Calmann-Lévy éditeurs (p. 68-91).

III

LA LOI WARTZ

Cinq heures sonnaient le même soir, quand Wartz sortit. Il n’avait pas suivi le docteur à la séance de l’après-midi à la Délégation.

— J’ai à faire, avait-il dit ; et cependant il était resté trois heures dans son cabinet sans toucher une plume ni un livre.

Mais comme si un travail secret l’avait bouleversé, il avait la mine défaite, et dans son visage bilieux, ses yeux bleus, plus clairs, possédaient un magnétisme indéfinissable.

Une des plus fortes gelées de cet hiver-là commençait ; au dehors, on voyait l’eau courante des ruisseaux se figer lentement. Wartz s’enfouit le visage dans la fourrure du pardessus ; le bord du chapeau cachait presque son regard, mais des passants se retournaient machinalement vers lui quand ils l’avaient croisé, comme si une lumière avait frappé leur rétine.

Il remonta la grande rue du faubourg jusqu’au quai, et comme il débouchait là, devant le fleuve, une Oldsburg grise, teintée par le soleil couchant, s’éploya devant lui, offrant aux brumes du soir les découpures fines de ses silhouettes : le clocher pointu de Sainte-Gelburge, les tours gothiques de Saint-Wenceslas, la flèche en fonte noire de la cathédrale, si longue, que là-haut elle n’était plus guère qu’une ligne effilée dans le ciel décoloré du soir.

Vis-à-vis, c’était, au premier plan, sur le quai, comme un rideau tendu, la façade des maisons, suivant dans sa courbe la boucle que le fleuve dessinait ; puis derrière, s’élevait en moutonnant jusqu’à l’amphithéâtre des collines, au fond, la mer des toits. Çà et là, des rues en pente douce trouaient la ville ; il y coulait, avec le fracas des voitures, le grouillement des piétons, le flot de la vie urbaine. Des lumières naissaient une à une, allumées aux vitres des façades, accusant le mystère des maisons, des maisons closes par milliers sur tant d’êtres, sur tant d’âmes, tant de passions !

Et de toutes ces vies disparates, de cette complexité, l’harmonie des choses faisait la ville, c’est-à-dire Oldsburg vivante et unique, celle qui paraissait, dans cette volupté du crépuscule, si attirante au jeune meneur qui venait à elle. Être des centaines de mille âmes, vivre devant les mêmes aspects de la nature, subir les mêmes intempéries, frémir aux mêmes impressions, connaître les mêmes secrets locaux, s’attacher à de quotidiens intérêts communs, c’est, tout en s’ignorant, en se haïssant parfois, n’être qu’une âme. Les cités ont cette âme-là. C’était l’âme d’Oldsburg qui troublait ce soir Samuel comme l’eût fait une créature. Il regarda les rues assombries, la poésie des silhouettes, les maisons innombrables derrière lesquelles vivaient, souffraient et pensaient, bons ou méchants, hommes ou femmes, riches ou pauvres : tout le troupeau de ceux dont il faut guider la vie sociale ; et il proféra ce souhait de passion :

— Tout cela à moi !

Il s’engagea sur le pont dont les arches semblaient poser sans poids à fleur de glace. En aval se dressait la mâture des bateaux marchands. C’était le port de commerce où les glaçons blancs, comme de gros cristaux, bloquaient les coques de navires. Wartz avait froid. Mais ce n’était point ce froid normal qui vient des éléments extérieurs ; il sentait ce frisson morbide de l’homme qui crée, de qui le cerveau en travail accapare toute la vie, laissant transi et misérable le reste du corps. Pourtant, une foule de gens le frôlaient, surpris quelquefois par la singularité de ses yeux, mais ne soupçonnant pas que ce passant inconnu portât sous son front le plan, ferme comme la fatalité, de la révolution prochaine.

Il remonta la rue aux Moines, gagna la rue aux Juifs ; et le palais royal, le palais-dentelle, avec son architecture à jour, surgit devant lui. Tout de suite, tant était puissante l’idée seule de cette femme, il imagina, derrière les lucarnes géantes. des appartements du second étage, la Reine traînant ses robes noires de veuve à travers ses chambres. Elle sortait rarement, ayant muré sa vie secrète dans ce palais, pour y jouer, enveloppée d’une austérité magnifique, son rôle de chef d’État. Mais Samuel secoua vite cette imagination, et par la porte ouverte sur le couloir, il pénétra dans l’aile gauche du monument qui était réservée à la représentation nationale.

La séance de la Délégation était terminée depuis un certain temps. Dans l’escalier, il rencontra encore plusieurs collègues attardés ; il donna, au passage, quelques poignées de main. Braun se trouva là comme exprès pour lui poser la question fâcheuse :

— Quoi de nouveau, Wartz ?

Il répondit :

— Rien !

Et il se hâta vers un huissier pour se faire annoncer au président.

— Mais que diable manigancez-vous, hein ! Wartz ?

Il se retourna ; le délégué Saltzen était derrière lui, le pardessus au bras, cérémonieux dans la longue redingote flottante qui était, pour sa rigueur d’élégant, la tenue obligée du Parlement. Sous son lorgnon, ses yeux gris que Madeleine comparait à de l’eau de mer lançaient de l’ironie, de la surprise, et cette indulgence d’un homme âgé pour un jeune, que Samuel sentait si bien.

— Ce que je manigance ? répétait Wartz, le sourcil froncé sur l’expression bigle, dure et songeuse, de ses prunelles.

— Oui. Votre travail tantôt ne vous a pas permis la séance d’aujourd’hui, et vous voilà ici, à cette heure, cherchant un conciliabule avec Nathée !

Il lui parut soudain atroce de mentir au vieil ami si confiant, mais quand même il mentit :

— C’est pour une affaire personnelle, monsieur Saltzen.

Et, comme l’huissier revenait à lui pour l’introduire, il laissa l’oncle Wilhelm, et s’enfonça dans la profondeur du vestibule, confus de sa brutalité, mais sentant que son heure était venue, et que les délicates entraves du cœur ne comptaient plus.

Le président l’attendait, étendu dans un fauteuil long qui enserrait mal son grand corps. Il avait aux lèvres une tasse de tisane, et une peau de bête jetée en châle sur ses épaules laissait briller le plastron blanc de la chemise. Il dit, la voix éraillée :

— Mon cher collègue, pardonnez-moi, la séance m’a brisé ; je vous fais mille excuses de vous recevoir de la sorte, mais je vous jure qu’à tout autre j’aurais fermé ma porte ce soir. En vérité, je crois que demain je devrai me faire remplacer.

— Pas demain, monsieur le président, la Délégation aura besoin de vous. Vous ferez un effort, mais vous serez là. Eh ! ce n’est pas le jour de déserter !

— Demain ? Qu’est-ce donc demain ? demanda Nathée indolemment.

— Demain, répliqua Wartz avec son accentuation douce de Poméranien du nord, demain je présente mon projet de loi à la Délégation.

Nathée le regardait comme on regarde un petit garçon qui commet une gaminerie.

— Vous plaisantez !

— Je ne plaisante pas.

— Vous plaisantez, monsieur Wartz ?

Samuel jeta une enveloppe sur le bureau du président.

— Si peu, que voilà, pour la régularité des choses, ma demande d’interpellation. La tribune est à moi comme à mes collègues, rien ne saurait m’empêcher d’y monter demain.

— Mais monsieur Braun, monsieur Saltzen, vos amis, tous ceux du Comité ont accepté cette manœuvre ?

Samuel sentit la colère le prendre. C’était bien là le système ordinaire ; on le plaçait sous la responsabilité de ses amis, on ne lui conservait aucune liberté d’action ; ils étaient tous ensemble le groupe qui marche d’un bloc, le groupe où se noyait sa personnalité, et, dès qu’il s’en détachait, on perdait confiance en lui. Il était l’enfant du parti.

— Je ne suis pas l’homme du Comité, ni l’homme de mes amis, mais celui de la République. Je sais ce que je dois faire, seul.

— Je m’en doutais, fit Nathée de mauvaise humeur, je les ai vus tantôt, et rien chez eux n’eût pu me faire croire qu’ils projetaient quelque chose de si intempestif. Voyons, monsieur Wartz, je vous supplie d’agir avec prudence. Songez à ce qui va se passer demain ; ce sera un désarroi général ; tout le parti républicain, désorienté, ne saura lui-même que faire. Vous avez vu, de vos yeux, quelle laborieuse entente il faut organiser avant de mettre en avant, au Parlement, une affaire de quelque importance, et voilà que du jour au lendemain, sans que nul soit prêt, sans avoir peut-être même pressenti le parti adverse, vous décidez de présenter à l’Assemblée, c’est-à-dire au pays, une loi capable de bouleverser la société. Mais ce sera une séance folle, monsieur Wartz ! On ne s’y entendra plus ; je vois d’ici le désordre. Vous oubliez que nous sommes en spectacle à la Presse, et que la Presse le dira au monde !

L’ancien secrétaire du châtelain d’Orbach, qui savait, pour en avoir savouré l’amertume, la gamme des intonations qu’un homme arrivé peut prendre avec ceux qui ne le sont pas, discerna le sentiment du président sous ses paroles. Il n’était qu’un obscur délégué de qui personne n’avait jamais parlé ; la Délégation ne connaissait de lui que sa présence silencieuse ; il était même secrètement si timide, qu’il tremblait encore d’avoir eu à engager ce colloque décisif. La défiance de ce baron de Nathée, qui était l’aristocrate le plus à la mode, et qui joignait à son titre de président du Parlement celui du plus grand mondain d’Oldsburg ne le surprit pas. Mais ce sens orgueilleux de son infériorité sociale, qui l’avait jeté dans les bras de la grande Mère Républicaine comme dans ceux d’une bonne déesse toute justice et toute consolation, lui rendit sa force et le nerf de la lutte.

— Monsieur le président, vous êtes dans votre rôle en défendant le bon ordre des séances ; vous soignez la tranquillité de la Délégation, et rien ne vous tient plus au cœur que la mansuétude de nos relations. Mais moi, je vois dans la représentation nationale autre chose qu’un salon. C’est la grande arène, et si demain il y a combat, tant mieux ! ce sera jour de fête.

— Pour qui, monsieur ? demanda Nathée.

— Pas pour ce symbole, certes, monsieur le président, reprit Wartz en montrant sur la cheminée un marbre blanc, qui était le buste de Béatrix.

Et quand il vit le poing exaspéré du jeune politicien levé dans ce geste non voulu, sur la blanche image de la Reine, M. de Nathée, roulé dans sa fourrure, sous les capitons douillets du fauteuil, sentit un certain froid désagréable lui courir les os. Samuel tout à coup lui paraissait un peu plus qu’un jeune homme turbulent qu’on sermonne. Il eut une vision de violences, d’horreurs révolutionnaires, de mille choses atroces dont il détestait la seule imagination, en même temps que, grand dilettante des femmes, il s’offensa pour celle-ci, qui était comme l’essence de toute élégance et de toute finesse.

Entre les deux globes lumineux des lampes, sur la cheminée, se dressait l’image de la mystérieuse femme à qui la demi-opacité blanche du marbre donnait une sorte de vie glacée. Ici se dévoilaient la vérité de ses traits toujours furtivement aperçus, le modele de la gorge et du col, la rondeur du menton, le style si troublant du profil dynastique dont les effigies monétaires avaient pénétré le peuple, et qui, rappelant toute l’ascendance des rois, l’histoire des siècles passés, était devenu comme une chose nationale.

Ce fut le mondain qui parla.

— Ce symbole, monsieur Wartz, est le plus vénérable du monde ; non pas pour un politicien, mais pour un galant homme. Je ne suis pas l’un, mais l’autre, veuillez vous en souvenir.

— C’est pourquoi le projet de monsieur Wallein vous avait tant plu ! ricana Wartz.

Cet air agressif déconcerta l’aimable Nathée. Le mot de Samuel était juste ; cet homme de bon ton eût mille fois préféré les discours académiques de Wallein à ceux de ce jeune et redoutable harangueur qui désordonnerait tout. Et en effet, sachant confidentiellement à quelle loi travaillait Wartz, il avait quand même reçu les ouvertures de l’autre, et l’avait favorisé, enchanté de voir le parti libéral, neutre et terne comme lui, se saisir d’une affaire que les mains républicaines auraient rendue si formidable.

— Ma fonction ne consiste pas à approuver les projets de loi, monsieur le Délégué, mais à les recevoir, quel qu’en soit l’esprit.

— Je ne vous en demande pas davantage, bien désolé, monsieur le président, si demain vous avez quelque peine à cause de moi.

À cette minute même, comme l’hostilité s’engageait si fort entre les deux hommes qui représentaient les partis en lutte, à tel point que leur discussion était le prélude du grand conflit de demain, à cette minute même, le docteur Saltzen sonnait chez madame Wartz.

Il s’était ainsi arrangé une tranquille, une presque heureuse mélancolie d’automne, partageant sa vie entre quelques livres de science, un peu d’action politique, et la délicieuse amitié de cette petite Madeleine Wartz qu’il allait voir souvent. Il n’y serait pas allé chaque jour. Certains matins, quand le soleil était entré trop à flots dans sa chambre, ou bien qu’il roulait au ciel de gros nuages chauds, venus du Sud, avec le vent tiède qui sentait Mars avant le temps, ou bien qu’il était resté à regarder fumer la houille de son feu une heure ou deux, sans entendre sonner la pendule, un vif désir d’aller là-bas le prenait tout à coup. Alors, il réagissait : « Non, non, pas aujourd’hui. » Et ces jours-là, à la Délégation, un coup de brosse conquérant donné dans ses cheveux gris, plus cambré dans sa redingote, quelque chose de coquet dans la pose du lorgnon, on était sûr de le voir, pour un rien, escalader la tribune, nerveux comme à trente ans, et faire vibrer de plaisir toutes les belles dames des loges, par les mots de son vieil esprit d’autrefois.

Mais, ce soir, il s’était permis cette visite ; il venait, inconsciemment attiré par Madeleine, c’est vrai, mais aussi l’esprit plein de Wartz dont il voulait parler avec la jeune femme. Il sentait tout à coup lui échapper cette nature qu’il aimait à guider, sans en avoir encore soupçonné le génie. Il s’étonnait de ne voir plus clair en Samuel, de le trouver si taciturne.

— Dites à monsieur Saltzen, fit Madeleine troublée, que je suis souffrante, que je ne puis le recevoir.

Mais le docteur ne se laissa pas arrêter par ce qu’il jugeait un simple caprice de femme. Il lui fit dire par Hannah qu’il s’agissait d’un entretien de quelques minutes, mais urgent.

Elle eut un scrupule. Est-ce qu’il ne tenait pas un peu du péché d’aller s’entretenir seule avec cet homme qui l’aimait ? et justement dans ce déshabillé d’intérieur : une robe un peu extravagante, de la soie jaune qui la faisait voir, surtout à la lumière, si blanche, si fraîche ? Et puis cette visite ne déplairait-elle pas à Samuel ?

Mais, dès qu’elle fut devant l’oncle Wilhelm, la gaieté et l’aisance lui revinrent. Il savait si joliment porter, en le cachant, son sentiment pour elle, que, lorsqu’ils étaient ensemble, aucune gêne ne subsistait plus entre eux.

— Eh bien ! que passe-t-il donc pour ce pauvre Samuel ? disait-il, je le trouve tout changé. Imaginez qu’il est actuellement en conférence avec le président de Nathée. Le saviez-vous ?

— Il me cache tout ce qui est politique, dit Madeleine. L’individu que vous lui avez présenté, l’autre soir, à l’hôtel de ville, est venu ce matin. Ils ont causé pendant un temps infini, mais il y a encore là quelque chose de secret.

— Auburger ? cria Saltzen.

— Sa venue a bouleversé mon pauvre Sam ; j’en veux à cet homme, docteur.

Il lui paraissait très doux d’unir la sollicitude du vieil ami à la sienne pour mieux envelopper son jeune mari. Cela innocentait décisivement leur amitié. Elle pouvait, sur ce sujet de Samuel, qui était entre eux comme un lien d’entente presque sacré, se confier librement au bon Saltzen dont elle appréciait tant la délicatesse.

— Dites, docteur, pourquoi ne partage-t-il pas avec moi tous ces soucis qui l’attristent ? Vous parle-t-il de moi quelquefois ? Vous dit-il que je suis une petite femme étourdie à laquelle il n’oserait pas livrer un secret ?

— Non, reprit Saltzen avec un sourire ému qui rendit humides ses yeux flétris ; il parle de vous à peine. Il se tait. C’est mieux. C’est beaucoup plus éloquent parfois ; mais je sais que vous êtes pour lui la reine de toutes les vertus.

— Mon pauvre Sam ! continua Madeleine, le regard perdu dans l’invisible ; je l’aime bien aussi, mon Dieu ! Il faut tant l’aimer pour lui faire oublier sa jeunesse triste ! Il a bien souffert ; je voudrais qu’il n’ait que des joies, maintenant ; son bonheur est mon seul but. Malheureusement, entre nous l’échange n’est pas égal ; je lui ai donné tout mon cœur, mais moi, je n’ai, je crois bien, que la moitié du sien. Si vous saviez ce que je devine de soins, d’inquiétudes, de pensées terribles dans l’autre part qui m’est fermée ! Il est bon, il est dévoué à l’excès ; mais comme il s’absorbe dans son rêve politique ! Je suis jalouse de sa République, voyez-vous, comme d’une maîtresse qu’il aurait eue autrefois et qui lui causerait encore des chagrins dont je ne saurais le consoler.

Dans le coin le plus exquis de son âme, le vieil ami chercha une réponse.

— Il faut prendre au sérieux votre rôle de femme d’un grand homme. Ils sont tous les mêmes, dévorés, rongés par leur Œuvre. Mais c’est mauvais cela. Une compagne comme vous, qui êtes si adorée, peut guérir cette consomption-là. Je la connais, allez ! Croyez-vous que votre mari soit fort loquace avec nous, ses collaborateurs ? Croyez-vous même que nous connaissions la vraie force de son sentiment politique, sur lequel il est muet, mais que je sens, moi, passionné et tyrannique ? De simples amis comme nous devons respecter ses silences ; vous qui avez tous les droits, gardez moins de retenue, demandez-lui, arrachez-lui ses secrets ; c’est un poison pour un homme de son âge.

Voilà qu’il devenait maintenant le médecin moral de ce ménage d’amoureux ; ce n’était pas très gai, mais son vieux cœur honnête y trouvait encore presque du plaisir. La vie lui avait appris bien des choses ; surtout, elle l’avait amené par des chemins assez pénibles à cette manière délicate d’aimer. Ce n’était point, il est vrai, l’amour de vingt ans ; c’était davantage.

— Je connais son tempérament. Physiquement, cette vie repliée et concentrée le tue ; amenez-le à tout vous dire, tout ; confessez-le gentiment ; et quand il aura pris l’habitude de partager avec vous les soucis professionnels, vous verrez qu’il ne sera plus sombre ni ennuyé, car, au fond, vous savez, pour lui la politique auprès de vous compte bien peu.

— Croyez-vous ? dit Madeleine incrédule ; je me demande parfois… Oui, monsieur Saltzen, cette idée républicaine l’a tellement pris, elle me l’arrache si souvent, que je me suis posé la question : s’il devait sacrifier l’une de ces deux puissantes affections à l’autre, la mienne ou son fanatisme politique, ce serait… ce serait moi qui souffrirais.

Une émotion gagna Saltzen, en voyant les longues paupières un peu bridées, comme en un pli, de rire, se mouiller de larmes. Très bouleversé une minute, il ne sut que dire, songeant à tout autre chose qu’à Samuel. Puis il la consola, la rassura avec les mots qu’elle attendait, car ce besoin soudain de confidence venait bien moins d’une crainte véritable, que d’une impulsion d’intimité vers le docteur. Elle n’aurait point parlé de cette manière à son père, le journaliste Franz Furth, trop ignorant des subtilités sentimentales. pour la comprendre. Elle n’avait plus de mère, et son mari l’avait toujours un peu intimidée ; tandis qu’elle sentait le vieil ami en muet accord avec elle.

Moralement, leurs âmes étaient de niveau ; rien que de s’aborder, elles fusionnaient ensemble. Ce qui les séparait souvent, c’était cet amour inexprimé du vieil homme pour elle, mais, en sa présence, elle oubliait à demi le danger ; ou bien elle ne songeait plus qu’à la douceur de cette affection, en perdant de vue la malice. Puis, comme c’était bon de se retrouver dans la pensée de Samuel qui sanctifiait tout !

Quand Wartz rentra, le cerveau en fièvre, ravagé par cette querelle avec Nathée, qui avait aiguillé pour jamais ce soir sa vie politique, il les trouva tous deux attardés à causer dans le petit salon d’en bas. Leurs visages s’éclairèrent à sa vue ; mais lui restait ombrageux. Il n’avait plus cet air bon, presque tendre, qui faisait dire de lui : « Ce brave garçon de Samuel Wartz. »

Le docteur commença :

— Mon cher Wartz, nous causions de vous. Écoutez votre femme, ne dédaignez pas ses conseils ; c’est en qualité de médecin que je parle ; elle a mon ordonnance. Vous n’allez pas récuser mon autorité médicale, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il avec une surprise un peu maussade, suis-je malade ?

— Vous avez ce soir de la température, reprit Saltzen en riant, et vos nerfs ne vont pas.

— Et là, il y a du poison, dit Madeleine en lui posant deux doigts sur les tempes.

Il sentit qu’on en voulait à sa préoccupation secrète, qu’ils se liguaient tous deux pour la lui arracher, et cela le raidit davantage contre tout abandon. Il prononça cette phrase, qui montrait à quel point l’esprit de lutte l’avait dominé :

— On ne va pas à la guerre sans recevoir de blessures.

— Vous voyez bien qu’il souffre ! s’écria Madeleine.

Saltzen prit congé. La souffrance de ce garçon trop heureux, qui connaissait à la fois la possession de tous les bonheurs, lui semblait par trop ironique. « Et moi ? pensait-il ; elle n’y a pas songé, la cruelle petite fille, quand elle caressait, à mes yeux, le front de son mari, pour un peu de migraine d’ambition qui le tourmente ! »

— Je ne dînerai pas ce soir, dit Samuel lorsqu’ils furent seuls, j’ai besoin de toute ma nuit et de mon esprit libre.

La jeune femme lui voyait des yeux pleins de reproches : comme elle le redoutait tant, la visite du docteur lui avait déplu ; mais il n’en dit pas un mot, et ce silence tourmenta Madeleine. En prenant son repas, toute seule, très tristement devant Hannah qui la servait, elle se rappela les mots qu’elle avait dits à Saltzen ; elle les pesait tous, les retournait dans son esprit, recherchait quelles déductions alambiquées le vieil amoureux aurait pu en tirer. Puis elle trouva que cet entretien avait été trop familier, qu’elle y avait trop montré le défaut de l’amour de Samuel, cet amour si violent, si orageux, qui cachait des lacunes, et qui restait si différent du sentiment de Saltzen !…

Pour Samuel, ce fut la grande nuit.

Il avait dit, l’autre soir : « Dans six semaines, je serai prêt. » Et voilà que le travail prévu de tous ces jours devait s’accomplir en une nuit. Cette besogne formidable ne l’eût pas effrayé ; mais sa loyauté foncière soulevait maintenant en lui des doutes, des craintes, des incertitudes ; il avait le sens terrifiant de sa responsabilité. La figure désolée d’Hannah était sans cesse devant lui, et il se répétait les paroles du docteur : « J’ai peur que vous ne nous fassiez une plèbe triste. » Pauvre petite Hannah ! aurait-elle tant pleuré si elle avait été la servante vulgaire et ignorante que sa naissance eût dû faire d’elle ? Et il voyait, dans l’avenir, des centaines et des milliers de filles du peuple tendre les bras vers lui, retenant dans leurs yeux des larmes qu’il consentait en ce moment, lui l’artisan de cette demi-culture populaire, le créateur de ces êtres troublés dont sa loi, ne pouvant faire des hommes cultivés et instruits, aurait seulement agrandi les besoins, et reculé les horizons.

Ainsi donc, s’autorisant de son rêve humanitaire, ne pouvant guérir la misère, il l’approfondissait encore. Dans les siècles à venir, son nom comparaîtrait devant les générations, et les penseurs de demain, devant toutes les tristesses sociales, diraient âprement : « Voilà les fruits de la loi Wartz ! »

Les heures se succédaient aux horloges de la maison silencieuse. Il avait entendu s’éteindre un à un les bruits ménagers, et là-haut, dans sa chambre, les pas de sa chérie qui devait être maintenant endormie. Soudain la porte de son cabinet s’ouvrit, et Hannah entra, avec un guéridon chargé de victuailles.

Elle disait :

— J’ai pensé que monsieur aurait faim s’il travaille toute la nuit ; voici quelques provisions : ce sont des choses légères qui n’empêcheront pas monsieur de travailler du cerveau.

— Merci, Hannah.

Mais le guéridon posé à portée de la main du maître, de son pas glissé, ouaté, un peu mystérieux, elle avait regagné la porte et disparu.

Une odeur de thé chaud, de brioches, de bouillon, de chocolat emplissait la pièce. Avec un bien-être sensuel, Samuel huma ces parfums. Manger, il allait manger ! Le corps a de ces revanches sur l’esprit excédé, et, dans une joie friande, il but le bouillon avec un verre de vin vieux.

Pourquoi était-il différent, à cette minute, et comme moins seul que tout à l’heure, dégagé de la sinistre amertume où il s’enlizait ? À peine cette jeune fille avait-elle paru, cependant, le laissant seulement touché de son attention. La pièce silencieuse semblait avoir gardé le rayonnement de quelque chose de pur, le parfum d’une sollicitude discrète, le sillage d’une noblesse et d’une dignité qui passent. Et par contraste, il se rappela la domesticité du château d’Orbach, sur laquelle il avait dû souvent exercer de la surveillance : les valets plats et cyniques, les servantes rustaudes et flatteuses, tous marqués de l’empreinte servile, joignant à la malpropreté extérieure celle des vices, triviaux en tous leurs gestes comme en toutes leurs pensées.

« Oh ! cette fine, cette délicate Hannah ! » pensa-t-il dans une sensation soudaine de délivrance.

Ce fut une révélation. La petite servante à la culture secrète était le symbole d’une étape douloureuse dans la progression de la masse humaine. Mais dans ce type transitoire entre la rusticité passée et l’âge des mentalités plus affermies, fleurissaient déjà glorieusement les vertus exquises de la femme. Elle n’était pas toujours l’enfant chagrine qu’étouffaient les regrets d’une autre vie, elle connaissait, dans son humble service, les plaisirs intelligents de bien faire, de comprendre mille choses, de s’associer par un regard, par un mot, à la vie de ses maîtres, comme tout à l’heure, quand elle avait parlé, avec un air complice et entendu, du « travail cérébral de monsieur ».

— Elles souffriront peut-être, mais elles seront meilleures ! s’écria Wartz illuminé d’une conception nouvelle.

Et que serait-ce, quand deux ou trois générations, de plus en plus affinées, seraient issues de ce sang plébéien que la cérébralité travaillait déjà comme une énergie épurante ? Et il voyait s’établir une progression morale lente et secrète, d’âge en âge, comme une marche à l’épanouissement magnifique de la masse populaire, jusqu’au jour où, l’équilibre s’étant établi, l’alliance se ferait sans désordre entre les métiers manuels et les cerveaux pensants.

Alors, sans pouvoir retenir des larmes que l’épuisement nerveux lui arrachait, d’une écriture pressée, heurtée, saccadée, sans laisser une seule fois la plume, ayant devant les yeux la vision de cette République vers laquelle il marchait toujours, sans souci de ce que son pied foulait dans la course, il écrivit son discours du lendemain.