être qu’une recherche. La vraie psychologie c’est l’étude de l’esprit comme condition nécessaire de toute réalité, c’est-à-dire la philosophie même (V. 7).

11

On peut voir d’après ce fragment et les suivants que Lagneau continue, par déférence pour la tradition, à appeler psychologie ce qui est pour lui la philosophie tout entière. Dans ce fragment on voit se préciser l’idée de l’analyse réflexive. Nous avons dit que la réflexion c’est la recherche des conditions nécessaires d’un objet considéré comme objet de pensée, et que ces conditions, étant nécessaires, ne pouvaient jamais se rapporter à une pensée individuelle, mais seulement à la Pensée absolue. Cela suppose que la pensée individuelle et consciente contient à son insu, c’est-à-dire implicitement, toute la pensée, c’est-à-dire que notre science imparfaite et limitée suppose à chaque instant la science, parfaite et illimitée. La réflexion va donc plus loin que la conscience ; elle conduit à considérer un acte de pensée individuelle comme conditionné en moi par un monde d’idées que je n’ai pas formées, de raisonnements que je n’ai point faits. Par exemple, pour la conscience, la notion de résistance est quelque chose de simple et de primitif ; aux yeux de la réflexion, elle suppose, comme conditions nécessaires, les idées de position, de direction, d’effort, d’objet extérieur, idées que je ne conçois pas explicitement lorsque je connais une résistance ; chacune de ces idées elle-même, si on l’analyse, en suppose d’autres, en implique nécessairement d’autres : l’idée de position suppose l’idée de distance, de séries fixes, de mouvements à faire dont l’effet est connu ; l’idée de direction suppose de plus la connaissance distincte des parties de mon corps, et des notions de directions fixes comme avant et arrière, haut et bas, droite et gauche ; l’idée d’effort suppose l’idée d’un mouvement voulu, c’est-à-dire d’un mouvement dont les effets sont d’abord connus, ensuite jugés préférables à l’état actuel. L’idée d’objet extérieur suppose l’idée de permanence, de stabilité, c’est-à-dire d’être ; l’idée d’être implique à son tour unité, indivisibilité, etc. De telle sorte que, dans une idée quelconque, on retrouve nécessairement à l’état latent toutes les idées. De là cette autre formule, analogue à celle qui est ici commentée, et que Lagneau répétait souvent : l’analyse réflexive a pour objet de retrouver dans un fait de pensée la Pensée tout entière. Ces considérations, si l’on veut bien y réfléchir, apporteront aussi quelque éclaircissement aux pensées 9 et 10.

12

On peut voir par cette pensée que Lagneau était très éloigné de l’abstraction systématique et synthétique qui est pour beaucoup l’esprit métaphysique, et qui en réalité n’en est que le fantôme. Lagneau est avant tout un analyste patient, qui divise et distingue ; et, de ta même manière qu’Aristote, auquel il préférait pourtant de beaucoup Platon, c’est à force de distinguer qu’il identifie, c’est dans le concret qu’il cherche l’absolu.

1. Éclaircit une formule provisoire de la pensée 9 « il y a de l’inconscient, mais non dans la pensée ». Cela veut dire seulement que l’inconscient ne-peut être conçu comme réel en dehors de la pensée. L’existence inconsciente, somme de sommes d’existences, n’est qu’une apparence d’existence, un système d’abstractions. En réalité il n’y en a pas : car l’être est un, et par suite tout ce qui est est lié à tout l’être de telle manière que la pensée d’un être suppose la pensée de tous les autres, c’est-à-dire que toute pensée suppose toute la pensée, ainsi qu’il a déjà été dit.

Mais dans l’inconscient, il faut encore distinguer deux degrés, qu’on pourrait appeler la nature primitive et la nature acquise ; un des développements sur lesquels Lagneau s’arrêtait le plus volontiers, c’est que la vie consciente, intelligente, volontaire, ne se suffit-pas à elle-même ; qu’elle suppose toujours une nature, dont le corps est la représentation confuse, et qui ne fait qu’exprimer pour la conscience, sous la forme du désir, du besoin et de la douleur, la dépendance où elle est nécessairement par rapport à la Pensée. Ce que l’on appelle les fonctions du corps, tout le travail compliqué de la lente adaptation des organes, ou, comme on dirait à un autre point de vue, toutes les traces de l’existence ancestrale ne peuvent être que des pensées enchaînées dans l’habitude, la Pensée faite chair. Cela nous pouvons le comprendre par l’analyse réflexive, mais non point y revenir, et le transformer directement : il ne nous est pas possible, sinon dans des limites très restreintes, de refaire notre corps, de nous donner un bon estomac et de bons yeux, par exemple. La suite de la pensée s’explique maintenant d’elle-même.

13

Ce que Lagneau critique ici sous le nom de méthode déductive en psychologie, c’est la déduction dont le point de départ est une abstraction préalablement définie et postulée, comme le point, la ligne droite, la surface dans la mathématique. Cela ne veut point dire que la psychologie doive se priver du raisonnement et renoncer à la recherche de la nécessité. Tout fait de pensée supposant toute la pensée, la psychologie a pour objet d’expliquer, c’est-à-dire de faire passer de l’implicite à l’explicite, cette dépendance nécessaire de toute pensée par rapport à toutes les autres. Le fait choisi pourra être à volonté un fait de perception : la perception de cet encrier, de cette montré, un fait de mémoire, un jugement pur et simple, comme par exemple ce cahier est bleu, ou un fait de pensée plus consciente et plus méthodique, comme une démonstration mathématique, une déduction métaphysique. Tous ces faits sont équivalents pour l’analyse réflexive, car on y trouvera toujours comme condition les mêmes idées, les mêmes principes, et, comme condition dernière de ces idées et de ces principes, la Pensée, identique et une. Aussi la psychologie ne se présente-t-elle pas comme une science ayant des parties nécessaires, mais comme une méthode qui s’applique indifféremment à tout objet. D’ailleurs, plus le fait de pensée choisi sera instinctif et par suite plus il sera simple en apparence, plus l’analyse en sera instructive, et c’est pourquoi la psychologie réflexive de Lagneau pouvait, sans rester le moins du monde incomplète, consister principalement dans une théorie de la perception.

14

On trouve ici affirmé, contre l’idée traditionnelle de la psychologie, que la distinction de l’objet et du sujet n’est pas donnée comme un fait ; les choses n’étant connues que par la pensée et en elle, il n’y a point deux choses, l’objet connu et la pensée qui le connaît, mais seulement le fait de la connaissance, c’est-à-dire l’objet connu, le monde. Il faut analyser les objets pour y découvrir la pensée comme condition non seulement de leur être en général, mais, encore de leurs manières d’être déterminées. Tout ce qui est connu dans l’objet, grandeur, forme, qualités sensibles, suppose des comparaisons, des identifications et des distinctions, c’est-à-dire des jugements implicites ; la pensée seule peut introduire dans la diversité changeante l’unité, la mesure, la détermination : toute perception est un choix. Le donné, l’objet, la nécessité extérieure sur laquelle la pensée travaille, ne peut être atteint : il ne peut être que supposé comme un point de départ abstrait ou une condition purement négative. C’est seulement lorsqu’elle comprend cela que la pensée prend conscience d’elle-même, conçoit les choses comme des idées et les idées comme son œuvre. Lagneau disait : « Jamais l’action ne peut être sentie purement et simplement, en dehors de ses effets ». C’est donc dans ses effets qu’il faut la retrouver.

On croit généralement pouvoir partir de la notion du sujet pensant comme d’une notion claire et accessible à tous ; aucune erreur n’est plus contraire à la réflexion philosophique ; car le philosophe inexpérimenté ou bien prend les mots pour les choses, et arrive à croire qu’il perçoit directement l’immatériel, ou bien, ne pouvant réussir à mettre d’abord une notion claire sous les mots esprit, pensée, nie l’esprit et la pensée et se réfugie dans des laboratoires, avide de mesures précises et de réalités concrètes. En réalité la notion concrète du spirituel est au terme de l’analyse psychologique et non à son début ; il faut avoir fait des analyses multipliées, avoir étudié successivement les divers degrés de la connaissance, avoir pris conscience bien des fois du caractère abstrait de l’objet et de l’être, avoir aperçu dans les objets les plus divers, et comme leurs conditions, les mêmes principes et enfin le même principe, pour connaître réellement ce que c’est que la pensée, ou mieux pour en avoir le sentiment direct. On ne s’improvise pas philosophe, il y faut du temps et du courage.

On n’est pas philosophe pour avoir, discuté et accepté tous les arguments qui prouvent l’existence de l’esprit. Les étudiants en philosophie n’ont rien à attendre d’une promenade intelligente à travers les systèmes ; car il n’existe aucun moyen de comprendre la Monadologie ou le Kantisme si l’on n’est pas résolu à passer autant de temps au moins et à dépenser au moins autant de peine les comprendre que l’auteur lui-même en a mis à les construire. Cependant, on rit volontiers de la Métaphysique et des Métaphysiciens, et l’on proclame que rien n’est plus facile que de construire des systèmes, comme si la notion de monade, par exemple, n’exigeait pas des années de réflexion concrète pour être seulement entrevue dans sa vérité. Platon redoutait par-dessus tout la facilité et la promptitude d’esprit chez ses jeunes disciples ; ils ne devaient arriver à la science des idées que très tard, en passant par la science difficile des nombres. Lagneau était, lui aussi, l’ennemi de ces esprits prompts qui lui expliquaient sa propre pensée sans l’avoir comprise ; la vivacité d’esprit et ce qu’on peut appeler la facilité métaphysique, étaient réprimées par lui avec une espèce d’irritation, ce qui avait du moins l’heureux effet d’écarter de la philosophie les esprits brillants et présomptueux. De même, lorsqu’il enseignait, il ne craignait rien tant que d’être compris trop vite et d’être compris sans peine, multipliant les difficultés, s’enfonçant volontiers dans l’inextricable, tâchant de hausser sa pensée à la richesse de la nature, cherchant des formules et les rejetant, changeant ses mots de peur d’en être dupe, et surtout multipliant les exemples concrets ; voulant tout dire à la fois, parce que rien n’a de sens que par le tout ; défiant l’attention la plus vigoureuse et la plus désintéressée ; n’achevant pas une étude, parce qu’on ne peut rien terminer, et incapable par-dessus tout de donner, d’essayer même de donner, fût-ce du problème le plus simple et le mieux défini, une solution sans réserve[2]. Tel est l’exemple que Lagneau proposait à ses élèves. Et, dans un article sur Platon, il formulait courageusement, allant lui-même au-devant du reproche dont on l’a accablé toute sa vie, sa devise en ces termes : clarum per obscurius.

15

Le corps est ici opposé à la pensée non comme un monde à un autre, mais comme une méthode à une autre. Concevoir le réel comme composé de la somme des corps, qui sont eux-mêmes la somme de leurs parties, et ainsi indéfiniment, c’est expliquer ce qui est présentement donné, c’est-à-dire le tout, par ce qui n’est pas actuellement réalisé, c’est-à-dire par les parties du tout considérées comme d’abord distinctes et ensuite réunies ; l’un, c’est-à-dire le tout, est donc à ce point de vue une résultante ; il est subordonné au multiple, c’est-à-dire que le plus clair est subordonné au plus obscur, et l’un à ce qui n’est pas un. Or ce n’est là qu’un ordre de dépendance apparent ; si le tout devait attendre, pour être, que toutes ses parties soient, il ne serait jamais. Il faut donc bien que le tout soit donné avant les parties, et le composé avant le composant ; et il faut ainsi un tout absolu de tout, antérieur à tout et condition de tout. Considérer le monde à ce point de vue, c’est analyser la pensée ; comprendre comment chaque partie suppose le tout, c’est comprendre le spirituel, ou, selon le langage d’Aristote, le rapport entre la puissance et l’acte. À un point de vue, une chose n’est que ce qu’elle est, c’est-à-dire ne dépend absolument, quant à son existence, que de l’existence des parties qui la composent ; c’est cette dépendance du tout par rapport aux parties que nous nous figurons par la juxtaposition, c’est-à-dire sous la forme de l’extériorité. Mais à un point de vue, supérieur la partie dépend du tout et n’a de sens, que par lui ; et, comme la pensée d’un objet ne peut pas contenir explicitement tous les autres objets, sans quoi cet objet serait le tout et non une partie, nous ne pouvons nous représenter cette dépendance sous la forme d’une juxtaposition de parties ; nous ne pouvons que juger que la partie implique le tout, c’est-à-dire connaître l’intériorité du tout par rapport à chaque partie ; connaître cela, c’est proprement comprendre ce que c’est que la Pensée. Toute autre idée de la Pensée n’est qu’une vaine abstraction.

16

« Le corps est dans l’esprit. »

Nous aurions presque à regretter de publier ces pensées posthumes lorsque nous nous imaginons les interprétations hâtives auxquelles elles donneront lieu ; cette courte pensée risque d’être immédiatement comprise, et, ce qui est plus grave, étiquetée « Lagneau était idéaliste », ne manquera-t-on pas de dire. Il semble qu’on ait toujours la préoccupation de reconnaître chez un philosophe quelconque une doctrine déjà étudiée, afin de courir ailleurs chercher du nouveau. Or cette pensée ne veut pas dire seulement que notre corps n’est rien de plus qu’une des images qui nous sont le plus familières et auxquelles nous pensons le plus souvent, ce qui est en effet une banalité. De plus, il reste vrai en fait, que le corps, est autre chose qu’une idée ; si toutes les choses sont idées, on peut tout aussi bien dire que rien n’est idée, et l’on n’est pas plus avancé. Si l’on a bien voulu méditer, sur ce qu’est, pour Lagneau, l’idée même de la Pensée, on se fera quelque idée de la portée réelle de cette formule « Le corps est dans l’esprit ». Cela ne veut point dire que le corps est, en fait, dans l’esprit cela veut dire que, dans le système de conditions nécessaires de la connaissance, qui est la nature universelle de la pensée, est comprise la notion, d’un corps sensible et automobile, c’est-à-dire vivant, de forme constante. Le corps vivant que l’être pensant appelle moi n’est pas, au regard de l’analyse réflexive, un fait que l’on constate, mais une nécessité que l’on comprend. L’idée de la Pensée, c’est l’idée de l’implication nécessaire de tout dans tout, l’idée de la dépendance de chaque Pensée par rapport à toutes les autres. Il faut donc que, sous chaque Pensée, toutes les autres soient toujours implicitement présentes, ou, comme dit Aristote, que la «Pensée humaine connaisse, en puissance toutes choses ; c’est cette connaissance universelle et implicite, condition et règle de tout acte de connaître, qui est exprimée dans le corps, résumé d’une vie indéfinie à la fois dans le temps et dans l’espace. Le corps est dans la pensée comme le résumé des conditions permanentes de toute pensée, et comme l’expression de ce qu’il y a d’éternel dans notre pensée momentanée et périssable : le corps, disait Lagneau, c’est la nature de la Pensée. Lagneau disait aussi : « L’organe corporel n’est pas autre chose qu’une représentation que la pensée se donne à elle-même pour expliquer son automatisme ».

Le lecteur se rendra compte que cette vue générale s’appuyait sur une analyse concrète et vigoureuse s’il veut bien suivre dans ses détails la déduction suivante, reconstituée d’après les souvenirs des élèves de Lagneau.

LE CORPS HUMAIN

Supposons le monde comme existant en dehors de nous dans l’étendue, et demandons-nous à quelles conditions nous pourrions nous le représenter ainsi. Nous ne le pourrions qu’à la condition de nous en représenter les différentes parties, de nous mouvoir par conséquent. L’étendue ne peut être aperçue en intuition que sous la condition d’un mouvement exécuté par le sujet. Quand nous saurons à quelles conditions peut être acquise la notion du mouvement, nous n’aurons pas encore expliqué l’intuition de l’étendue ; car le mouvement décompose l’étendue, la dissout : il est nécessaire qu’ensuite elle soit reconstituée.

Que suppose donc le sentiment du mouvement actif ? Le cas le plus simple serait celui où le sentiment du mouvement se produit sans qu’il y ait de changement. Mais ce cas ne saurait s’expliquer sans l’autre, sans le cas où le sentiment du mouvement est accompagné de changement. Supposons un mouvement par lequel on ne déterminé aucun changement dans les sensations. Dans ce cas on n’aurait que le sentiment du mouvement voulu : les anesthésiés ne savent pas s’ils ont exécuté le mouvement qu’ils ont voulu. Mais ce sentiment du mouvement voulu aurait-il existé si l’on n’avait pas vu déjà l’effet de mouvements réels, c’est-à-dire un changement ? Le sentiment même du mouvement ne peut pas exister sans le sentiment de ce qui distingue l’un de l’autre deux points de l’étendue. Deux points distincts de l’étendue ne peuvent donc se présenter à nous que par une diversité de sensations.

Mais cela ne suffit pas ; ce que le mouvement suppose, c’est essentiellement une action par laquelle nous parcourons ces sensations distinctes. Il faut donc, pour que nous sachions que nous nous mouvons, que nous ayons l’idée d’une fin que nous poursuivons, et que nous éprouvions que cette pensée d’une fin à atteindre déterminé immédiatement en nous un sentiment propre, celui de l’action musculaire. La notion du mouvement suppose donc en nous l’existence de la pensée.

Mais ces deux conditions suffisent-elles ? Ce n’est pas savoir qu’on se meut que savoir qu’on détermine médiatement une diversité de sensations externes en déterminant immédiatement une variation, dans le sentiment de l’action musculaire. Ce qui manque, c’est l’idée qu’entre ces différentes sensations extérieures, dont la succession est déterminée en même temps que la variation du sentiment de l’action musculaire, il existe un ordre absolu tel qu’il ne se confonde pas avec la simple diversité des sensations. Ces sensations, si on les considère uniquement comme telles, n’ont rien qui les enchaîne à tel ordre plutôt qu’à tel autre. Dans le sentiment d’une succession de sensations, et dans la superposition à cette succession d’une action musculaire variée, il n’y a pas de quoi produire le sentiment du mouvement. Chaque terme de la série des sensations qui se succèdent est indifférent au terme auquel il se trouve actuellement lié dans la série des sensations musculaires. Si on ne considère dans les sensations qu’elles-mêmes, il n’y a rien qui les détermine à être produites par telle action ou telle autre. On peut concevoir que l’ordre des sensations externes soit changé ; donc notre action est, indifférente aux effets qu’elle produit, dans la succession des sensations dans les sensations il n’y a pas d’ordre fixe. Or le mouvement est la réalisation d’un ordre fixe. Par suite nous ne pouvons avoir le sentiment du mouvement que nous exécutons par la perception de nos sensations externes.

Cet ordre fixe ne peut se trouver que dans les sensations internes. Il faut que dans les sensations externes se trouve un élément distinct de ces sensations, purement subjectif, qui subsiste le même quelle que soit la sensation externe à laquelle il se trouve actuellement lié. Le contenu représentatif de la sensation peut varier ; mais il faut que je puisse apprendre par expérience qu’il y a une série fixe de sensations internes qui accompagne les sensations externes. À cette condition je pourrai reconnaître que le même mouvement a été produit, parce que, à chacune de mes actions, j’aurai réalisé en moi le sentiment d’une diversité constante sous la diversité changeante. L’ordre fixe nécessaire au sentiment du mouvement doit donc m’être donné naturellement. Je prends ainsi conscience, par l’expérience, d’un ordre constant qui subsiste non pas entre mes sensations externes, mais entre celles qui sont comme la base de ces sensations. Il faut que, la sensation extérieure étant renouvelée, mais le même mouvement étant nécessaire, j’aie toujours le même sentiment interne. Je n’ai pas d’action directe sur mes sensations externes ; je ne puis pas savoir, en les parcourant, si c’est un ordre fixe que je parcours, parce que cette diversité peut tenir à quelque chose d’extérieur à moi. Mais il est un ordre fixe que je suis bien sûr d’obtenir si je le veux c’est celui des sensations internes. L’Étendue, condition du mouvement, doit donc nous être donnée en principe sous la forme d’un ordre fixe du sentant, qui appartienne au sentant indépendamment du senti. Il doit exister un ordre qui nous soit naturellement et immédiatement livré. L’étendue doit nous être révélée a priori sous la forme d’un ordre fixe de nos sensations internes, c’est-à-dire sous la forme de notre organe sentant même. Cet ordre fixe nous apparaît sous la forme de l’étendue de notre propre corps. C’est cette étendue que nous percevons lorsque nous avons le sentiment d’un mouvement que nous faisons. Naturellement, cet ordre fixe de nos sensations internes ne nous est connu que peu à peu, et le sentiment de cet ordre peut se développer indéfiniment. Acquérir une perception supérieure, c’est toujours acquérir une notion plus nette du mouvement que nous exécutons en percevant.

Ainsi la condition sans laquelle on ne conçoit pas que la connaissance de l’étendue soit possible, c’est la connaissance d’une multiplicité absolue d’êtres sentants, entre lesquels il existe une relation fixe et qui constituent ce que nous appelons notre corps. Si la faculté de sentir n’était pas morcelée en nous, et s’il n’existait pas un ordre fixe entre tous les êtres sentants qui la composent, nous ne percevrions pas le mouvement. C’est en ce sens que la connaissance de l’étendue nous est innée.

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Lagneau disait dans le même sens que l’étendue et le mouvement ne sont que des hypothèses. Il y a des cas où cette recherche, par tâtonnement à travers les hypothèses successives, qui constitue la perception, est consciente et parfaitement visible. S’il arrive que je sois réveillé par trois coups frappés, sans doute ces trois bruits ne se réduisent pas pour moi à la pure sensation de bruit trois fois éprouvée, sans quoi je n’en aurais aucune connaissance ; il y a déjà perception ; c’est-à-dire localisation vague et instinctive hors de mon corps et d’un certain côté mais pour que la perception soit complète, il faut que je m’arrête à quelque conclusion précise et satisfaisante sur l’objet qui est cause de ce bruit ; je cherche s’il résulte d’une fenêtre, d’une porte, d’un meuble, ou des mouvements de quelque voisin ; ou de l’introduction d’un voleur ; ces hypothèses je les abandonne successivement, si du moins j’ai toute ma lucidité d’esprit (car si j’avais l’esprit malade ou appesanti par le sommeil, il pourrait m’arriver de m’arrêter à une hypothèse peu satisfaisante, et la représentation de cette hypothèse serait un rêve ou une hallucination) ; – je les abandonne parce qu’elles n’expliquent pas tous les cas, par exemple que le bruit continue malgré ma présence, et sans que mes yeux perçoivent aucun mouvement corrélatif. Si l’une de ces hypothèses est satisfaisante dans tous les cas que j’examine, je m’y arrête, et, de par mon acte de juger, cette image devient un objet. L’étendue est une hypothèse destinée à expliquer de la façon la plus simple la liaison de nos sensations entre elles et la relation entre leurs changements, et les sensations qui nous font connaître nos propres mouvements ; l’étendue n’est en effet qu’un système de positions ; or connaître la position d’un objet ce n’est rien autre chose que savoir quels mouvements j’ai à faire pour l’atteindre, c’est-à-dire pour me donner des sensations déterminées que présentement je n’ai pas. Le mouvement est lui aussi une hypothèse destinée à expliquer le changement de position d’un objet ; en effet nous ne percevons jamais la continuité du mouvement ; mais, percevant les positions successives d’un objet, nous les concevons comme des intermédiaires par rapport à une action, c’est-à-dire à quelque chose de continu, qui relie les positions extrêmes les unes aux autres ; connaître un mouvement, ce n’est rien autre chose qu’affirmer la persistance d’une direction du mouvement, ou, si l’on veut, d’une idée directrice du mouvement ; il nous est impossible de concevoir un mouvement qui dure sans concevoir une direction permanente de ce mouvement ; et, puisque le mouvement n’est jamais à aucun de ses moments, il n’y a de réel en lui que son idée, c’est-à-dire l’affirmation de sa nécessité. Par suite, dire que l’étendue existe, que le mouvement existe ; c’est ne rien dire d’intelligible. En particulier pour l’étendue, elle n’est qu’une manière de nous représenter une loi de nos sensations, c’est-à-dire quelque chose de vrai, de réel, d’indépendant de nous : l’idée de l’étendue implique l’idée d’être objectif.

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Il faut, ainsi qu’il a été expliqué antérieurement, prendre ici psychologie dans le sens de philosophie. Il est clair alors que, si l’on fait de la philosophie de la même manière que l’on étudie les objets, on ne fait plus de philosophie. Comment distinguer la philosophie de l’histoire de l’histoire même, si l’une et l’autre observent, rapprochent, distinguent et généralisent ? Comment distinguer alors la psychologie de la physiologie, sinon en inventant ces faits immatériels et inétendus qui impliquent une contradiction, le fait étant toujours connu sous la forme de l’espace ? Si l’on admet d’ailleurs qu’il existe une psychologie, c’est-à-dire une science distincte des faits mentaux, alors la vraie psychologie, c’est-à-dire la philosophie, consistera à prendre pour objet cette science même, ainsi que toutes les autres la vraie psychologie, c’est la philosophie de la psychologie. L’esprit ne peut être comparé à un objet ; il ne peut être considéré comme un fait au milieu d’autres faits ; le nom le plus clair de l’esprit ou de la pensée c’est Raison, car il apparaît alors clairement que l’Esprit n’est connu que comme raison d’être de tout le reste, et que par suite étudier l’esprit, c’est donner la raison de toute raison et l’explication de toute explication. En d’autres termes, si l’on veut étudier l’esprit, il faut prendre pour objet toutes les manières de connaître à tous les degrés ; aucune question n’échappe donc à la philosophie, pas plus l’induction qu’autre chose.

19

Le sujet pensant est individuel quant à sa matière, c’est-à-dire quant aux objets auxquels il s’applique et quant à l’ordre suivant lequel il les connaît ; mais il est impersonnel quant à sa forme, c’est-à-dire quant aux principes suivant lesquels il organise ses connaissances empiriques en un tout. Ce qui fait que le sujet pensant croit exister, croit être un être par lui-même, c’est qu’il ne démêle point dans ce qu’il appelle lui ce qui vient du dehors, c’est-à-dire les images, et qui n’est pas lui, de l’unité qui s’y applique et qui n’est pas lui non plus. C’est pourquoi il est impossible d’avoir une connaissance claire de soi-même ; on ne peut avoir que le sentiment de sa propre existence, c’est-à-dire la connaissance confuse d’une unité dont la raison d’être est implicite, c’est-à-dire cachée. Du reste l’existence du moi est absurde et impossible aussi en ce sens qu’elle suppose, puisque le moi n’est pas tout l’être, une multiplicité d’êtres or l’être est un.

20

Nous désirons que les jeunes esprits, qui se sentent portés vers la philosophie, et qui manquent d’une direction éclairée, méditent ce fragment jusqu’à ce qu’ils en comprennent la vérité, sans se laisser arrêter par le caractère paradoxal des idées qui y sont résumées.

La science, au sens le plus général du mot, ce que Lagneau appelle ici la réflexion (et non l’analyse réflexive, dont il n’est pas question dans ce fragment), consiste à remplacer l’étude des faits concrets, infiniment complexes, et tels qu’aucun d’eux n’est identique à aucun autre, par l’étude de faits plus simples, construits par nous, dont nous sommes en mesure de, donner la description complète, dont nous pouvons créer autant d’exemplaires que nous voulons, et dont nous connaissons entièrement le contenu ; ces faits abstraits ont de plus l’avantage d’être soustraits au changement, c’est-à-dire de ne changer que lorsque nous le voulons, et dans la mesure où nous le voulons. Par exemple la surface d’une table, voilà un fait concret ; aucune partie de cette surface, si petite qu’on la prenne, n’est régulière ; aucune ne peut coïncider avec aucune autre ; de même les limites de cette surface sont des lignes qui, si parfaites qu’elles semblent à l’œil nu, apparaissent à la loupe ou, en tout cas, au microscope, comme infiniment sinueuses, et comme n’étant identiques à elles-mêmes dans aucun intervalle, si petit qu’il soit. Par suite, la description de cette table, parce qu’elle comporte une infinité d’éléments, ne saurait être achevée ; par, suite, et à bien plus forte raison, aucune autre table ne sera identique à celle-là. Considérons maintenant un rectangle : voilà un fait idéal, abstrait, universel. Des lignes identiques à elles-mêmes dans toutes leurs parties enferment, dans des conditions déterminées, une surface dont toutes les parties sont superposables les unes aux autres, ou, si l’on veut, dont on peut transposer n’importe comment les parties sans que la nature du rectangle soit modifiée. Et tels sont les faits que le savant étudie, autrement sa science se bornerait à une description impossible à terminer, et toute application d’une connaissance quelconque lui serait interdite, puisque rien n’est identique à rien. Ces raisons sont générales et s’appliquent à tous les genres de connaissance.

Or d’où vient cette construction abstraite et simplifiée dont le vrai nom est l’idée ? Est-elle tirée de l’expérience ? Cela n’est pas possible, car comment tirer de l’indéterminé le déterminé, du différent l’identique, de l’infiniment multiple l’un, de l’inégal l’égal ? Donc, ces faits idéaux et simples, l’expérience ne nous les montre point ; il faut donc bien qu’ils soient inventés par nous, conformément aux exigences de notre nature, qui se ramène à un besoin fondamental du repos, de l’identité, de l’unité, de la permanence.

L’esprit ayant un impérieux besoin d’unité, et ne la rencontrant jamais dans l’expérience, la suppose d’abord afin de rendre possible l’unification de ses propres pensées, c’est-à-dire afin de s’expliquer à lui-même la dépendance des faits les uns par rapport aux autres ; et aussi afin de rendre cette explication communicable, c’est-à-dire intelligible aux autres esprits. Comment, en effet, s’expliquerait-on la liaison des faits concrets, comme électricité, chaleur, lumière, choc, travail, si l’on ne les remplaçait par des faits abstraits correspondants mathématiquement définis des mouvements continus ou abstraits de telle forme et de telle vitesse ? Donc le fait qui est l’objet de la science est bien une hypothèse que nous suggèrent les exigences de notre esprit et non pas la nature des choses.

Mais allons plus loin. La perception même est déjà une connaissance, c’est-à-dire déjà une science. Le fait concret, multiple et changeant ne peut pas plus être perçu qu’il ne peut être conçu comment percevoir une infinité d’éléments ? Le fait concret n’est donc que l’idée d’une Nature extérieure dont notre connaissance ne pourra jamais épuiser la richesse et la variété. Quant au fait que nous percevons, il est déjà une simplification du réel, une abstraction, une construction. Nous constatons que nos mouvements sont liés à des changements dans nos sensations ; nous nous représentons cette liaison au moyen d’une abstraction, la position, c’est-à-dire le lieu ; le lieu d’un objet, et le lieu de ses parties, ne sont que des hypothèses destinées à nous expliquer à nous-mêmes, de la façon la plus simple possible, la liaison de nos sensations entre elles, et leurs relations avec nos mouvements. Tous les problèmes posés dans nos relations avec les objets se ramènent à celui-ci : quels mouvements ai-je à faire pour substituer certaines sensations à certaines autres ? Or la solution d’un tel problème s’exprime pour nous dans la représentation de la position d’un objet par rapport à nous. On comprend bien alors qu’un objet ne peut être considéré comme occupant, par lui-même, une position, c’est-à-dire comme étant dans l’étendue, et que l’étendue, la forme, les dimensions et les distances ne sont que des abstractions. Même dans la perception, nous supposons des relations simples entre les éléments du réel, nous sommes mathématiciens sans nous en douter. C’est pourquoi Lagneau peut dire que même le fait perçu est une hypothèse, et que c’est notre propre nature que nous lisons dans le fait.

Ce qu’il y a d’intelligible dans le fait, c’est son explication, c’est-à-dire la découverte de son union avec tous les autres, découverte qui lui assigne une place dans l’Univers, c’est-à-dire dans le tout des faits. La théorie parfaite d’un fait consisterait à montrer qu’il n’y a rien de plus en lui que la répercussion de tout ce qui se passe dans l’Univers au même moment. Par exemple l’étude de la chute d’une pierre est tout à fait superficielle, et cette chute est imparfaitement connue comme fait si l’on ne tient pas compte des changements de l’intensité de la pesanteur et de la résistance de l’air ; mais elle est encore incomplètement connue si l’on n’étudie l’action de la lune, des planètes et du soleil sur ce corps en mouvement, action qui ne saurait être nulle ; ces actions étant supposées parfaitement connues, il faudrait encore tenir compte de l’action de tous les corps célestes sans exception, si minime que soit cette action. La connaissance de la chute d’une pierre ne serait donc complète qu’autant qu’on y lirait l’état de l’univers tout entier. Lagneau peut donc dire que le Tout lit dans le fait supposé complet la solidarité de toutes les parties du Tout.

21

La spontanéité sentante, considérée en dehors de toute forme, n’est pas. La pure sensation n’est qu’une hypothèse, nécessaire au point de vue de l’analyse, et comme idée, mais qui ne se présente jamais en fait ; ce qui est, c’est l’idée de la sensation, non point, comme l’entend un idéalisme paresseux, parce que rien n’est connu que par son idée, mais parce qu’il est impossible, au point de vue de l’analyse réflexive, de réduire la connaissance à sa forme, c’est-à-dire parce que toute connaissance implique toujours l’idée d’une nécessité extérieure qui nous contraint. Mais cela ne veut pas dire que cet élément nécessaire de la connaissance puisse être observé et constaté comme un fait. Ce que l’on est tenté de prendre pour des sensations simples, par exemple la sensation de résistance, sont en réalité des perceptions, c’est-à-dire impliquent tout un monde d’idées et déjà toutes les idées. Le commencement de la connaissance, comme le commencement de n’importe quoi, ne peut être qu’une idée et jamais un fait, puisque le commencement est toujours passé au moment où l’on y réfléchit ; la sensation, résultat en nous de l’action de l’objet, ne peut être qu’en nous, et, en la connaissant, nous ne connaîtrons jamais que nous-même, modifié de telle ou telle façon. Aucune notion d’objet extérieur ne saurait donc être contenue dans la sensation par suite la position, la forme, la grandeur de l’objet ne sauraient être données immédiatement : il nous faut les deviner d’après la façon dont l’objet nous modifie ; une interprétation vérifiée par des expériences ultérieures recevra le nom d’objet réel ; l’objet n’est ainsi qu’une hypothèse qui nous explique d’une manière satisfaisante nos propres sensations. Il résulte de là que le premier moment de cette recherche, la pure sensation, ne peut être séparé et isolé que par l’analyse théorique et verbale ; en fait il est impossible que ce premier moment soit connu, puisque justement il exclut toute connaissance ; par suite il est pour nous comme s’il n’était pas ; il est enseveli au plus profond de la Nature : il est l’inconscient absolu.

Voici à peu près en quels termes Lagneau expliquait à ses élèves la nature de la sensation.

NATURE DE LA SENSATION

La sensation ne saurait, à proprement parler, être saisie en elle-même. L’acte de la représentation peut être ramené à trois fonctions : sensation, intuition, perception. Mais l’intuition n’existe jamais sans la perception, qui est l’acte véritable de se représenter ; de même la sensation n’existe jamais sans l’intuition. Toutes les fois que nous croyons simplement sentir, en réalité nous rattachons ce que nous sentons à quelque, chose d’étendu. Savoir qu’on sent, c’est chercher à déterminer, à circonscrire la sensation, ce qui ne peut être fait que par un mouvement de l’esprit par lequel se trouve déterminée immédiatement l’intuition. Ce n’est donc point la sensation qui se révèle d’elle-même à l’esprit. C’est par autre chose que la sensation que nous connaissons la sensation, car elle ne saurait réfléchir sur elle-même (Bossuet). Pour saisir la sensation, il faut que nous la cherchions dans ce à quoi elle s’est d’abord associée, c’est-à-dire dans la représentation dont elle a été l’occasion. Nous n’avons qu’un moyen pour atteindre la sensation dans ce tout où elle s’est absorbée, c’est d’y appliquer la pensée et de nous demander quelle est la condition pour que l’intuition existe. Nous ne pouvons connaître la sensation qu’en remarquant que, dans ce qui nous paraissait simple, il y a lieu de distinguer deux éléments, l’un passif, l’autre actif, et que le premier seul peut avec raison être appelé primitif, si par, primitif nous entendons ce qui, dans la pensée, existerait antérieurement à son action.

En somme, la sensation n’est pas donnée dans la conscience. Ce que nous croyons saisir comme sensation, c’est un composé de la sensation primitive et de deux choses distinctes : d’une part la représentation, par laquelle elle est immédiatement rapportée au dehors, de l’autre le sentiment, par lequel elle prend dans la pensée une couleur propre, un caractère. Toute sensation en effet, au moment même où nous l’éprouvons, modifie le sentiment fondamental que nous avons de notre être, lequel sentiment détermine notre activité et en même temps résulte des différentes vicissitudes par lesquelles passe notre activité. Jamais une sensation particulière ne se produit en nous sans modifier ce sentiment général et sans être modifiée par lui. La sensation n’existe pas plus à part de ce sentiment dans lequel elle tend à se fondre qu’elle n’existe à part de la représentation par laquelle elle tend à s’expliquer.

La véritable sensation, la sensation en soi, n’est ni représentative ni affective. Elle ne se confond ni avec la représentation qu’elle détermine, ni avec le sentiment général où elle se mêle. Représentative, elle serait étendue ; affective, elle aurait une durée. Dans les deux cas elle serait considérée non point en elle-même, mais dans l’activité qui en prend possession. La sensation en elle-même est en dehors de l’étendue et du temps elle est une pure conception de l’esprit, conception nécessaire par laquelle nous exprimons la loi de la pensée qui veut que la pensée ne fasse pas la vérité par une action absolue qui n’aurait aucune condition en dehors d’elle-même. Quand nous disons que nous sentons, nous disons que ce que nous nous représentons, ou ce que nous éprouvons d’agréable ou de pénible ne saurait s’expliquer comme le produit absolu de l’esprit en nous ; que sentir c’est toujours sentir quelque chose d’extérieur à qui le sent, qui existait indépendamment de la réaction par laquelle la pensée s’en est rendue maîtresse. L’idée de la sensation n’est donc pas autre chose que celle du contenu nécessaire de la connaissance. Éprouver un plaisir, ou une peine, cela suppose que l’activité de l’esprit se trouve plus ou moins favorisée par les circonstances, et, par suite, que les circonstances sont données indépendamment de cette activité. La pure activité, par laquelle se trouve ramenée à l’unité la multiplicité de l’être, ne se conçoit pas sans cette multiplicité donnée indépendamment de l’activité même. Au fond de la sensation il y a l’idée d’une pure passivité, d’une multiplicité, d’une diversité sans laquelle l’action de la pensée ne se conçoit pas. Il n’y a pas, dans la conscience, de pure sensation. En effet, tout ce qui peut tomber sous la conscience est en quelque manière un produit de l’activité. Il serait contradictoire que nous ayons conscience de ce qui n’est point action. L’idée de la sensation n’est autre chose que l’idée que, dans nos représentations et dans nos sentiments agréables ou pénibles, tout ne nous parait pas venir de nous, c’est-à-dire de l’activité de l’esprit ; l’idée que cette activité suppose, pour s’exercer, un élément passif. Mais cet élément n’est jamais saisi autrement que comme une nécessité de l’explication de la pensée : la sensation n’est saisie que par la réflexion.

Là se trouve le paralogisme de toute théorie sensualiste de la connaissance. Nous ne pouvons déterminer la sensation que par des attributs négatifs ; nous ne pouvons dire que ce qu’elle n’est pas. À vrai dire, la pure impression est conçue, et non pas sentie. Ce qu’arrive nous faire connaître la science, c’est que tout être doit exprimer à chaque instant les autres êtres. Tout être est multiplicité, et, dans cette multiplicité, la multiplicité extérieure doit s’exprimer : celle-ci doit marquer sa présence dans celle-là. Quand nous avons acquis cette notion par la connaissance scientifique et par la réflexion, il nous semble que ce qui est l’effet dernier de la connaissance, à savoir qu’elle exprime le rapport d’un être avec les autres, en est en réalité le commencement. Mais c’est là une illusion. Cette idée du temps, par laquelle nous nous représentons l’antériorité de la sensation par rapport à la connaissance, est une construction de l’esprit. C’est après avoir exercé notre pensée que nous avons pu construire cette forme du temps.

L’étude de la sensation nous montre en elle la passivité et la multiplicité nécessaires impliquées dans toute pensée. L’activité de la pensée ne suffit pas à expliquer la pensée ; car, s’il n’y avait dans les rapports qui constituent la pensée que l’action qui les établit, on ne voit pas comment la pensée existerait. Une pensée quelle qu’elle soit peut être considérée sous deux aspects différents. Elle a une matière ; ce contenu est essentiellement contingent ; on peut le concevoir de toutes les façons possibles ; il faut simplement qu’il soit ; le contenu de la pensée est donc absolue multiplicité. Mais d’autre part le contenant, ce qui est affirmé du contenu, est toujours la même chose, à savoir que le contenu est, ne fait qu’un avec tout ce qui est. Unité et diversité, tels sont les deux aspects nécessaires de la pensée. L’un est plus essentiel à la pensée que l’autre c’est seulement en tant que la pensée affirme ce qui est qu’elle pense ; la simple présence dans la pensée de la multiplicité indéfinie ne constitue pas la pensée.

Qu’est-ce qu’affirmer l’être de cette multiplicité ? C’est penser la réaction universelle de tout ce qui est sur tout ce qui est. On ne penserait pas si on ne jugeait pas que le monde est une multiplicité absolue, qu’il y a une diversité indéfinie de manières d’être. Mais la pensée ne se borne pas à affirmer l’existence d’une multiplicité de manières d’être. Elle affirme que ces manières d’être constituent un seul tout, c’est-à-dire que chaque élément exprime tous les autres, c’est-à-dire qu’il est en rapport d’action et de réaction avec tous les autres. L’être ne consiste pas dans une pure abstraction, mais dans le fait que chaque partie du tout réagit sur le tout. La pensée est une action qui a toujours pour objet une action. L’objet de la pensée c’est l’universelle action et réaction. Ce que l’idée de la sensation exprime, c’est la nécessité de cet élément de la pensée. Penser une table ce n’est pas la créer ; c’est penser que la table existe, c’est-à-dire que la pensée résulte de l’action de l’objet actuel de la pensée, qui est une table.

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En contenant implicitement la physiologie. Le corps, avec sa structure et ses fonctions, n’est, en effet, au point de vue de l’analyse réflexive que la représentation de conditions nécessaires de la connaissance, que cette analyse découvre. Voyez à ce sujet le commentaire du fragment 16.

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Cette pensée, ainsi que les fragments 79 et 80, ruine définitivement l’idée des « faits psychologiques », qui a égaré tant de bons esprits. Il est admis généralement qu’un « état d’âme » comme une colère, ou un chagrin, peuvent être observés comme des objets, grâce à la mémoire qui les fait revivre tout en nous laissant le sang-froid nécessaire à une réflexion impartiale, et clairvoyante. Il est pourtant évident que la mémoire ne saurait être considérée comme une faculté incorruptible, sans communication avec le caractère et la volonté, avec les idées et le jugement de celui qui se souvient. Si percevoir un objet étendu c’est déjà construire cet objet en le simplifiant et en l’expliquant conformément aux exigences de la pensée, à bien plus forte raison reconstituer une émotion passée ce sera la construire, la créer, la tracer, avec des éléments simples et idéaux, tout à fait de la même manière que le mathématicien construit des figures complexes au moyen de droites et de points. Cette construction sera nécessairement générale, puisqu’elle sera conçue comme vraie, c’est-à-dire comme nécessaire ; par exemple, tel sujet pensant, voulant reconstituer une colère passée, la reconstituera nécessairement, en conformité avec son caractère et ses jugements actuels, non pas telle qu’elle a été, car le fait ne se recommence pas, quoi qu’on puisse faire, mais tel qu’il juge que cette colère a dû être, étant donné ce qu’il pense maintenant de lui-même et de cette colère qui fut sienne. Le vrai nom de cette construction, ce n’est pas souvenir, c’est idée au sens propre du mot, c’est-à-dire nécessité purement mentale ou, si l’on veut, noétique, par opposition à la nécessité conçue comme extérieure, et toujours réductible à des éléments mathématiques, c’est-à-dire à une formule, à un nombre, nombre étant pris ici, comme l’entend Platon, au sens de rapport. Ainsi s’explique le fragment 80.

Il est remarquable que cette réduction à une idée de tout fait psychologique conservé par le souvenir jette un jour nouveau sur la question même de la mémoire. On peut voir par le fragment 65 que Lagneau n’a pas eu le temps d’analyser la mémoire avec autant de vigueur qu’il analysa la perception. Par bonheur, comme on s’en aperçoit ici, son enseignement donnait, bien plus que des résultats, un point de vue et une méthode ; et il est clair qu’à ce point de vue la mémoire apparaît, non plus comme une fonction automatique, mais comme une construction où la raison du sujet pensant a une part prépondérante, la reconstitution du passé étant ainsi, à parler exactement, la construction de ce qui ne passe pas, et qui, par suite, se conserve. Dès lors le temps n’apparaît plus comme un ordre de succession en fait, mais comme le schème d’une succession nécessaire, qui reste vraie, au moins en prétention, sous le changement. C’est seulement de cette manière que l’on peut, au point de vue philosophique, expliquer la conservation ; car, qu’un fait soit conservé, qu’un ordre de succession entre des faits soit conservé, cela est absurde dans les termes il n’y a que le rationnel, que le nécessaire qui demeure, et le Moi n’est et ne dure qu’autant qu’il est rationnellement construit. C’est dans ce sens et non ailleurs qu’il faut chercher la théorie philosophique de la mémoire.

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Cette pensée n’est que le résumé d’un long et précis examen de la fameuse loi de Fechner. Lagneau arrivait à cette conclusion, contre laquelle bien peu de philosophes s’élèveraient sans doute aujourd’hui, que des sensations successives, provoquées par un excitant croissant, ne peuvent être considérées, à aucun point de vue, comme des variations quantitatives. Toute quantité est en effet susceptible d’augmentations et de diminutions infiniment petites, c’est-à-dire est continue, tandis qu’il n’en est pas ainsi des changements de la sensation, qui procèdent par bonds, sans intermédiaires. « En réalité la prétendue série logarithmique n’est ici qu’une série de numéros d’ordre, un échelonnement de sensations distinctes, mais seulement qualitativement, et dont les différences ne sont nullement égales entre elles. »

Ce que Fechner suppose, disait à peu près Lagneau, c’est que ces sensations, entre lesquelles il n’y a pas d’intermédiaires, sont toujours différentes l’une de l’autre de la même quantité, que la différence de l’une à l’autre est constante. Or rien ne peut prouver que cette supposition soit légitime. Ne pouvant trouver directement de combien une sensation donnée est plus grande que la précédente, on cherche à mesurer leur différence en supposant ce qui est en question, à savoir qu’elle est toujours égale à elle-même. En réalité ce qu’on détermine par la loi de Fechner, ce n’est pas la quantité des sensations, mais uniquement leur numéro d’ordre dans la série des sensations.

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Ce que nous appelons sensation… La prétendue sensation de résistance est un bel exemple de la confusion que l’on est souvent amené à faire entre la perception, acte de connaissance résultant de l’application d’une forme (nature de la Pensée) à une matière (sensation), et la sensation proprement dite. Car la résistance implique toujours la connaissance d’un lieu de notre corps, et d’un mouvement à faire, actuellement empêché, et ce sont là des idées, des interprétations de sensations. Quant à la sensation elle-même, considérée à part de toute idée, de tout jugement, elle n’est qu’une abstraction que nous posons à l’origine de notre connaissance des choses, cette origine, comme tout commencement absolu, n’étant elle-même qu’une abstraction. La conclusion des recherches de Lagneau sur la connaissance en général c’est toujours qu’il y a un commencement avant le commencement, et de la Pensée avant notre Pensée, ou en langage aristotélicien, que l’Acte est antérieur à la Puissance, et la Pensée tout entière antérieure à toute Pensée particulière. Et c’est là le principe général de toute étude de l’Esprit Humain.

38 et 39

L’étendue est subjectivement… Il est à propos d’éclaircir cette définition, en même temps que celles qui sont formulées d’une manière un peu différente dans les fragments suivants, et notamment dans les fragments 41 et 44. Que l’étendue ne nous représente pas une propriété des choses, mais bien un rapport des choses à nous, voilà qui peut passer pour un dogme philosophique, et ceux auxquels il faudrait l’expliquer doivent renoncer pour le moment à comprendre les fragments de Jules Lagneau. Mais que l’étendue, c’est-à-dire l’image que nous avons, par exemple, devant les yeux, ne soit pas autre chose pour nous que la représentation d’une loi nécessaire, voilà qui est plus difficile à comprendre. Les démonstrations de Kant sur la nature de l’étendue se développent dans l’abstrait, et peu d’esprits, parmi les meilleurs, sont sans doute capables de les retrouver dans l’étendue concrète, que nous voyons et que nous touchons. Cela tient à ce qu’ils n’ont pas l’habitude de l’analyse réflexive, par laquelle on se propose de retrouver dans tout fait la pensée qui en est la condition. Considérons donc une image visuelle, soit un encrier. Dans l’état actuel de mon esprit cet encrier est vu par moi à une certaine distance de moi ; cette distance, ma vue la saisit directement, semble-t-il : et pourtant il est certain qu’une distance ne saurait exister pour ma vue entre moi et cet encrier, puisque je le vois. Voir cet encrier à la distance d’un mètre par exemple, ce n’est donc rien autre chose que me représenter les mouvements que j’aurais à faire pour le toucher ; de même et inversement, que je touche un objet situé derrière moi, et que je me représente la position et la distance de cet objet par rapport à moi, je ne me représente en réalité rien autre chose que des mouvements que j’aurais à faire pour le voir, le flairer, le goûter, entendre le bruit qu’il peut faire, ou le toucher avec une autre partie de mon corps que celle qui le touche en ce moment. L’image d’un objet, à quelque sens qu’elle soit due, n’est pas autre chose que là connaissance d’une position ; Lagneau disait : « La localisation est l’acte créateur de l’étendue : connaître les objets, c’est leur assigner des places » ; or la connaissance d’une position n’est que la connaissance des mouvements que j’ai à faire pour atteindre l’objet qui occupe cette position. Si la notion de position n’était pas cela, elle ne serait rien. En effet, ce que je perçois actuellement, en tant que je le perçois actuellement, ne saurait être considéré comme ayant une position pour moi, c’est-à-dire comme étant déterminé par des directions et des distances, puisque, en tant qu’il est perçu actuellement, il est à une distance nulle. On voit par là que position, distance, direction sont des notions ou idées, et non point des faits ce sont des « abstractions du mouvement », ainsi que Lagneau le dit dans le fragment 50 : (L’espace est une abstraction du mouvement) ; cela veut dire que ce sont des représentations d’une loi qui unit nos sensations à nos mouvements. De plus cette loi est nécessaire ; il faut entendre par là que cette loi est conçue non pas d’après des expériences accumulées, mais conformément à la nature nécessaire, et par conséquent universelle, de la pensée. Les cinq sens nous donnent, pour chaque objet, cinq images ; or on peut supposer que l’expérience manifeste entre les cinq images d’un même objet, et notamment entre son image visuelle et son image tactile, des relations aussi constantes et aussi précises que l’on voudra ; par exemple que tel aspect dans l’image visuelle corresponde toujours à telle résistance ou à tel poids dans l’image tactile. Mais on n’expliquera jamais par l’expérience comment les cinq images ainsi liées entre elles sont considérées comme appartenant à un seul et même objet : l’unité de l’objet ne peut être que conçue, et non perçue, au sens vulgaire du mot, puisqu’un sens ne connaît pas ce que connaissent les autres sens. Donc nous n’expliquons la liaison de nos sensations d’un sens à l’autre par l’affirmation de l’unité de l’objet qu’en vertu de cette loi fondamentale de la pensée que l’unité vaut mieux que la multiplicité. D’où il suit que percevoir c’est nécessairement aussi concevoir, et que le jugement, où synthèse du multiple en un tout, est aussi nécessaire dans la perception que dans les recherches scientifiques ou philosophiques.

Mais l’idée de l’étendue n’est autre chose que l’idée d’objet ; car, de même que l’objet est unique, l’étendue est nécessairement conçue comme unique, et n’est rien de plus que la représentation d’objets possibles et il résulte de ce que nous venons de dire que l’idée d’objet est l’idée d’une loi nécessaire suivant laquelle des sensations d’un de nos sens sont liées à des sensations de tous les autres.

Cette loi est d’ailleurs évidemment indépendante de la nature de l’objet considéré, et ne dépend absolument que du lieu qu’il occupe par rapport à nous ; en effet, ce que nous nous représentons par l’idée d’objet unique, ce ne sont point telles ou telles propriétés de l’objet, mais seulement une relation entre nos mouvements et la connaissance de ces propriétés. L’idée d’objet ne diffère donc point de l’idée même de position, et une position déterminée est ce à quoi se ramène l’idée nécessaire d’un objet conçu comme réel. D’où l’idée d’un système de positions représentant d’avance, pour un objet quelconque, une loi unissant entre elles les différentes images de cet objet.

On peut, à ce point de vue, comprendre les propriétés de l’espace des géomètres, conception abstraite, naturelle et nécessaire, comme on vient de le voir, de l’étendue, lieu des objets réels. L’unité de l’espace résulte de l’affirmation de la pensée qui, cherchant la loi de ses sensations en rapport avec ses mouvements, s’arrête par nature et nécessairement à la plus simple. L’homogénéité de l’espace exprime l’indépendance de la loi représentée par une position ou un lieu, par rapport aux objets différents qui peuvent l’occuper. L’infinité de l’espace exprime qu’un lieu n’est jamais déterminé que relativement à notre mouvement, c’est-à-dire à notre corps, et qu’ainsi toute position est transportable partout. Le point exprime que le lieu ne dépend absolument que de la loi suivant laquelle on peut l’atteindre, et n’est rien en dehors de cette loi. La droite exprime que chaque lieu n’est déterminé que par rapport à l’acte par lequel nous pouvons l’atteindre, et nullement par rapport aux objets quelconques qui occupent ce lieu-là et d’autres (V. comment. 43).

Deux remarques doivent compléter un commentaire qui n’a d’autre ambition que de détourner les esprits d’un empirisme outrecuidant et naïf, et de les ramener, s’ils en sont capables, aux recherches métaphysiques fondées sur l’analyse des données concrètes.

En premier lieu, ce que nous avons dit des cinq images d’un même objet peut être généralisé et appliqué à une seule de ses images. Car les cinq sens ne sont rien autre chose que des parties du corps qui sentent d’une manière différente ; or les parties d’un même sens, comme les éléments de la rétine ou les corpuscules du tact, sont aussi des parties du corps qui sentent de manières différentes. Le problème de la liaison des parties d’une image entre elles est donc analogue au problème de la liaison des différentes images d’un même objet ; et l’on voit par là que notre analyse pourrait se poursuivre indéfiniment, la sensation ou le donné n’étant jamais qu’une idée directrice, une abstraction.

En second lieu, que l’on veuille bien remarquer que l’unité de l’objet, et, par suite, les propriétés de l’espace, ne sont pas, par la méthode d’analyse réflexive, constatées comme des faits, mais comprises comme des nécessités. Il est impossible alors de ne pas leur accorder une valeur objective, indépendante de notre pensée individuelle, puisque vérité, objectivité, nécessité, éternité, sont une seule et même chose. Par exemple, que l’on veuille bien comprendre que, lorsque nous parlons du corps humain et de ses mouvements nous ne désignons point par là le corps fortuit, qui existe en fait, que l’on constate, mais le corps nécessaire, ainsi qu’il a été expliqué dans le commentaire du fragment 16. Cette seconde remarque explique suffisamment le fragment 43.

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Le temps marque de… L’espace et le temps ne sont pas séparés dans la connaissance instinctive (V. fr. 18). L’analyse réflexive seule est capable de les distinguer, sans rompre leur union intime, en recherchant quelles sont leurs conditions nécessaires. L’étendue, ainsi qu’il a été expliqué, suppose la conception d’une loi nécessaire suivant laquelle nous pouvons passer de certaines sensations à certaines autres ; l’étendue n’est donc pour moi que la représentation des effets possibles de mes mouvements ; connaître l’étendue, c’est se souvenir et prévoir ; ce que nous appelons une image n’est qu’une anticipation de ce qui va être éprouvé, et des intermédiaires qui nous en séparent. Connaître les choses dans l’étendue c’est donc être maître de ses sensations ; ou, si l’on veut, en tant qu’elles sont considérées comme possibles pour nous, les choses sont dans l’étendue. Mais elles sont aussi dans le Temps ; cela ne veut point dire que les images des choses soient rangées ailleurs dans un ordre spécial qui est l’ordre du temps. C’est l’ordre même de l’espace qui peut être considéré comme un ordre de temps. À quelles conditions ? Il suffit pour cela que nous ayons la volonté déterminée de nous servir de l’ordre de l’espace, c’est-à-dire d’atteindre un objet, connaissant sa position et la distance qui nous sépare de lui. Alors nous concevons non plus que nous sommes maîtres de nos sensations, mais au contraire que nous dépendons d’elles, puisque nous devons, pour atteindre l’objet voulu, subir les sensations intermédiaires non voulues. Il est remarquable que l’ordre des choses est à la fois un secours et un obstacle, et que les intermédiaires sont à la fois une garantie et une cause de souffrance ; tout dépend du point de vue auquel nous les considérons. Si je dis « je puis aller à Paris » je connais Paris dans l’espace, c’est-à-dire que je me représente un ordre fixe de sensations au terme duquel je suis assuré de trouver Paris. Si maintenant je dis « je veux aller à Paris », immédiatement ce même ordre fixe de sensations m’apparaît comme un obstacle. Dans le premier cas je pense à ma puissance ; dans le second à mon impuissance. Et l’on voit par là que le temps n’est distinct de l’espace que par rapport à ma volonté. Lagneau dit ailleurs (50) que connaître le temps c’est connaître nos actions comme déterminées par nos sensations, c’est-à-dire comme soumises à l’ordre fixe de nos sensations ; qu’au contraire connaître l’espace c’est connaître nos sensations comme déterminées par nos actions. Ces formules frappantes sont assurément obscures par elles-mêmes ; mais Lagneau les expliquait, ou, plus exactement, ces formules n’étaient dans son enseignement que la conclusion d’une longue analyse, dont malheureusement ses manuscrits ne conservent aucune trace.

Quoi qu’il en soit, il est important de ne pas oublier que le temps est une manière de considérer l’espace, et que l’élément caractéristique du temps est un jugement conscient et réfléchi par lequel nous nous représentons une action comme devant être faite. Le temps à venir étant ainsi considéré, il devient facile d’expliquer l’ordre irréversible qui caractérise le temps passé et le distingue de ce qu’on peut appeler l’espace passé ; l’ordre irréversible d’après lequel un souvenir est avant un autre et après un autre peut être rattaché à l’antériorité nécessaire du vouloir par rapport à l’action. Une théorie vraiment philosophique de l’idée du Moi pourrait être tirée de cette considération du temps réel comme constitué par des jugements dépendant les uns des autres suivant un ordre irréversible, par opposition au temps qu’on peut appeler artificiel, et qui n’est constitué que par des mouvements périodiques dont la durée relative, les uns étant mesurés par les autres, est sensiblement constante.

43

Nous avons déjà, dans le Commentaire du fragment 37, expliqué comment les attributs de l’espace pouvaient se déduire de la conception de l’étendue comme représentation d’une loi. Beaucoup de lecteurs seront sans doute surpris de rencontrer ici, de même que dans le fragment 38, l’indivisibilité comme attribut de l’étendue.

Pourtant il est évident que l’étendue ne saurait, par aucun moyen, être réellement divisée : il est impossible, de séparer une partie de l’étendue de la partie qui lui est contiguë ; car que mettrait-on entre les deux ? De plus, au point de vue théorique, comment l’étendue pourrait-elle être divisible puisqu’elle exprime une loi suivant laquelle notre mouvement peut substituer telle sensation à telle autre, c’est-à-dire atteindre tel objet ? Concevoir l’étendue comme divisible, ce serait supposer interrompue l’idée d’un mouvement vers un objet, et alors ce ne serait plus l’idée d’un mouvement vers cet objet, mais bien vers un autre. Du moment que notre pensée se représente une distance, elle se représente comme s’achevant le mouvement par lequel elle la franchirait, et par suite la pensée ne peut sans contradiction se représenter cette distance comme réellement interrompue. En divisant l’étendue, la pensée se détruirait elle-même car elle ruinerait l’unité que la nature de la Pensée exige impérieusement.

51

Abstractions du mouvement. — Les notes de J. Lagneau et les souvenirs de ses élèves témoignent d’un effort énergique pour analyser les conditions et le développement du sentiment du mouvement. Le fragment 51 permet de s’en faire quelque idée cette étude était très longue et très fortement analysée. Il nous est impossible quant à présent de l’exposer sous une forme satisfaisante. Mais il est important de signaler cette question comme fondamentale, fût-ce simplement pour montrer que le champ de l’analyse réflexive est encore inexploré dans ses parties les plus importantes.

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Pour la vue…. — Puisque nous ne voyons qu’un objet, c’est que la perception ne consiste point dans le sentiment, des images qui se dessinent au fond des deux yeux ; ces deux images sont différentes, elles ne peuvent pas coïncider complètement. En réalité nous sommes obligés de conclure des dimensions qui se dessinent sur le fond de chacun de nos deux yeux les dimensions d’une image unique et réelle que ces deux images représentent. L’acte de la vision consiste dans la représentation de cette image unique. Lorsque nous nous contentons d’abandonner notre regard à lui-même, lorsque nous sommes passifs, nous ne voyons pas les objets. Il n’y a vision qu’au moment ou nous réalisons en une seule les images des deux yeux, où nous unifions les deux champs visuels ; et cela n’est possible que parce que nous avons l’idée de l’unité de l’objet. Nous éprouvons dans nos deux yeux deux ensembles d’impressions légèrement différents l’un de l’autre nous constatons que ces différences peuvent varier régulièrement suivant les mouvements que nous faisons nous sommes amenés ainsi à expliquer ces différences par des différences de position par rapport à l’objet, et à considérer que l’objet n’en est pas moins un. La diversité des impressions des deux yeux est le stimulant qui nous excite à concevoir l’unité de l’objet. Loin que la dualité de la vision nous empêche de concevoir l’unité de l’objet, elle est au contraire une raison de mieux saisir cette unité.

54

Que les traces des impressions soient conservées sous une forme ou sous une autre dans le corps, cela est incontestable ; et c’est là une explication de l’imagination qui a sa valeur, mais ce n’est point une explication philosophique. Le corps, et, plus précisément, certaines parties du corps, apparaissent en fait comme la condition de la mémoire, et de telle mémoire ; mais ce n’est là qu’une constatation. Au point de vue de l’analyse réflexive, il s’agit de rechercher les conditions nécessaires de ce qui est. Il faut donc, ici en particulier, comprendre comment l’idée de la conservation d’une connaissance est liée nécessairement à l’idée du corps. La véritable question du rôle de l’organisme dans la conservation et l’évocation des images est celle-ci : comment la pensée est-elle amenée à se représenter sous la forme d’un corps organisé le pouvoir qu’elle a de conserver des connaissances ? Si l’on se place au point de vue de la Science, il n’y a rien autre chose que des corps agissant les uns sur les autres, et des corps vivants capables de conserver, sous la forme d’une adaptation qui modifie leurs parties, la trace de toutes les actions qu’ils font ou subissent. Si l’on se place au point de vue de la connaissance, il n’y a rien autre chose que des images construites par une pensée, parmi lesquelles il y en a une qui est sensible, docile, toujours présente, et que l’être pensant appelle : moi. On ne gagne donc rien à vouloir expliquer l’apparition de ces images par les propriétés d’une d’entre elles. L’Imagination, fonction, de la Pensée, n’apparaît comme telle que si l’on comprend ses conditions nécessaires, c’est-à-dire que si l’on comprend comment de simples modifications subies conduisent la Pensée à se représenter les corps et son corps, c’est-à-dire la forme, le lieu et le changement de lieu, c’est-à-dire encore l’étendue et le mouvement[3].

CONCLUSION

Il convient d’insister, en terminant ce travail, sur trois idées dont on peut dire qu’elles sont les idées directrices de toute métaphysique, et sur lesquelles l’attention du lecteur ne saurait trop longtemps s’arrêter.

La première c’est l’idée même de la vérité. La vérité, c’est ce sur quoi les esprits doivent s’accorder, ce que nul esprit ne peut refuser d’admettre, ce qui s’impose à tout esprit : Vérité est Nécessité. Je ne conçois point une idée comme vraie tant que sa négation me parait possible, et tant que je n’aperçois pas un moyen assuré de la faire accepter comme vraie par un autre esprit. Or, ce qu’il faut comprendre, c’est que la constatation d’un fait ne peut ni produire ni fortifier, et, par conséquent, ni détruire ni atteindre d’une façon quelconque une vérité. Les preuves en sont innombrables, et la plupart d’entre elles pourraient passer pour des lieux communs philosophiques, s’il y avait encore des lieux communs philosophiques. Sans s’arrêter à l’argument tiré des illusions des sens, si banal et pourtant si peu médité, et qui devrait nous mettre en garde contre toutes les prétendues preuves expérimentales, il suffit de réfléchir sur la nature du rêve pour comprendre qu’un fait constaté ne saurait être une preuve ; car je puis voir et toucher en rêve des faits et des instruments de mesure ; je puis rêver aussi que d’autres hommes constatent, mesurent, expérimentent. Je puis donc toujours et on peut toujours supposer que le fait prétendu décisif n’a pas été vu, que l’expérience prétendue décisive n’a pas réellement été faite. Je puis aussi supposer que, par l’effet d’une illusion de la mémoire, l’expérimentateur prend pour une perception non seulement un rêve, mais même l’apparence d’un rêve ; en effet, en dehors de l’instant insaisissable où il est constaté, le fait n’est qu’un souvenir. On dira qu’on peut reproduire un fait autant de fois qu’on le veut ; mais il suffit d’un instant da réflexion pour comprendre qu’aucun fait ne peut jamais être produit deux fois de la même manière. On peut ajouter qu’un même fait ne saurait être constaté par deux êtres pensants de la même manière et au même point de vue, pour cette raison simple que deux corps ne sauraient occuper en même temps le même lieu. L’accord superficiel créé entre deux esprits par la constatation prétendue d’un même fait recouvre donc un complet malentendu, s’il n’y a d’abord entre les deux observateurs un accord préalable qui les conduise à voir, dans des faits différents, la même idée. En un mot, ce n’est pas le fait qui juge l’idée, c’est l’idée qui juge le fait. Ce n’est pas parce que nous percevons un fait que nous le jugeons réel ; c’est parce que nous le jugeons réel que nous disons que nous le percevons : il n’y a de miracle que pour celui qui croit qu’un miracle est possible.

Aussi voyons-nous que ce qui est conçu comme vrai, c’est-à-dire comme nécessaire, ou, si l’on veut, comme démontré, n’attend rien et ne craint rien du hasard des perceptions. Il n’importe nullement, si l’on veut juger la Monadologie, de savoir si Leibniz rêvait ou était éveillé lorsqu’il l’a conçue. Si je démontre en rêve une proposition de géométrie, cette démonstration peut avoir la même valeur que si j’étais éveillé, et toutes les mesures du monde ne peuvent rien contre le rêve raisonnable d’un géomètre. L’idée et le fait ne sont pas du même ordre et ne peuvent se rencontrer. Mesurez les angles d’un triangle, constatez autant de fois que vous voudrez que la somme de ses angles est différente de deux droits ; le géomètre se contentera de vous répondre que la figure dont vous avez mesuré les angles n’est certainement pas un triangle. De même un thaumaturge perd son temps s’il essaie de ressusciter un mort et s’il y parvient, car le biologiste lui répondra que ce mort n’était pas mort, sans quoi il ne serait pas revenu à la vie.

Mais indépendamment de ces raisons encore superficielles et indirectes, qu’il importe pourtant de s’assimiler, l’analyse même d’un fait montre bien qu’aucune vérité ne saurait être obtenue par constatation. Si l’on retire d’un fait quelconque tout ce qui est action, hypothèse, construction, il reste le simple fait de sentir, la simple modification, c’est-à-dire la pure sensation, la constatation de cette sensation ne différant point de son existence. Or quel accord entre les esprits pourrait résulter des modifications internes de chacun d’eux ? À vrai dire ce que l’on appelle communément un fait c’est déjà en prétention une vérité, c’est-à-dire un effort pour construire l’hypothèse la plus simple et qui explique le mieux les sensations, et c’est pourquoi il peut y avoir des perceptions fausses. Il importe donc de n’être point dupe de l’illusion commune, et de ne pas prendre pour un corps étranger ce qui est en réalité notre œuvre, à savoir l’accord, si imparfait qu’il soit, entre plusieurs esprits au sujet d’un fait. La vérité nous apparaît donc comme constituée entièrement par l’action de la Pensée conformément à sa Nature. La vérité n’est point au dehors de nous, elle est en nous, et chacune de nos pensées la suppose tout entière à chaque instant.

Nous sommes conduits par cette voie à notre seconde idée directrice, l’idée d’une nature pensante, absolue, universelle et nécessaire. L’analyse de notre connaissance nous amène à y distinguer la matière et la forme, le donné et le jugement. Or la matière de notre connaissance c’est cette multiplicité changeante et insaisissable si éloquemment décrite par le vieil Héraclite rien n’est, tout devient. Et voilà les faits ou plutôt le fait même de la Nature donnée ; et non seulement on ne voit pas quelle vérité pourrait jamais sortir de cette variété changeante où rien ne se recommence et où rien ne subsiste, mais encore on voit très bien qu’aucune vérité ne saurait sortir de la Nature ainsi conçue comme un fait, et Platon l’a bien montré dans le Théétète lorsqu’il condamne le disciple d’Héraclite à n’affirmer rien d’une manière quelconque. Or, puisqu’il y a toujours quelque chose de vrai, puisque, malgré la nature donnée, malgré le désordre, la variété, le changement, l’être l’identique et l’ordre sont constamment cherchés, affirmés et maintenus, il reste que la vérité consiste dans la forme même de la connaissance, forme éternelle et nécessaire que nous, appliquons aux choses malgré leur nature et comme de vive force. C’est donc de ce côté-là qu’il faut chercher l’être, l’éternel, le permanent. S’il y a quelque absolu, ce ne peut être que la Nature de la Pensée. Du moment que les esprits ne peuvent s’accorder que par le dedans, et parce qu’ils sont capables de suivre les mêmes raisonnements en partant des mêmes intuitions définies, il faut bien que toutes les pensées soient identiques au fond, c’est-à-dire qu’elles participent toutes à une nature pensante unique dont le vrai nom est raison. Il faut admettre cela ou n’admettre rien. Notre idée de la vérité implique l’idée d’une Nature pensante identique en tous ; et, comme l’idée de la vérité subsiste même après sa propre négation, puisque cette négation est alors conçue comme vraie, il faut admettre que rien n’est ni ne peut être plus certain que l’existence de la pensée absolue.

Mais ce n’est pas là une conclusion philosophique. Si la métaphysique se réduisait, comme on le croit trop souvent, à cette affirmation très vague, on serait vite métaphysicien et on ne le resterait pas longtemps. À vrai dire l’affirmation de la Pensée absolue, fondée sur l’analyse de l’idée de la Vérité, est plutôt l’introduction à une Métaphysique que la Métaphysique elle-même. Il s’agit de tirer de cette idée une méthode pour l’étude de la nature en général. Et nous arrivons à notre troisième idée directrice, l’idée de l’Analyse réflexive.

La Nature se présente à la connaissance instinctive comme un groupe d’objets variés et changeants dont les uns nous sont utiles et les autres nuisibles. La première application de la Pensée à ces objets consiste à les reconnaître d’aussi loin que possible soit par leurs caractères, soit par les caractères d’autres objets qui les accompagnent ou les précèdent. Cette recherche, qui est susceptible d’un perfectionnement indéfini, est improprement désignée sous le nom de science, et le vulgaire seul peut appeler savants ceux qui s’y livrent ; en réalité cette connaissance des faits, de leur apparition, de leur durée et des moyens que l’on a de les prévoir, est un art de vivre dont la fin n’est pas la vérité mais la sécurité.

Cet art de vivre est l’occasion d’une science, au sens véritable du mot, qui recherche déjà la nécessité, et qui réalise l’accord des esprits par des définitions simples et claires et des démonstrations rigoureuses ; on peut appeler cette science d’une manière générale la Mathématique, et la Mathématique, quoiqu’elle suppose les faits, est pourtant indépendante des faits. Par exemple il a fallu que Huyghens vit des phénomènes lumineux pour être conduit à expliquer la lumière par des mouvements ondulatoires ; mais pourtant la démonstration qu’il a donnée de la loi des sinus a une valeur indépendante de l’expérience il en est de même du principe d’Archimède, lorsqu’au lieu de se contenter d’en donner la « preuve expérimentale », on le démontre pour un fluide supposé en équilibre. Rien n’est plus méconnu que ce caractère de la Mathématique, et pourtant il faut absolument le comprendre, si l’on veut se rendre compte de la puissance de l’Esprit humain, et du pouvoir qu’il possède de se soustraire à l’empire des événements et d’atteindre le nécessaire et l’éternel. Il y a ainsi une connaissance nécessaire de l’Étendue et du Mouvement, et c’est là déjà une connaissance de ce qui est et de ce qui reste, c’est-à-dire de Dieu. C’est pourquoi Spinoza dit que l’Étendue est un attribut de Dieu.

Cette connaissance n’est pourtant pas encore la plus haute à laquelle nous puissions parvenir. Puisque le vrai porte en lui-même sa justification et puisque la pensée ne dépend que de sa propre nature, il faut dire avec Spinoza que la Pensée aussi est un attribut de Dieu, en d’autres termes, que l’on peut étudier la connaissance même comme le mathématicien étudie les faits, c’est-à-dire retrouver, dans nos pensées changeantes et périssables, les conditions éternelles et nécessaires sans lesquelles elles ne pourraient même pas apparaître, changer et disparaître. Puisqu’il y a une idée de la Vérité, et que toute pensée la suppose, il faut bien qu’il y ait une vérité de cette idée de la Vérité ; cela revient à dire que la Nature pensante absolue, étant nécessairement impliquée dans toute Pensée, c’est-à-dire dans tout objet, peut toujours y être retrouvée. Le pyrrhonisme le plus complet est impuissant contre l’analyse réflexive, et même il contribue d’une manière éclatante à en faire voir la possibilité : l’idée même du pyrrhonisme suppose et implique l’idée de la Vérité et la nature même de la Pensée bien plus visiblement encore que toute autre idée, puisque l’idée du pyrrhonisme exclut la confrontation possible d’une idée avec son objet et réduit, pour ainsi parler, la Pensée à la toute-puissance.

C’est principalement dans l’Éthique qu’il faut chercher l’idée de cette Mathématique de la Pensée qu’est l’analyse réflexive ; c’est dans l’Éthique que Lagneau l’a retrouvée. Il est inutile de signaler les formules et les propositions auxquelles l’étudiant se reportera de lui-même, mais il est indispensable d’appeler son attention sur la proposition 8 de la partie II : l’édition dont se servait Lagneau a été plus souvent ouverte à cette page qu’à aucune autre, et cette indication ne saurait avoir une médiocre importance. Les idées des choses particulières ou modes qui n’existent pas doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu de la même manière que les essences formelles des choses particulières ou modes sont contenues dans les attributs de Dieu. Cela veut dire qu’il y a autre chose de réel dans l’idée que l’existence dans la durée, de même qu’il y a autre chose de réel dans l’objet que l’existence dans la durée ; en d’autres termes, qu’il y a une vérité de tout ce qui apparaît indépendante du fait de l’apparition. Cela est facile à comprendre si l’on considère les choses sous l’attribut étendue : en supprimant tout mouvement ondulatoire, on ne détruirait pas les lois démontrées de la propagation des ondulations dans des milieux définis. Or il en est de même si l’on considère l’objet comme idée, c’est-à-dire sous l’attribut pensée. Il doit y avoir le même rapport entre une pensée et la pensée divine qu’entre un objet et l’étendue divine. De même que le cercle enferme éternellement une infinité de rectangles équivalents, et que ce rapport éternel est indépendant de l’existence en fait, dans la durée, de l’un ou de l’autre de ces rectangles, de même il y a entre nos idées, indépendamment de leur cours fortuit, des rapports éternels qui font qu’une idée, sans exister explicitement, est impliquée dans une autre. Seulement, tandis que, pour l’objet, la nécessité peut être conçue indépendamment de l’existence, pour l’idée cela n’est plus possible ; car une idée qui existe en droit existe en fait penser qu’une idée est nécessaire, c’est lui donner, et cela indépendamment du fait, toute l’existence qu’elle peut avoir. C’est ce qu’on exprime en disant que les idées sont impliquées les unes dans les autres, ou, si l’on veut, intérieures les unes aux autres. C’est pourquoi, alors que dans un objet on ne peut pas trouver tout le monde réel, dans une pensée on peut trouver toute la Pensée réelle ; c’est l’analyse de l’idée comme idée qui peut seule nous conduire à la connaissance de l’absolu.

Ainsi la pensée tout entière est impliquée dans toute pensée. Le philosophe est donc en présence d’un donné toujours présent et toujours suffisant ; il n’attend pas les choses et ne les poursuit pas, car toute chose lui convient pour l’usage qu’il en veut faire : un encrier, une montre, un cahier, suffisaient aux recherches de Lagneau. Et la réalité même de l’objet considéré n’importe nullement ; car il ne s’agit pas de savoir si je suis ou non dupe d’apparences trompeuses, ni si ma connaissance est vraie ou fausse, mais seulement d’examiner comment elle est possible, c’est-à-dire quelles sont les conditions sans lesquelles même une pensée fausse ou douteuse ne saurait être pensée. La forme générale de ce qu’on pourrait appeler le raisonnement réflexif est celle-ci : il est impossible que je pense cela sans penser en même temps et implicitement ceci et ceci, ou encore autre chose. Lagneau disait souvent : « On doit pouvoir retrouver toutes, les idées en partant de l’une quelconque d’entre elles ».

Si l’on veut bien y réfléchir on comprendra que la possibilité d’une Métaphysique de la Pensée est beaucoup moins difficile à établir que la possibilité d’une Psychologie. Comment saisir une pensée dans son existence contingente, puisque le fait même de la saisir la remplace comme fait ? Il faut donc la faire revivre et la faire subsister, et comment la faire subsister sinon en la transformant par l’analyse en une vérité nécessaire ? Il n’y a que, le nécessaire, que le rationnel, qui dure et se conserve ; tout le reste passe et on ne peut que le vivre. Le mal ne consiste pas à ne pas faire de Métaphysique, mais à en faire sans s’en douter.

C’est assez parler d’une méthode qui ne peut être éclaircie que par ses applications. Les fragments de Lagneau et le commentaire qui précède en pourront donner une idée. Mais rien ne saurait dispenser le lecteur du courage, de la patience et du temps qui sont nécessaires pour arriver à se connaître vraiment comme pensant. Et il convient de répéter à ce sujet, après Lagneau, le vieil adage : fit fabricando faber.

E. Chartier
  1. Voir Revue de Métaphysique et de Morale, nos de mars et juillet 1898.
  2. De temps en temps revenait en formules magnifiques l’affirmation de l’unité, de la nécessité, de l’universalité de la Nature Pensante ; formules où l’on eût vu sans doute son système, et qui n’étaient en réalité que le rappel, d’une idée directrice dont il fallait sans cesse vérifier la valeur.
  3. Un grand nombre de fragments, et non des moins importants, n’ont pas été commentés, soit parce qu’il a paru impossible d’en déterminer exactement le sens, soit parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes, soit parce qu’ils se trouvaient déjà suffisamment expliqués par le commentaire d’un fragment antérieur. C’est ainsi que les fragments 80 et 81 se trouvent expliqués par le commentaire du fragment 25.