Comment se faisait une éducation au XVIe siècle


Comment se faisoit une education au XVIe siècle.
Henry de Mesmes



Comment se faisoit une éducation au XVIe siècle.
(Fragment des Mémoires de M. de Mesmes)1.

I

Mon père2 me donna pour précepteur J. Maludan, Limosin, disciple de Dorat3, homme savant, choisi pour sa vie innocente et d’âge convenable à conduire ma jeunesse jusques à temps que je me sçusse gouverner moi-même, comme il fit ; car il avança tellement ses études par veilles et travaux incroyables, qu’il alla toujours aussi avant devant moi comme il étoit requis pour m’enseigner, et ne sortit de sa charge sinon lorsque j’entrai en office. Avec lui, et mon puiné, J.-J. Mesmes, je fus mis au collége de Bourgogne dès l’an 15424 en la troisième classe ; puis je fis un an, peu moins, de la première. Mon père disoit qu’en cette nourriture du collége il avoit eu deux regards : l’un à la conservation de la jeunesse gaie et innocente ; l’autre à la scholastique, pour nous faire oublier les mignardises de la maison, et comme pour dégorger en eau courante. Je trouve que ces dix-huit mois au collége me firent assez bien. J’appris à répéter, disputer et haranguer en public, pris connoissance d’honnêtes enfans dont aucuns vivent aujourd’hui ; appris la vie frugale de la scholarité, et à régler mes heures ; tellement que, sortant de là, je récitai en public plusieurs vers latins et deux mille vers grecs faits selon l’âge, récitai Homère par cœur d’un bout à l’autre. Qui fut cause après cela que j’étois bien vû par les premiers hommes du temps, et mon précepteur me menoit quelquefois chez Lazarus Baïfus5, Tusanus6, Strazellius, Castellanus7 et Danésius8, avec honneur et progrès aux lettres. L’an 1545, je fus envoyé à Tolose9 pour étudier en lois avec mon précepteur et mon frère, sous la conduite d’un vieil gentilhomme tout blanc, qui avoit longtemps voyagé par le monde. Nous fûmes trois ans auditeurs en plus étroite vie et pénibles études que ceux de maintenant ne voudroient supporter. Nous étions debout à quatre heures10, et ayant prié Dieu, allions à cinq heures aux études, nos gros livres sous le bras, nos écritoires et nos chandeliers à la main. Nous oyions toutes les lectures11 jusqu’à dix heures sonnées, sans nulle intermission ; puis venions dîner après avoir en hâte conféré demi-heure sur ce qu’avions écrit de lectures12. Après dîner nous lisions, par forme de jeu, Sophocles ou Aristophanus ou Euripides et quelque fois Demosthènes, Cicero, Virgilius, Horatius13. À une heure aux études ; à cinq, au logis14, à répéter et voir dans nos livres les lieux allégués, jusqu’après six. Puis nous soupions et lisions en grec ou en latin. Les fêtes, à la grande messe et vêpres. Au reste du jour, un peu de musique et de pourmenoir. Quelque fois nous allions dîner chez nos amis paternels, qui nous invitoient plus souvent qu’on ne nous y vouloit mener. Le reste du jour aux livres ; et avions ordinaire avec nous Hadrianus Turnebus15, Dionysius Lambinus16, Honoretus Castellanus, depuis médecin du roi ; et Simon Thomas, lors très-savant médecin. Au bout de deux ans et demy nous leumes en public demy an à l’école des Institutes ; puis nous eûmes nos heures pour lire aux grandes écoles et leumes les autres trois ans entiers, pendant lesquels nous fréquentions aux fêtes les disputes publiques, et je n’en laissai guère passer sans quelque essai de mes débiles forces. En fin des bancs, tînmes conclusions publiques par deux fois, la première, chacun une, après deux heures ; la seconde trois jours entiers, et seuls avec grande célébrité ; encore que mon âge me défendît d’y apporter autant de suffisance que de confidence..... Après cela, et nos degrés pris de docteurs en droit civil et canon, nous prîmes le chemin pour retourner à la maison ; passâmes à Avignon pour voir Æmilius Ferratus17 qui lors lisoit avec plus d’apparat et de réputation que lecteur de son temps. Nous le saluâmes le soir de l’arrivée, et il lui sembla bon que je leusse en son lieu, lendemain matin, jour de saint François, et que de foy prenant la loi où il étoit demouré le jour précédent. Il y assista lui-même avec toute l’escole, et témoigna à mon père par lettres latines de sa main qu’il n’y avoit pas pris déplaisir. Ce même fut à Orléans.....

Nous fûmes à Paris le 7 novembre 1550.

Lendemain je disputai publiquement ez escoles de droit en grande compaignie, presque de tout le parlement, et trois jours après je pris les points pour débattre une régence en droit canon, et répétai ou lus publiquement un an ou environ. Après cela il sembla bon à mon père de m’envoyer à la cour avec le garde des sceaux, depuis cardinal Bertrandy, pour me faire cognoître au roi18...

II19

« Mon père ne reçut qu’à force l’honneur de l’état de conseil privé, qui n’étoit pas vulgaire alors ; mais sur ce qu’il remontroit sa vieillesse et impuissance, le roi Charles répliqua : C’est ce qui me fait vous prier d’en être, pour éviter le blâme que ce me feroit si vous mouriez sans en être.

« Le roi François Ier lassé de feu Rusé, son avocat au parlement de Paris, il manda mon père, pour lors fraîchement venu à Paris, pour lui donner cet office, lequel aussi rudement que sévèrement lui contesta qu’il ne feroit pas bien de dépouiller son officier sans crime, et qu’il pourroit, lui vivant, autrement vaquer. — « Mais c’est mon avocat ; chacun prend celui qui lui plaît ; serai-je de pire condition que le moindre de mes sujets ? — C’est, dit-il, l’avocat du roi et de la couronne, non sujet à vos passions, mais à son devoir. J’aimerois mieux gratter la terre aux dents que d’accepter l’office d’un homme vivant. » — Le roi excusa cette liberté de parler et la loua, et changea de conseil, de sorte que trois jours après l’avocat Rusé se vint mettre à genoux devant mon père en son étude, l’appelant son père et son sauveur après Dieu. « Je n’ai, dit-il, rien fait pour vous, ne m’en remerciez point, car j’ai fait à ma conscience, et non à votre satisfaction. »


1. Les Mémoires dont ce fragment et le suivant font partie sont du célèbre homme d’État Henry de Mesmes, qui joua un si grand rôle sous Henri II, Charles IX et Henri III, tant en France qu’en Italie, où il fut administrateur de la république de Sienne, au nom d’Henri II. Ces Mémoires, qui sont adressés à son fils, existent manuscrits à la Bibliothèque impériale. Ils n’ont jamais été publiés. On les connaît par l’analyse et les extraits que publia le Conservateur de 1760, t. IX, 2e partie, et surtout par le fragment qu’en donna Rollin dans son Traité des Études, liv. II, ch. 2, art. 1er (édit. in-4, t. I, p. 122). Ce morceau très-intéressant est le même que nous reproduisons ici, le premier, mais avec plus d’étendue que dans la reproduction de Rollin, et une plus grande exactitude de texte. Rollin le devoit à une communication que M. le président de Mesmes, de l’Académie françoise, mort en 1723, lui avoit faite de ces Mémoires, qui n’étoient pas encore sortis de la famille pour entrer à la Bibliothèque de la rue de Richelieu. Il en existoit trois manuscrits : celui dont nous parlons, un autre aux Missions étrangères ; et enfin un troisième chez les Séguier.

2. Jean-Jacques de Mesmes, seigneur de Roissy, lieutenant civil au Châtelet, puis maître des requêtes, premier président au Parlement de Normandie, conseiller du roi, etc. Il mourut en 1569.

3. Jean Daurat, qui fut professeur au Collége de France, et l’un des bons grecs de ces temps-là, comme on disoit alors. Il étoit du Limousin, comme Maludan son élève. Il étoit, au dire de Ronsard, « la source qui a abreuvé tous nos poëtes des eaux pierriennes », ou bien, comme il disoit encore, « le premier qui a destoupé la Fontaine des Muses par les outils des Grecs ». Claude Binet, Vie de Ronsard (Archives curieuses, 1re série, t. 10, p. 371).

4. Il n’avoit alors que dix ans. Le collége de Bourgogne, où on le mettoit ainsi, datoit du XIVe siècle. Il devoit son nom à la comtesse Jeanne de Bourgogne, qui l’avoit fondé en 1331 pour vingt pauvres écoliers de sa province et comté. L’École de médecine en occupe la place.

5. Lazare de Baïf, père du poëte, qui avoit été ambassadeur de France à Venise et en Allemagne, sous François Ier, et à qui l’on doit de curieux traités latins : De re vestiaria, De re navali, etc. On se réunissoit, en cercle de savants, chez Lazare de Baïf, comme on se rassembla plus tard en une sorte d’académie chez son fils Antoine (v. t. VIII, p. 31–33, note). Ronsard étoit des assidus chez Lazare de Baïf. Quoiqu’il logeât bien loin, aux Tournelles, comme gentilhomme des Écuries du roi, il s’en venoit à la nuit avec son ami le baron Carnavalet, jusque dans le quartier de l’Université, où demeuroit Baïf. Il y trouvoit toujours nombre de savants, et notamment Jean Daurat, « honneur du pays Limosin », qui habitoit la même maison, comme professeur de grec du fils de Baïf. Cl. Binet, Vie de Ronsard, loc. cit.

6. C’est le célèbre helléniste Jacques Toussaint, qui se faisoit appeler en latin Tussanus. Il mourut en 1547.

7. Il ne faut pas le confondre avec le médecin Honoré Castellan, dont il sera parlé plus loin. Celui-ci est Pierre du Châtel, lecteur et bibliothécaire de François Ier, qui, évêque de Tulle, grand aumônier de France, mourut évêque d’Orléans en 1552.

8. Pierre Danès, qui fut premier professeur de grec au Collége de France.

9. Son père y avoit professé la jurisprudence, et il avoit à cœur que son fils fût instruit et même professât où lui-même avoit enseigné.

10. C’est en effet l’heure où la cloche sonnoit pour le réveil. À cinq heures, tout le monde devoit être rendu dans les salles, et assis sur la jonchée de paille qui servoit de litière scolastique. V. dans l’Hist. de Paris, par Félibien, t. III, p. 727, preuves, le règlement du collége Montaigu pour 1502.

11. « Le professeur, dit M. J. Quicherat, au t. I de son Histoire de Sainte-Barbe, savoit se traîner sur le livre, quel qu’il fût, qui passoit pour contenir la science. Il lisoit et ses élèves écoutoient, suivant l’expression employée alors pour dire faire un cours, suivre un cours. » H. de Mesmes a dit tout à l’heure que son frère et lui étoient 'auditeurs. Les premiers maîtres du collége Royal ne s’appelèrent pas professeurs, mais lecteurs.

12. Ces conférences étoient ce qu’on appeloit la réparation, exercice où les écoliers se recordoient l’un l’autre l’objet de la leçon supposée, jusqu’à ce qu’ils fussent en état de la répéter dans les mêmes termes.

13. Ces lectures par forme de jeu duroient une heure. C’étoit la seule récréation qui suivoit le dîner. « Elle ôtoit au diable, dit Robert Goulet en son Heptadogma, ch. 3, l’avantage de trouver les esprits inoccupés. »

14. Henry de Mesmes et son frère n’étoient pas ce qu’on appeloit convicteurs ou portionistes, c’est-à-dire pensionnaires, ou boursiers. Ils étoient des martinets ou externes libres, la classe la plus nombreuse d’écoliers qui hantât alors les écoles.

15. Le savant Adrien Turnèbe, qui fut en effet professeur à Toulouse, avant de diriger à Paris l’imprimerie Royale, « pour les livres grecs ».

16. Denis Lambin, qui après avoir professé à Toulouse, en même temps que Marot son ami, et plus tard son ennemi, suivit à Rome le cardinal de Tournon, et revint professer le grec à Paris, au collége Royal. Il resta l’ami d’Henry de Mesmes. Il lui dédia ses Commentaires sur Cicéron, et attesta dans l’épitre dédicatoire qu’il lui devoit ce que ses observations contenoient de meilleur.

17. Émile Ferret, ou Ferretti, de Castel Franco, qui, après avoir été secrétaire de Léon X, enseigna le droit aux écoles de Valence et d’Avignon, où il mourut le 14 juillet 1552, avec le titre de conseiller au Parlement de Paris, que lui avait conféré François Ier. On a de lui Juridica opera, 1598, in-4.

18. Pour résumer mon sentiment sur les dures études du XVIe siècle, et ajouter quelques faits à ceux qui précèdent, je ne puis m’empêcher de citer quelques lignes d’un discours prononcé par H. Rigault à la distribution des prix du Lycée Louis-le-Grand en 1854, et recueilli dans ses Œuvres complètes : « Et, dit-il après avoir décrit l’horrible vie du collége Montaigu, et sa rude discipline, et cependant en ces jours terribles, on voyait accourir en foule une jeunesse prête à tout souffrir, la faim, le froid et les coups, pour avoir le droit d’étudier. Un pauvre enfant qui devait un jour devenir principal de Montaigu, Jean Stondouck, venait à pied de Malines à Paris pour être admis à cette sévère école, travaillait le jour sans relâche, et la nuit, montait dans un clocher pour y travailler encore aux rayons gratuits de la lune. C’était le temps héroïque des études classiques, le temps ou Ronsard et Baïf, couchant dans la même chambre, se levaient l’un après l’autre, minuit déjà sonné, et, comme le dit un vieux biographe, Jean Daurat, se passaient la chandelle pour étudier le grec, sans laisser refroidir la place. C’est le temps où Agrippa d’Aubigné savait quatre langues et traduisait le Criton de Platon « avant d’avoir vu tomber ses dents de lait ». Aujourd’hui, les mœurs scolaires sont plus douces et les maîtres s’en applaudissent les premiers. La place du grand fouetteur Tempête est supprimée dans l’Université, et le délicat Érasme vanterait les bons lits et la bonne chère de la jeunesse moderne. Mais, ajoutait Rigault apostrophant directement les élèves, mais le savoir est-il aussi précoce ? J’en connais beaucoup d’entre vous qui ne traduiraient pas le Criton, et qui ont pourtant leurs dents de sagesse. »

19. Rollin, après avoir transcrit dans le Traité des études la première partie du morceau qui précède, dit en note : « Le même manuscrit rapporte une belle action de M. de Mesmes, qui refusa une place considérable que le roi lui offroit, et par ce généreux refus la conserva à celui qui l’avoit occupée jusque là. » Le récit de cette belle action se trouve dans le fragment qui suit.