Comment s'improvise une capitale - Etudes sud-américaines

Comment s'improvise une capitale - Etudes sud-américaines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 423-454).
COMMENT
S'IMPROVISE UNE CAPITALE

ETUDES SUD-AMÉRICAINES.

C'est un des spectacles attachans auxquels il m’ait été donné d'assister que la fondation de la nouvelle capitale de la province de Buenos-Ayres. J’ai vu en trente mois sortir de terre une ville de 30,000 habitans. La pierre fondamentale a été posée le 19 novembre 1882, et cette cérémonie en plein champ, avec ses fanfares, ses banquets sous la tente, ses discours, ses banderoles aux vives couleurs s’alignant le long de rues imaginaires, dut paraître aussi incompréhensible qu'alarmante aux milliers de moutons et de bœufs à demi sauvages, uniques hôtes de ce plateau agreste. On se figure l'air de curiosité, de surprise et de terreur qui dilatait ce jour-là les expressifs yeux ronds des vaches de la prairie, rangées en cercle aux confins de l’horizon, vers lesquels elles avaient détalé tout d'abord, et contemplant tête baissée, dans une attitude ambiguë entre l’attaque et la fuite, cette bruyante invasion de leur domaine. Pour le premier jour d’une ville, c’est là un groupe de spectateurs peu ordinaire. Si l’instinct qui porte les animaux des estancias à revenir aux lieux où ils ont grandi ramenait vers son ancien pâturage un de ces honnêtes ruminans, quel travail s’opérerait dans sa cervelle devant les transformations accomplies, et comme les desseins de l’homme lui paraîtraient aussi étonnans et mystérieux que le paraissent à l’homme ceux du destin ! Sans être un vil bétail, quand on parcourt aujourd'hui les larges avenues de la nouvelle ville, l’impression est saisissante. Ce qui frappe, ce n’est pas tant la pittoresque silhouette de quelque palais en construction, encore emmailloté d’échafaudages, coiffé d’un enchevêtrement de charpentes inachevées ; ce n’est pas le contraste entre la belle ordonnance d’édifices flambant neuf et les cahutes de bois qu'ils dominent de toute la hauteur et de tout l’orgueil de leurs colonnades. On n’est point seulement en face d’un spectacle peu banal et par conséquent curieux, d’un grand effort accompli, d’une émouvante quantité de travail humain accumulée en peu de temps sur un même point. On sent par-dessus le marché qu'on a affaire à une œuvre de longue haleine et de haute portée, conçue avec ampleur, mûrie avec soin et appelée à des développemens bien autrement surprenans que l’ébauche vigoureuse que l’on a devant les yeux.

Tout d’abord cette ville s’appelle La Plata, et ce nom n’a en soi rien de modeste. Il implique la prétention d’en faire à brève échéance une des plus importantes places commerciales, et comme qui dirait la personnification, au point de vue des échanges internationaux, des vastes états que l’on englobe sous ce nom générique.

Pour une cité d’aussi fraîche date, cette ambition peut paraître singulière. Elle serait outrecuidante dans de vieux états, où les courans du commerce sont depuis longtemps canalisés et ne se laissent pas détourner d’une façon arbitraire de la direction que les siècles leur ont tracée. On y a bien vu de temps en temps la fantaisie d’un souverain essayer de se substituer aux lents effets des forces économiques qui président à la formation des grandes villes. Presque toujours le résultat a démontré que la tentative était vaine, et qu'en pareille matière le temps ne consacre que les œuvres auxquelles il a collaboré. Il n’en va pas de même dans des pays neufs. En Europe même, Saint-Pétersbourg est une expérience presque contemporaine : la Russie était toute neuve quand elle y a réussi ; mais c’est surtout dans des contrées dont la population augmente par des alluvions du dehors, et qui changent d’aspect à vue d’œil, que la création de centres improvisés et rapidement prospères n'est pas une utopie, une entreprise au-dessus du pouvoir de l'homme. Sans doute il ne lui est pas permis là plus qu'ailleurs de faire violence aux lois naturelles ; mais il peut en aider singulièrement la marche et en accélérer les effets.

Puisque nous voilà en présence d’une ville au berceau, essayons donc de tirer son horoscope, comme dans les contes de fée, dont le souvenir revient à l’esprit par une involontaire association d’idées, en présence de phénomènes aussi en dehors de nos habitudes. Ici l'horoscope n’est point fondé sur les caprices d’un pouvoir occulte. Il s’appuie sur l’observation de causes très simples, qui acquièrent simplement, dans une république en mal de croissance, un instructif et dramatique caractère d’intensité. Il n’est pas inopportun d’expliquer premièrement, car, à distance, la chose pourrait ne point paraître absolument naturelle, comment la province de Buenos-Ayres se trouvait obligée de résoudre le problème de la création d'une capitale, et dépossédée de la ville dont précisément elle porte le nom.


I.

C'est en 1880 qu'elle lui fut prise, et c’est là un événement qui, de quelque façon qu'on l’envisage, marque une date considérable dans l’histoire de la république argentine. Ce fut le dénoûment d'un long antagonisme, tantôt latent, tantôt déclaré, d’un côté entre la ville et la province de Buenos-Ayres, ardentes au progrès, ouvertes aux idées, aux hommes, aux inventions des pays les plus avancés, et de l’autre, le bloc compact de provinces intérieures, fort supérieures en étendue, mais sensiblement plus dépourvues d'élémens décisifs d’influence et de prospérité. Cette incompatibilité d'humeur avait déjà produit une scission. En 1852, Buenos-Ayres s'était déclaré indépendant, et avait goûté pendant une dizaine d'années de l’autonomie absolue. Cette expérience avait prouvé deux choses qui n’étaient pas faites pour rabattre l’opinion que se formaient ses fils de leurs droits à la suprématie. D’abord les forces du reste de la république avaient été impuissantes à réduire la province chef : elle rentra dans le giron de la famille argentine de son plein gré, triomphalement, après une bataille gagnée, et imposa les conditions, du reste, empreintes d’une patriotique générosité, auxquelles elle entendait être réintégrée dans la confédération. La seconde vérité que la sécession avait mise en évidence, c’est que, sans parler de la douane et du commerce d’outre-mer, dont Buenos-Ayres tenait la clé, l’activité des échanges et l’accroissement de richesse dus à l’esprit industrieux de ses habitans fournissaient à la nation le plus clair de ses revenus. De là à penser et à dire que c’était pure largesse de laisser profiter de cette aubaine le groupe besogneux de ses sœurs, qui, réduites à la portion congrue, avaient fait piètre figure, il n’y avait vraiment qu'un pas. « Buenos-Ayres est la vache à lait de la république: » cette formule, qui revenait à tout bout de champ dans les conversations des porteños sur la politique générale, laisse deviner de quel air de protection le sacrifice était consenti.

Ces querelles de gros sous n’étaient, du reste, que le petit côté de la question. Si la richesse peut être une condition de supériorité pour un état, c’est qu'elle est d’ordinaire la conséquence et la manifestation tangible de qualités plus dignes d’estime. Buenos-Ayres était riche parce que ses habitans étaient plus instruits, ses champs mieux cultivés, ses races d’élevages mieux choisies et mieux soignées, ses méthodes de travail plus parfaites que sur le reste du territoire. De toutes les provinces argentines, aucune n’exerce une attraction aussi puissante sur les émigrans qui affluent dans les ports de La Plata. A peine débarqués, elle les accapare. Ce n’est pas là un simple bénéfice de situation. Elle a le bon esprit de comprendre et d'avouer ce qu'elle doit aux efforts de ces déshérités de l’Europe qui l’ont initiée à une foule de connaissances nobles et utiles dont la vive intelligence créole a merveilleusement profité; elle met à les recevoir un empressement où il entre un peu d’égoïsme et beaucoup d’engageante cordialité. Elle en a tant accueilli et mis en bon point qu'elle a fini par former une population cosmopolite au milieu de laquelle les arrivans, ceux surtout de race latine, se trouvent en quelques jours comme chez eux. Une fois assimilés à cette nationalité indécise, qui n’est ni l’argentinisme pur ni leur nationalité d’origine, ils deviennent eux-mêmes des agens actifs de propagande et d’assimilation pour les nouveau-venus.

En tout temps et en tout lieu, la densité de la population est un facteur important de progrès. Les perfectionnemens de l’industrie, de l’instruction, du mécanisme administratif, de la police, de toutes les fonctions sociales, en dépendent étroitement. Dans un pays d'immigration, il se présente, en outre, ce phénomène, que les améliorations s’accélèrent, pourrait-on dire, en raison directe du carré des résultats déjà obtenus. Aussi l’avance prise par cette province allait-elle s’accentuant d’année en année de façon à inspirer aux autres non plus seulement de la jalousie, mais de l’inquiétude. Elle présentait avec toutes une si écrasante disproportion qu'on en avait peur. Aux abords de 1880, c’est sur elle, outre son budget particulier, qu'étaient prélevées les trois quarts des recettes de la nation, et elle supportait cette charge allègrement. Sur 2 millions 1/2 d’habitans que renfermaient les quatorze états autonomes qui forment la Confédération argentine, elle en pouvait revendiquer plus de 800,000. Quant à la richesse territoriale, la comparaison serait plus difficile à établir. Le gouvernement national fait bien, à intervalles fixes, et avec assez de soin, un recensement général de la population d’après lequel le congrès détermine les circonscriptions électorales; mais la province de Buenos-Ayres a été jusqu'à présent la seule pourvue d’administrations assez diligentes pour dresser des comptes en règle, comme une maison de commerce bien tenue, de l’accroissement de son capital industriel et foncier[1]. On ne peut donc apprécier qu'au juger le rapport entre sa richesse absolue et celle des treize autres provinces ; mais il n’est pas douteux que, sur ce chapitre, le manque d’équilibre entre les états confédérés ne fût tout aussi accentué, et qu'en matière de valeurs déjà créées, Buenos-Ayres n’eût représenté, comme en matière d’impôts, les trois quarts de l’inventaire total de la république. Un détail qui a son éloquence, c’est qu'en 1880, sur 6,865,000 lettres manipulées dans les bureaux de poste argentins, 5 millions appartiennent à ceux de la province. C’est toujours la même proportion, 75 pour 100 ; on la retrouve dans toutes les manifestations de la vie économique. Voici un autre fait concluant : tandis que la Banque nationale, qui avait pour principal actionnaire et pour protecteur décidé le gouvernement central, menait depuis plusieurs années, avant 1880, une existence précaire, la Banque de la province, devenue un des établissemens financiers les plus considérables de l'Amérique du sud, pouvait en mainte occasion délicate et pressée mettre ses ressources et son crédit au service de la nation.

Et voilà pourquoi il parut utile et équitable aux autres provinces, qui trouvèrent leur belle en 1880, à la suite d’une révolution du reste aussi mal engagée que mal conduite par le gouvernement local de Buenos-Ayres, de couper en deux cet état trop peuplé, trop encombrant, trop prospère. A une manière plus large d'entendre la politique il joignait d’inquiétantes ressources pour faire prévaloir ses vues. Il fallait bien vite changer tout cela avant qu'il devînt décidément prépondérant. La ville, avec ses 300,000 habitans, son port, un des plus fréquentés des côtes hispano-américaines, et le prestige attaché au berceau de l’indépendance des républiques du Sud, fut adjugée au gouvernement national. Jusque-là, il n’y était toléré que comme un hôte; il y fut désormais chez lui. Tout le groupe des conquérans de Buenos-Ayres en conçut un tel orgueil que, durant longtemps, il affectait d’appeler le gouvernement de la province, désormais hôte et toléré à son tour, « un gouvernement rural. »

Ce n’est pas le moment de juger la révolution de 1880, qui ne touche qu'indirectement à notre sujet. Elle a certainement donné plus de cohésion à une république où il était à craindre qu'on n’en vînt à pousser le principe de l’autonomie des provinces jusqu'à l'émiettement et l’anarchie. En ce sens, elle représente un progrès. Chose singulière, et qui prouve combien les destins logiques des peuples cherchent et trouvent leur voie au travers et en dépit des aveugles luttes des partis, c’est la politique traditionnelle de Buenos-Ayres, ce sont ses tendances unitaires qui ont prévalu dans cette campagne menée à ses dépens au nom des théories fédératives. En considérant ce résultat et en présence du fait accompli, il est oiseux de rechercher s’il eût été préférable que la besogne eût été faite par la province la plus avancée, au lieu de l’être contre elle. Elle est faite, c’est l’essentiel. Il semble que l’erreur du gouvernement national, quand il a épousé les rancunes des fédéralistes, a été de croire qu'il lui suffirait de se déclarer possesseur d’une ville pareille pour l’obliger à penser suivant sa fantaisie ; en réalité, il pourrait se faire, malgré la garnison assez nombreuse dont il l’a gratifiée, qu'il n’ait jamais été plus dominé par cette cité éclairée, indépendante et gouailleuse, que depuis qu'elle lui appartient. On a beau se raidir contre les manifestations de cet esprit public exigeant et éveillé qui, en chaque pays, se développe dans sa plus grande ville et donne le ton aux autres, c’est un voisin à la collaboration duquel on ne se soustrait qu'imparfaitement. Le gouvernement argentin, dont le but, en l’espèce, était de le mater, n’avait pas assez médité la théorie de l’influence des milieux. Il s’est placé dans la gueule du loup au lieu de mettre, comme il le croyait, le loup dans sa poche. Il faut en féliciter tout le monde et surtout lui-même; mais revenons à la province de Buenos-Ayres, que nous avons laissée amputée de sa capitale et rêvant aux moyens de s’en procurer une nouvelle.

Les premiers momens qui suivirent la secousse furent de cruel désarroi. La solution que la brusquerie des événemens militaires avait amenée passait, la veille même, pour tellement invraisemblable, que personne n’y avait arrêté sa pensée, pas même ceux qui l’imposèrent. Que devait-ce être de ceux qui la subissaient ! La législature provinciale dissoute, le régime de l’état de siège proclamé, le pouvoir confié à des intérimaires pressés d’abandonner un poste ingrat, telles étaient les conditions où l’on se trouvait. Elles n’étaient rien moins que favorables pour arrêter un plan réfléchi et s’organiser sur nouveaux frais. On faisait semblant de s’en occuper. Personne qui n’eût son mot à dire sur les conditions que devait remplir la future capitale de la province. Les principales villes et même des villages ambitieux se mettaient à l’envi sur les rangs, énuméraient leurs titres à cet honneur. L’un faisait valoir sa situation ; l’autre, son commerce ; un troisième, l’abondance des matériaux de construction ou la salubrité du climat aux environs. On eût pu longtemps discuter de la sorte. La question commença seulement à se circonscrire lorsque le docteur don Dardo Rocha vint prendre possession du gouvernement de la province. Il fut évident, dès les premières résolutions qu'on lui vit adopter, qu'il avait là-dessus des opinions très méditées et très nettes, et qu'il arrivait au pouvoir avec son siège tout fait. Coup sur coup, on apprit que la capitale se bâtirait en plein champ, sur des terrains d’estancia achetés expressément pour cet usage, et que les travaux du port de la Enseñada, dont les marais s’étendaient jusqu'au pied de la nouvelle ville, allaient immédiatement commencer.

La première partie de ce programme était de nature à susciter, et suscita en effet les plus vives contradictions. Quelle idée d’aller s'installer sur un plateau nu comme la main, lorsque tant de villes de 15 ou 20,000 âmes offraient un noyau tout formé et le moyen d'éviter les lenteurs, les désagrémens et les frais d’un premier établissement ! d’un autre côté, quelle faute d’établir la nouvelle capitale à 60 kilomètres seulement de l’ancienne, où tous les membres du haut personnel administratif étaient fixés de longue date et avaient comme pris racine par les goûts, les habitudes, les relations ! On voulait donc fonder une sorte de Versailles, une ville déserte en dehors des heures de bureau, à laquelle certains trains de chemins de fer apporteraient et d’autres retireraient une animation factice, entrecoupée de momens de solitude et de tristesse sépulcrales?

Ces objections et bien d’autres, à ne considérer qu'une moitié du projet qui venait d’être présenté aux chambres et accepté par elles, ne laissaient pas d’être plausibles. Pour les gens attentifs, elles étaient victorieusement réfutées par la seconde moitié. Les dispositions relatives à l’établissement du port donnaient à la conception sa signification précise et permettaient d’embrasser les proportions du plan vraiment grandiose conçu par le docteur Rocha. Au lendemain d’une crise dont sa province sortait battue et amoindrie, au moment même où les vainqueurs se livraient à une joie où il entrait plus de gloriole que de sagacité, les vaincus à un découragement boudeur qui n’était guère plus politique, le nouveau gouverneur prouvait par là que seul il concevait l’espérance et combinait les moyens de réparer si bien la perte qu'on venait de faire, qu'en peu de temps il n’y parût plus. Quelle plus éclatante réponse pouvait-il faire aux reproches adressés à son attitude durant les derniers événemens que de rendre à la province le rang qu'elle avait perdu, sans marchander à la nation les avantages qu'elle venait de conquérir? On n’a pas besoin de dire, en effet, puisqu'il était élu à un moment où le pouvoir exécutif national, maître de tout, même des urnes du scrutin, s’attachait à consolider un ordre de choses établi à main armée, qu'il avait prêté son adhésion à ce qui venait de se passer. Il avait voté comme sénateur la fédéralisation de sa ville natale. Ses compatriotes avaient du mal à le lui pardonner. Pour employer une expression fort en usage dans le pays et qui donne la note du patriotisme exubérant, mais compliqué, qui règne dans le plus brillant et le plus impressionnable des états confédérés, ils prétendaient que, placé entre la petite patrie et la grande, il avait assez cavalièrement fait bon marché de fa première. En tout cas, on put voir dès lors que personne n’avait, au sujet des destinées et des ressources de cette petite patrie, tout étourdie du choc et trop disposée à s’abandonner elle-même, des idées plus fermes, une foi plus tenace et plus agissante.

Pendant les trois ans qu'a duré son administration, de 1881 à 1884, il a donné au travail industriel et au développement de la richesse une si vive impulsion que le gouvernement national n’est pas fort éloigné d’en prendre ombrage et de trouver qu'en 1880 il n’a pas assez abusé de la victoire. Il ne manque pas de maladroits amis pour lui souffler à l’oreille qu'il faudrait démembrer de nouveau cette province incorrigible, qui s’obstine à faire plus de progrès que toutes les autres ensemble. D’autres, plus radicaux, ne parlent de rien moins que de la fédéraliser tout entière, comme on a fédéralisé sa principale ville, et de la mettre entre les mains du gouvernement national comme une captive. Voilà un rare et instructif exemple du degré d’absurdité auquel peut conduire une politique étroite et envieuse. C’est au nom du principe fédéral que l’on se livre à ces belles imaginations, dont l’exécution marquerait invariablement la fin de toute organisation fédérative.

L'excès même de ces alarmes montre du moins quelle force de ressort possède l’état qu'on voulait courber et quels ont été pour lui les effets d’une administration sachant vouloir et sachant agir. Pour marquer d’un trait la part du gouvernement du docteur Rocha dans cette œuvre de relèvement rapide de la province, il suffira de dire qu'on y a construit et livré à la circulation depuis 1881 près de 1,000 kilomètres de chemin de fer. Ce vigoureux coup de collier y a porté à 2,400 kilomètres l’extension du réseau ferré. Pour un état presque aussi grand, il est vrai, que la France, mais dont la densité de population dépasse à peine en moyenne 1 habitant 1/2 et dans les régions les plus favorisées n’atteint pas 6 habitans par kilomètre carré, c’est une belle proportion. Aussi des districts entiers, hier encore à peu près déserts et où la terre était à vil prix, ont-ils vu quadrupler leur importance et leur production. Un nouveau réseau de 1,500 kilomètres, dont le tracé est arrêté depuis 1883, a été sollicité par une compagnie nord-américaine. Divers incidens en ont retardé la concession; mais, du jour où elle sera accordée, on estime qu'il ne faut, pour achever les travaux, qu'un délai de quatre ans. Quand ce réseau supplémentaire sera fait, la province sera outillée, en fait de rails, d’un façon remarquable, et il ne restera plus à établir que les lignes d’intérêt local, les affluens des grandes lignes, qui leur apportant le tribut des zones intermédiaires. On ne peut reprocher à l’administration du docteur Rocha d’avoir méconnu cette vérité bien moderne, que l’économie politique domine la politique, et que faciliter la circulation des produits est la meilleure manière d'encourager les gens à en créer.

Eh bien ! les linéamens généraux du plan de conduite que le docteur Rocha s’était tracé, et dont il a poursuivi le développement avec une grande sûreté de conception et une souple, mais infatigable volonté, étaient reconnaissables dès ses premiers pas. Ils se laissaient pressentir dans l’idée caractéristique d’aller camper sa capitale aux lieux où, peut-être, si les premiers occupans se fussent donné le temps d’étudier la côte avec plus de soin, où s’ils eussent pu avoir la moindre idée des futures exigences de la grande navigation, Buenos-Ayres aurait dû être bâti. Dieu me garde de dire du mal de don Pedro de Mendoza et de ses hardis compagnons ! Pour l’année 1535, les fondateurs de Buenos-Ayres étaient d’habiles gens et qui savaient voir les choses de loin. Ils firent preuve de coup d’œil en plaçant la ville où elle est; mais on ne peut tout prévoir et ils n’avaient, certes, pas prévu les dimensions de nos paquebots. Ils sont obligés de mouiller à 14 milles de la ville, et cette traversée de 26 kilomètres dans de petites embarcations, si elle est émouvante pour des passagers sur une mer ouverte, où les vents de sud-est et de sud-ouest soufflent fréquemment en tempête, est bien autrement accidentée, gênante et onéreuse pour les marchandises. Ce ne serait rien encore ; mais la plage est tellement plate et le niveau du fleuve tellement changeant qu'il faut parfois les transborder d’une allège dans une autre plus petite, et de celle-ci dans un char, dont les chevaux ont de l’eau jusqu'au cou, pour les faire arriver à terre. Quand tout va bien, cette série d’opérations incommodes n’a pour effet que d'aggraver de 12 à 15 pour 100 le fret payé depuis le port d’Europe jusqu'à la grande rade, ce qui est déjà une joli denier; mais ce qu'il est impossible de calculer, c’est le nombre de ballots avariés ou disparus, de fûts et caisses de liquide ayant éprouvé des malheurs, entre les mains de bateliers irresponsables, soustraits à toute surveillance, et dans des conditions de navigation et de livraison aussi anormales.

Les fondateurs de Buenos-Ayres avaient sans doute conscience qu'ils jetaient les bases d’une fort grande ville. Ils ne prirent pas garde qu'ils la dotaient d’un simple port de cabotage, qui ne deviendrait un port de grand commerce qu'à son corps défendant. Cette méprise avait été reconnue du temps même de la domination espagnole. Ce ne fut pas à propos des convenances du trafic que l’on y prit garde. Les bateaux légers qui pouvaient pénétrer dans la petite rade ou dans la rivière du Riachuelo suffisaient amplement à l’insignifiance des échanges auxquels une législation douanière insensée réduisait les états de la Plata. L’occasion qui fit remarquer l’insuffisance du port donne la caractéristique de ce genre de civilisation dont l’Espagne présentait alors un parfait modèle, et qu'Herbert Spencer, sans la moindre intention de leur appliquer un nom flatteur, appelle des civilisations militaires.

La surveillance et la garde d’une colonie qui travaillait et rapportait si peu exigèrent l’envoi dans ces parages de vaisseaux de guerre de haut bord, et il fallut bien trouver à les loger. La côte orientale, granitique et descendant en pente raide vers le fleuve, était longée par un chenal profond et offrait un certain nombre de havres mal abrités, mais capables de donner accès à de forts navires. C’étaient autant d’emplacemens de villes tout indiqués, Montevideo, La Calonia. En face, au contraire, entre Buenos-Ayres et l’océan, la rive est basse et s’enfonce insensiblement sous les flots. Les dépressions sinueuses et bordées de bancs dangereux, qui forment de ce côté le thalweg du Parana à travers l’estuaire de la Plata, y sont partout séparées du rivage par plusieurs milles de couches de marne à fleur d'eau, d’amas de sable et de boue. Le seul point où la vallée sous-marine pousse une pointe vers la terre est La Enseñada. Les fonds de 21 pieds (6m,40) en basses eaux s’y trouvent à seulement 5 kilomètres du bord. Cette profondeur est celle du chenal que l’on suit pour venir de Montevideo à Buenos-Ayres. Elle marque la limite du tirant d’eau des plus grands bateaux qui puissent être affectés à cette navigation. C’est celle qui a été admise par les compagnies européennes de steamers qui font le service de la Plata. Les frégates et même les vaisseaux à trois ponts du siècle dernier se contentaient de moins, et La Enseñada leur convenait à merveille. Le lit du fleuve étant formé en cet endroit de matières d’alluvion peu consistantes, il avait suffi d’une toute petite rivière, l’arroyo Santiago, qui déverse dans la Plata le trop plein des marécages environnans, pour creuser dans cette masse affouillable un canal où la flotte de guerre de l’Espagne pouvait passer. Elle entrait même dans l’arroyo lorsque la barre, une barre assez capricieuse, voulait bien le lui permettre.

Voilà donc la Enseñada élevée dès ces temps reculés à la dignité de port militaire. Ce titre pompeux ne doit pas faire illusion. Quelques chaumières couvertes de paille abritaient l’officier chargé de ce coin perdu et un petit nombre d’agens subalternes, et c’était tout. Elles étaient exhaussées sur pilotis, car dans la saison pluvieuse ou lorsqu'un vent de sud-est faisait sortir la Plata de son lit, la plage se transformait en lac jusqu'à 4 ou 5 kilomètres vers l’intérieur. Encore dans ces circonstances pouvait-on gagner en canot le demi-cercle de hautes terres qui ferme l’horizon. Quand les eaux se retiraient, il fallait une parfaite connaissance des lieux pour n’enfoncer à cheval que jusqu’à la sangle dans une glaise fétide. Sans guide, on risquait de n’en pas sortir.

Un port aussi déshérité de communications terrestres devait tomber à l’état de pur souvenir historique durant la guerre de l’indépendance et la période agitée qui la suivit ; mais une tradition persistante empêchait de perdre de vue les services qu’il rendrait un jour. Vers 1826, un président intrépide, don Bernardine Rivadavia, faillit y commencer des travaux. C’était un esprit éminent qui a mis en circulation, sinon en train, presque toutes les idées décisives pour la grandeur de son pays. Il ne lui manqua, pour devenir un vrai grand homme, que d’être un peu moins en avant de sa génération et de son milieu. Il fut renversé après un an de gouvernement. Les hautes visées des politiques de son groupe et de son école étaient fort au-dessus du niveau intellectuel du parti fédéral, qui lui succéda au pouvoir et y maintint pendant vingt-cinq ans une dictature brutale et fantasque. Il faut en arriver aux présidences du général Mitre et de M. Sarmiento pour voir remettre sur le tapis les grandes questions de travaux publics. C’est sous l’administration de ce dernier, en 1870, qu’un des plus infatigables représentans, dans l’Amérique du Sud, des tendances et de l’énergie de la race anglo-saxonne en ces matières, M. Wheelwright, obtint la concession du chemin de fer et du port de la Enseñada.

Voici les traits essentiels du projet de M. Wheelwright : il draguait la barre de l’arroyo Santiago, en garnissait les bords de quais de déchargement et reliait le port ainsi obtenu avec Buenos-Ayres par un chemin de fer de 56 kilomètres, destiné dans sa pensée à accaparer le transit de tout le commerce de la république avec les pays d’outre-mer. Le plan était judicieux, bien qu’étriqué. La difficulté d’établir dans des terrains submersibles les docks et les entrepôts nécessaires pour emmagasiner les denrées avait été éliminée. On avait implicitement admis qu’une gare maritime suffirait à tout le service du port. C’était là une hypothèse tout à fait en désaccord avec les statistiques du tonnage journalier, même en 1870. La disposition du bassin entre quais était gênante. Resserré dans une rivière étroite, il affectait la forme d’un corridor. Toutefois une solution presque identique a été adoptée à Buenos-Ayres même, au port du Riachuelo, pour des navires calant jusqu’à 15 pieds, et il faut convenir que les travaux exécutés suivant ces données réalisent un immense progrès sur les conditions antérieures et sur le prix du chargement et du déchargement des marchandises.

En tout cas, il n’y eut dans tout cela d’exécuté qu’une chose, le chemin de fer de la Enseñada. Des difficultés financières, la sourde hostilité de Buenos-Ayres, qui voyait de mauvais œil ce déplacement du mouvement maritime, la mort de M. Wheelwright, qui était l’âme de l’entreprise, renvoyèrent le reste aux calendes grecques. Aussi rien de plus mélancolique durant une douzaine d’années que les comptes d’exploitation de cette pauvre ligne, appelée sans transition, il y a trois ans, à devenir extrêmement productive., Reste lamentable d’un projet tronqué, ne traversant que des terrains bas et de chétive production, aboutissant à un trou, c’est tout au plus si elle parvenait à vivoter. Quant à des dividendes, il n’en était pas question.

Les affaires du bourg de la Enseñada ne marchaient pas mieux. Le guignon semblait le poursuivre, et toutes les tentatives pour le relever tournaient mal. Au moment où il devenait tête de ligne, il avait eu cette chance inespérée qu'un décret du gouvernement provincial avait en même temps forcé à abandonner les bords du Riachuelo et à émigrer vers les rives de l’arroyo Santiago plusieurs des vastes établissemens, appelés saladeros, où l’on abat et où l’on prépare, par des procédés horriblement primitifs, des milliers de bœufs par jour. Cela amena quelque population. Il y a d’ailleurs toujours des audacieux qui, dès qu'un chemin de fer s’installe, s'empressent d’aller s’établir au point extrême, où se développe d'ordinaire un mouvement assez actif. Cela leur réussit presque toujours; mais cette ligne-ci trompa toute attente. Quant aux saladeros, la décadence progressive de cette industrie, qui ne peut prospérer que lorsque le prix du bétail tombe à presque rien, et qui recule par conséquent à mesure que la république avance, achevait d’abattre les espérances des Enseñadiens les plus entêtés. Une furieuse inondation en fit partir un grand nombre. Ils s’en allèrent sur la hauteur, emportant de leurs maisons ce qui pouvait s’enlever, les portes et les fenêtres, et laissant le reste à l’abandon. Pauvres débuts pour une bourgade devant laquelle se sont ouvertes tout à coup des perspectives si brillantes !

Il fallait au docteur Rocha une certaine intrépidité d’esprit pour ne pas se laisser émouvoir par des précédens aussi fâcheux. Pour lui, la capitale politique n’était que le corollaire de la capitale commerciale ; mais celle-ci était encore plus difficile à installer que l’autre. En revanche, si on la réussissait ! « Eh ! mon ami, ne pouvant la faire belle, tu l’as faite riche ! » disait Phidias à un sculpteur médiocre qui avait surchargé de joyaux une Vénus. Le docteur Rocha serait certainement désolé que sa ville encourût la première partie du reproche ; mais il a tenu avant tout à ce qu'elle justifiât le second point de la remarque de l’artiste grec. Il la voulait riche, persuadé qu'en tout cas, avec la richesse, la beauté ne tarderait point à lui venir par surcroît. Pour cela, il fallait tirer parti des circonstances favorables qui s’offrent du côté de l’eau et sauver la difficulté des abords du côté de la terre, de façon à réaliser à la Enseñada le port le plus pratique, le plus commode, le plus attirant du pays et des pays circonvoisins. Ici tout dépendait du mérite et de la sagacité du constructeur.

Le docteur Rocha a eu la main heureuse pour le choix de son collaborateur technique dans cette œuvre considérable, la plus considérable qui ait été encore réalisée dans l’Amérique du sud. Il engagea en Hollande, pour formuler le projet, un ingénieur qu'ont rendu célèbre les nouveaux ports d’Amsterdam et de Batavia, qui sont tous deux de sa façon. M. Waldorp, après avoir étudié le terrain avec la sûreté de coup d’œil que donnent un talent solide et une vieille expérience, eut vite pris son parti. Il n’est pas de meilleure façon de faire plaisir à un ingénieur hollandais que de lui donner des marais à rendre habitables. À l’instant, mille ressources se présentent à son esprit. Laissant de côté l’arroyo Santiago, qui ne lui eût fourni qu'un boyau étranglé, et renonçant à établir des constructions à la mer, dont l’approche eût été défendue par des fondrières, M. Waldorp résolut de placer son bassin principal dans les terres, à un bon kilomètre du rivage et au beau milieu précisément des mares et des joncs qui rendaient ce parage célèbre par l'abondance des moustiques et des canards sauvages, mais avaient réduit la Enseñada jusqu'alors à une existence si languissante. Cette idée était une trouvaille. Outre que les travaux de fouille (pour lesquels on n’avait à se préserver que des eaux d’infiltration) s’exécutaient plus économiquement, les terres extraites de l’excavation venaient à point pour remblayer la plaine. Le port, en se creusant, fournissait lui-même les matériaux de la plate-forme sur laquelle devaient s’installer les immenses docks et les nombreuses voies ferrées nécessaires à son service.

Ce bassin aura 1,150 mètres sur 140 au plafond, ce qui représente 2,200 mètres de développement de quais. C’est tout ce qu'il faut pour le quart d’heure, mais on a eu soin de se réserver assez d'espace pour tripler cette capacité. La disposition du port en bassins creusés en pleine terre rend aisés les élargissemens à mesure qu'ils deviendront nécessaires. Il est relié à la mer par un canal en ligne droite en partie ouvert à sec, à l’excavateur, en partie dragué. Par un hasard heureux, ou plutôt par une conséquence prévue des phénomènes géologiques qui ont présidé à la formation de la baie, ce canal traverse des terrains argileux assez compacts pour qu'il ne puisse être obstrué par les éboulemens, assez faciles à tailler pour que soit l’excavateur, soit la drague, y donnent de beaux rendemens. On a pu sans inconvéniens, étant données ces facilités de travail, lui faire traverser une île à demi submergée qui se trouve dans sa direction, et qui, le sol en étant relevé du même coup, enclôt pour les bateaux moyens un avant-port abrité du vent et du flot du large. Du reste, le canal d’accès tout entier, qui a 150 mètres de largeur et dont les bords sont protégés par des jetées, un canal auxiliaire qui le joint à l’arroyo Santiago en arrière de la barre et l’arroyo Santiago lui-même forment autant d’avant-ports très sûrs et assez vastes pour empêcher, quelle que soit l’affluence des navires, tout encombrement. Ce canal d’accès a une longueur de 5 kilomètres, dont 3 où il y a peu à faire pour le mettre de niveau avec les fonds de 21 pieds en basses eaux, profondeur qu'il présente uniformément ainsi que le bassin. Les navires du plus fort tonnage qui fréquentent ces mers pourront faire leurs opérations à quai. C’est là, pour le commerce et pour la plupart des branches de production de la province, une véritable révolution.

Il en résultera une économie de 5 francs par tonne, au bas mot, pour la mise à bord ou la mise à terre des denrées. On se fera une idée de l’allégement que cela représente sur l’ensemble des transactions si l’on songe que le mouvement d’importation et d’exportation total de Buenos-Ayres a été, en 1883, de 6 millions de tonnes. Pourtant ce n’est point là encore la considération la plus frappante. Toute suppression de frais improductifs est favorable sans doute au développement des affaires ; mais ce qui est plus décisif, c’est que le port rendra possibles une foule d’exploitations qui, maintenant, ne le sont point. Un abaissement de 5 francs par tonne dans le prix du charbon, par exemple, permet d’appliquer la vapeur à des usages où elle serait aujourd'hui ruineuse, et donne un coup de fouet à l’activité des usines où on l’emploie. Il n’en faut pas davantage pour que les environs du port se garnissent promptement de ces hautes cheminées qui font le désespoir des peintres et le bonheur des économistes. Cette plaine marécageuse est, d’ailleurs, si peu avenante que les peintres seront forcés de convenir que, même au point de vue plastique, elle n’a rien à perdre à ce changement. C’est particulièrement l’agriculture dont la face sera renouvelée par des installations qui permettent le transbordement direct des céréales du wagon qui les apporte de l’intérieur à la cale du navire qui doit les emporter en Europe. On ne peut estimer dans ces conditions à moins de 10 francs par tonne la diminution du prix de transport et d’embarquement. Cela ouvre aux produits argentins, dans toute la zone desservie par les chemins de fer, la porte des marchés étrangers. Cette surtaxe était comme le loquet qui la leur tenait fermée.

M. Waldorp ne s’en est pas tenu là. Après les grands transatlantiques, il s’est occupé du cabotage, et si la nécessité de remblayer son marais et de tirer à cet effet des terres d’où il pouvait a été pour quelque chose dans cette sollicitude, il n’est pas moins incontestable que l’ensemble du projet, au point de vue de la commodité du service, s’en est trouvé considérablement amélioré. Il a entouré le port proprement dit et l’espace laissé en réserve pour l’agrandir d'un canal en forme de fer à cheval, dont les branches parallèles, qui débouchent dans le fleuve, ont 5 kilomètres de long et peuvent donner passage, dans les plus basses eaux, à des bateaux calant 2 mètres. Le troisième côté du fer à cheval, qui longe les faubourgs de la nouvelle capitale, communique avec quatre bassins dont les quais présenteront 2,500 mètres de développement. On a donc attribué au cabotage autant d’espace qu'à la grande navigation. Cela n’a rien qui doive surprendre si l’on considère l’immense étendue des pays baignés par les trois grands fleuves qui forment l’estuaire de La Plata. Les innombrables bâtimens de rivière méritaient qu'on leur consacrât un port de cette ampleur, mais plus économique de construction que le grand bassin. Enfin, ces canaux latéraux, dont le fond est placé plus haut que celui du port des transatlantiques et qui communiquent avec lui par des saignées obliques, y favorisent la production de courans qui en renouvellent et en rafraîchissent les eaux.

Voilà un projet qui a certainement grande allure, et ce port, dans sa robuste simplicité de lignes, est taillé sur un patron qui n’a rien de mesquin. Le devis, présenté par M. Waldorp, était de 55 millions de francs. Les travaux, mis en adjudication, ont été soumissionnés à forfait pour une somme ronde de 50 millions. Aujourd'hui qu'ils sont assez avancés pour que l’on puisse indiquer presque à jour fixe l’époque où ils seront terminés, on sait qu'il n’y aura pas de mécomptes sur ce chapitre. Même en supposant que la province n’envisageât l’opération que comme un simple actionnaire, c’était, à ce prix-là, un excellent placement. C’est, du reste, à peu près le rôle que la province s’était attribué, et elle avait sollicité la concession du port comme aurait pu le faire une compagnie financière. Aussi les chambres provinciales se hâtèrent-elles d’autoriser l’emprunt qui devait procurer les fonds nécessaires, et un syndicat anglo-français mit-il un véritable empressement à le souscrire. Le gouvernement national lui-même, dont on aurait pu redouter l’opposition, ne fit aucune difficulté à laisser à la province de Buenos-Ayres l’honneur et la charge de l’exécution. Les vastes terrains qu'on lui donne autour du port, en les entourant d’une muraille qui fera des quais, des docks et de leurs accessoires un îlot de territoire fédéral, lui promettent, d’ailleurs, de beaux profits, car il est opulent ou besogneux selon que l’importation, qui lui paie des droits élevés, s’étend ou se resserre.

Les deux gouvernemens étaient à ce moment dans les meilleurs termes. L’époque de l’élection présidentielle était encore éloignée, et c’est un fait digne de remarque que l’entente cordiale entre eux s’affirme lorsqu'on s’écarte et décroît à mesure qu'on se rapproche de cette période critique. C’est généralement du côté du gouvernement national que se manifestent les premiers symptômes de refroidissement. Rien de plus naturel : il se considère comme le paladin de la candidature officielle, à laquelle la province de Buenos-Ayres peut seule faire contre-poids. Cette fois-ci encore, ça n'a pas manqué. Les belles proportions du port de La Enseñada, déjà visibles sur le terrain, la vigueur de l’exécution, qu'il admirait au début, lui inspirent maintenant de la mauvaise humeur : le docteur Rocha est candidat à la présidence de la république. Aussi le président en exercice a-t-il cru nécessaire de dresser port contre port et a-t-il fait voter en toute hâte par le congrès un crédit de 100 millions de francs pour en donner un à la capitale de la nation. Les études n’en sont même pas commencées. Malheureusement ce chiffre, bien qu'établi sur des données assez vagues, ne présente que trop de vraisemblance. La distance où se trouve Buenos-Ayres du mouillage des grands navires, la dureté des bancs de marne où devraient être creusés les bassins et une partie du canal d’accès, le coûteux entretien de ce dernier, sont des difficultés dont on ne triomphera qu'à force d’argent. C’est une question qu'il serait téméraire de préjuger avant qu'elle ait été éclaircie par des renseignemens techniques sérieux et par l’expérience que va fournir l’inauguration du port de La Enseñada, que celle de savoir à quel moment le développement des relations maritimes et le raffermissement du crédit de la Confédération argentine à l’étranger justifieront une aussi forte dépense, et permettront de s’y lancer.

Quant à la ville même de Buenos-Ayres, elle ne laisse pas d’avoir là-dessus des idées assez égoïstes. Elle n’admet pas qu'il puisse exister, sur tout le territoire, un autre port de premier ordre que le port traditionnel, le port par excellence, celui qui a fait donner à ses habitans le nom, dont ils sont fiers, de porteños. Elle commença par accueillir avec une incrédulité dédaigneuse l’annonce des premiers travaux. Depuis qu'ils ont pris une telle tournure que l'incrédulité cesserait d’être avisée et spirituelle, ils lui procurent un malaise qu'elle ne dissimule qu'à moitié. Au fond, Buenos-Ayres, toute susceptibilité de coterie et de clocher mise à part, serait-elle donc menacée d’une déchéance parce que les paquebots d’Europe, au Meu de mouiller à une trentaine de kilomètres de la place Victoria, iraient mouiller à soixante, et y trouveraient une sécurité et des facilités de manœuvre qui ne peuvent qu'être favorables aux progrès du pays entier? M. Waldorp, ayant à se prononcer à cet égard au cours d’une conversation familière, exprimait une opinion qui mérite d’être citée, car elle se fonde sur une abondance d’observations personnelles, comme peu d’ingénieurs pourraient en invoquer de pareilles à l’appui de leurs prévisions. Il a construit, ou a dû étudier de près, plusieurs ports relégués à une certaine distance de villes très commerçantes, qui cédaient à regret à la nécessité de remplacer, par des installations appropriées aux coques des vapeurs de notre époque, le vieux port, devenu insuffisant, autour duquel elles avaient grandi et prospéré. Ces villes avaient été chercher les eaux profondes là où la nature les avait mises, sans essayer de faire des miracles pour les amener jusqu'à leurs ports. Brème est du nombre, et, pour la haute situation commerciale aussi bien que pour la solidité du jugement, cette ancienne ville hanséatique est un terme de comparaison qui n’a rien d’humiliant pour Buenos-Ayres. Or Brème se trouva.-t-il ruiné ou seulement amoindri par la substitution à son ancien port du port plus parfait de Bremerhafen, éloigné d’une douzaine de lieues? En aucune façon. Les grandes maisons et les grandes affaires ne se déplacèrent point. Ce qui se transporta à proximité des nouveaux docks, ce furent des commis, des portefaix et des douaniers. Ce furent les opérations secondaires et mensuelles de son commerce, ce n’en fut ni la tête ni la caisse. Une ville ne perd pas son rang parce qu'elle ne se charge pas directement de la manipulation des ballots.

Il y a beaucoup de vrai dans cette appréciation et quelques réserves à y faire. Si l’on veut se borner à dire qu'au point de vue des échanges comme au point de vue politique, Buenos-Ayres est assurée de rester la première ville de la confédération, rien n’est plus évident. Beaucoup de gens pensent même qu'elle est appelée à devenir la première ville du continent sud-américain. Aller plus loin et en conclure que des centres d’activité, doués d’une vie propre et d’un mouvement d’affaires indépendant, ne peuvent s’établir près de ce foyer absorbant, ce serait ne pas tenir compte de quelques-uns des élémens les plus importans de la question, il ne faut jamais oublier que l’on a ici affaire à un organisme sociologique à peine arrivé à l’âge adulte, et qu'il est indispensable d'appliquer aux résultats d’expériences hollandaises ou allemandes ce qu'un géomètre appellerait, dans une langue contestable, mars expressive, un coefficient d’exubérance. La province de Buenos-Ayres, qui a 310,000 kilomètres carrés de superficie, et pourrait nourrir 30 millions d’habitans, en avait 526,000 en 1881 et seulement 317,000 lors du recensement de 1869. La population y a, par conséquent, augmenté en douze ans de plus de 66 pour 100, et le courant d’immigration grossit chaque année. Il est difficile de ne pas convenir, en présence de ces chiffres, qu'il n’est que temps que la cité qui avait accaparé jusqu'à présent le monopole des échanges de cette région et, du reste, de la république par-dessus le marché, accepte et même recherche la collaboration de places commerciales secondaires. L’importance qu’elles peuvent acquérir élargit son rôle au lieu de le diminuer. Elle doit être plus sensible à l’honneur d’être, au milieu d’un groupe de villes florissantes, le primus inter pares, qu’à l’étroite satisfaction de se détacher seule au-dessus de misérables villages. La marche des événemens, du reste, ne dépend pas de ses préférences.

Il n’est pas besoin d’avoir creusé bien à fond les phénomènes que présentent les contrées vers lesquelles essaime le trop plein des vieilles races pour s’apercevoir qu’elles se développent à peu près comme grossit la boule de neige que roulent des enfans dans la cour toute blanche du collège. Les accroissemens sont longtemps minimes. À partir d’une certaine masse, ils deviennent tout d’un coup surprenans. Les États-Unis étaient une puissance fort modeste au moment de leur indépendance. Il ne semble pas que, durant le premier empire et la restauration, l’Europe y ait beaucoup pris garde et ait supposé qu’avant peu ils auraient dans le monde un certain poids. Quand elle fut amenée à tourner les yeux de ce côté, elle fut étonnée de trouver un colosse là où elle avait laissé un nain. La république argentine, et très particulièrement la province de Buenos-Ayres, ne datent guère que de 1852, car la longue dictature de Rosas forme une solution de continuité dans leurs traditions de développement historique. Elle paraît parvenue au moment où la boule de neige prépare des surprises à ceux qui passent quelque temps sans en surveiller les progrès. Durant la période que nous venons de considérer, l’augmentation annuelle de la population a été, dans la province de Buenos-Ayres (sans parler de la ville, où elle a été plus considérable) de 54 pour 1,000. Elle n’a été que de 30 aux États-Unis. On sait, comme terme de comparaison, qu’elle ne dépasse pas en France 5 pour 1,000. Il ne faudrait pas que cette progression se maintînt longtemps pour arriver à des résultats qui forceraient l’attention des plus distraits. Or rien n’indique que le mouvement soit en train de se ralentir.

Il est manifeste que le docteur Rocha, et il faut l’en louer, a. eu constamment devant les yeux, dans l’élaboration des mesures qu’il a prises, une province deux ou trois fois plus peuplée que celle qu’il avait réellement à administrer. Il doit aimer et cultiver la statistique, et c’est un goût qui se comprend fort bien chez le chef d’un état où les chiffres fournis par elle sont si flatteurs. Rien n’est plus significatif que les chemins de fer qu’il a tracés et qui seront un de ses principaux titres d’honneur. Ceux qui existaient rayonnaient tous de Buenos-Ayres vers l’intérieur des terres. Il a enté sur ce réseau des embranchemens qui, sous couleur de le compléter, en changent entièrement l’esprit et la physionomie. Il a compris que ce qu'il fallait aux produits d’exportation, c’étaient des facilités de gagner la mer par le plus court, aux denrées d’importation, des moyens de débarquer le plus près possible des lieux d'emploi; car c’est le transport par terre qui enraie surtout les échanges avec l’étranger. Il a donc recoupé les anciennes voies ou en a combiné le prolongement de façon à inscrire dans le périmètre de la province un triangle de grandes lignes ferrées dont les trois sommets s’appuient à la côte, l’un au nord, à San-Nicolas, l’autre au sud, à Bahia Blanca, le troisième au centre, à La Plata.

San-Nicolas est une ville sur le Parana, à laquelle peuvent arriver les bateaux de 15 pieds de tirant d’eau. Bahia Blanca est un port magnifique sur l’océan, où les plus grands vaisseaux et les plus belles flottes du monde peuvent tenir. j’ai peut-être quelque mérite à en avoir annoncé ici même[2] le bel avenir lorsque le village et le district, à soixante lieues à la ronde, n’avaient pas dix-huit cents habitans. Tout cela est bien changé ! Quant à La Plata, il est superflu de dire que, sous le rapport des chemins de fer, elle a été traitée en enfant gâté. Presque toutes les lignes qui convergeaient vers Buenos-Ayres n’ont pas demandé mieux que de s’infléchir pour pousser leurs rails jusqu'au port et s’assurer cette source de trafic. Elle présente déjà sur les cartes de voies ferrées une particularité propre aux villes importantes et qui permet de les reconnaître au premier coup d’œil ; elle rappelle l’aspect d’un carreau qui a reçu un projectile et dont les fêlures rayonnent en tout sens.

Voilà trois villes évidemment destinées à opérer ce que l’on pourrait appeler la décentralisation commerciale de la province et à devenir, chacune pour son compte, un centre d’attraction pour les produits importes ou exportés par la zone où elles se trouvent placées. Que Buenos-Ayres le veuille ou non, ils ne seront plus dans l'obligation de passer par ses entrepôts. Elle aurait tort de faire grise mine à cette conséquence inévitable d’un mouvement ascendant dont il y a lieu de s’enorgueillir. Les temps ne sont plus où une seule porte ouverte sur la mer suffisait au commerce extérieur d'une province qui lui présente en façade 1,500 kilomètres de côtes. Il y en a maintenant quatre, et on ne s’en tiendra pas là. On doit voir d’après ce qui précède que, si la nouvelle ville de La Plata était une capitale improvisée, cette improvisation-là, comme la plupart de celles qui ont du succès, avait été préparée avec le plus grand soin. Il est temps de ne plus s’occuper que d’elle.

II.

Autant les terres basses qui bordent le fleuve autour de La Enseñada étaient rebelles à la conquête industrielle et exigeaient qu'on se mît en frais de talent, d’ingéniosité et d’argent pour y installer les dépendances et les voies d’accès d’un grand port de commerce, autant le plateau qui les domine semblait fait à souhait pour y asseoir une ville populeuse. Le terrain, par une pente assez rapide, s'y relève d’une vingtaine de mètres, et ses points culminans se relient aux plaines indéfinies de l’ouest par de lentes ondulations et une suite de vallons en miniature.

Ce n’est pas une altitude bien importante qu'une vingtaine de mètres. Pourtant, dans une contrée où si peu d’accidens interrompent l’implacable horizontalité des lignes, elle suffit pour donner bon air à la ville. On l’aperçoit de plusieurs lieues à la ronde. Grâce aux plis de terrain qui rident le sol, tout humbles qu'ils soient, chaque quartier a une physionomie particulière et une sorte d’individualité. Ils assurent le facile écoulement des eaux pluviales, et, comme les pentes sont faibles, concilient dans un heureux terme moyen les convenances du pittoresque et celles du camionnage.

Le propriétaire de ce domaine s’en était amouraché et s’était plu à l’embellir. Il avait planté, autour de son habitation et sur la hauteur, un parc de 2,000 hectares. Quand une terre a des quatre et cinq lieues carrées d’étendue, on peut tailler en plein drap. Ce parc n’était pas bien ancien. Il n’avait guère plus de dix ou douze ans. Il n’en faut pas davantage pour que les eucalyptus, qui se plaisent dans le sol et sous le ciel de Buenos-Ayres, deviennent de grands arbres. Quelques essences européennes, — un taillis de chênes malingres, des hêtres, des sapins, — faisaient ressortir plus vivement la belle venue de leurs voisins. Dans les premiers temps de la fondation de la ville, le chemin de fer pénétrait au faubourg de Tolosa par une allée en ligne droite, d’un quart de lieue de long, formée d’une quadruple rangée d’eucalyptus magnifiques. On les a conservés tant qu'on a pu, et il en reste encore quelques-uns ; mais la plupart ont dû laisser la place aux innombrables voies de service, aux dépôts et aux ateliers d’une gare de marchandises qui sera la plus importante de la république. Ainsi le veut le progrès, et c’est dommage.

On a eu soin de réserver au nord-est de la ville, et dans les parties les mieux tracées et les mieux venues de l’ancien parc, un bois de 300 hectares. Il interpose entre la capitale et le port, sur une longueur de 3 kilomètres, la masse vigoureuse de ses feuillages sombres et les échappées de vue des larges percées qui le traversent. C’est une bonne fortune inestimable pour une aussi jeune cité d’avoir eu à ses portes la seule chose impossible à improviser, de beaux ombrages. Ses fondateurs ont bien compris ce que valait une pareille aubaine. Ils ont assoupli le dessin rectiligne et géométrique de leur ville pour lui faire enserrer par des courbes avenantes ce petit bois de Boulogne tout trouvé. Il offre une transition de solitude et de verdure entre la ville haute, réservée à la vie officielle, au commerce de luxe, et la ville du bas, qui ne tardera pas à présenter l’aspect animé, exotique et plébéien du trafic maritime, des entrepôts de douane et des fabriques. On y a logé tout ce qui pouvait animer ses pelouses et ses massifs, — un jardin zoologique, le musée, l’observatoire, le chalet élégant, mais tout en bois, qui a servi dès le début et sert encore de résidence au gouverneur de la province, enfin le champ de courses, car concevrait-on une ville sud-américaine sans un champ de courses aménagé avec amour ?

On a vu que le plan de la ville, à part quelques exceptions motivées par le respect qu'inspirait le parc, est crûment rectiligne. Dans l’Amérique du sud, où les villes se font d’un seul jet, on a pris depuis le temps de la conquête l’habitude de les tracer en damier. Les premiers conquérans, qui, venus par mer, avaient des boussoles et ne possédaient guère d’autre instrument de précision, orientaient simplement leurs rues du sud au nord et de l’est à l'ouest, découpant ainsi sur le sol des carrés réguliers. On a fini par remarquer que les vents dominans, qui sont de sud-est et sud-ouest, formaient un angle de 45 degrés avec la direction des rues. Celles-ci étaient dans les plus mauvaises conditions pour être ventilées et assainies par les courans atmosphériques. Les villes nouvelles sont donc taillées sur un patron un peu différent. Les rues y suivent la direction des vents, et à La Plata on a, en principe, adopté cette règle. Seulement le projet de la capitale a été étudié avec plus de soin que celui d’un simple village, et on y a évité le grave inconvénient des villes rigidement quadrangulaires, où, pour aller d’un point à un autre, il faut parcourir les deux côtés d’un triangle rectangle au lieu de suivre la ligne droite qui les joint. On a recoupé les rues à angle droit par des avenues obliques réparties symétriquement. Elles relient les quartiers entre lesquels on suppose que la distribution des places principales et des édifices publics déterminera la circulation la plus active. C’est sans doute là un procédé artificiel, et le développement qu'est appelé à prendre un quartier, ainsi décrété d’avance et marqué sur une épure, peut donner lieu à bien des mécomptes. Les villes ne croissent pas suivant des règles géométriques aussi simples; mais là-bas, c’est une chose entendue qu'elles se tracent d’abord sur le papier et se rapportent ensuite sur le terrain, comme une simple maison. Elles ne sont qu'une maison plus grande.

Il est bon d’entrer dans quelques détails sur le plan de celle-ci, qui est un échantillon perfectionné de ce qui s’exécute couramment dans le pays pour les créations de même genre. La loi provinciale du 1er mai 1882 détermine l’étendue des terrains à exproprier pour la former. Elle est de six lieues carrés et vingt-deux centièmes. Comme il s’agit ici de lieues de 5 kilomètres, cela représente 150 kilomètres carrés ou 15,000 hectares environ.

Sur cette surface, 900 hectares, ou un carré de 3 kilomètres de côté, sont réservées à la ville proprement dite, et divisées en moulons réguliers de 120 mètres de côté en général. Dans les parties centrales où ce sont les mètres de façade qui ont de la valeur, les rues sont plus serrées. Ces carrés sont de temps en temps traversés en écharpe par des avenues diagonales dont il vient d’être parlé, et cela y détermine des surfaces triangulaires dont l’aménagement en appartemens fait pour le quart d’heure le désespoir des architectes argentins, habitués de temps immémorial à construire en rectangle. Les rues ont 20 mètres, les avenues et les boulevards 40 et 50 mètres de large. Dans certaines avenues principales, en ligne droite sur les 4 kilomètres de long, on a ménagé au centre une voie de piétons bordée d’arbres. Les premières qui furent tracées de la sorte ont été ornées de palmiers. C’est un arbre tropical bien décoratif sans doute que le palmier: il forme, le long de certaines allées de Rio-Janeiro, des colonnades végétales d’un effet saisissant; mais dans les régions tempérées de La Plata il est tout dépaysé. Son panache de feuilles prend un air minable ; la belle perspective de ses fûts élancés s’alignant à perte de vue en est toute gâtée. Les rues, à l’instar de celles des États-Unis, ont pour nom un simple numéro. Cela ne laisse pas d’être commode. Il suffit de s’être mis, et c’est l’affaire d’un quart d’heure, le plan de la ville dans la tête, pour qu'une adresse qu'on vous donne : — rue 6 au coin de 73, — vous indique à l’instant la direction à suivre et la distance à parcourir. Les Nord-Américains goûtent fort cette simplification ; mais il semble que le génie latin, plus concret, préférera toujours, même pour une rue, un nom individuel à un chiffre abstrait. Déjà ici, les grandes avenues cumulent, et, en plus de leur numéro d’ordre, ont un nom propre : avenue-Indépendance, avenue de la Liberté. C’est une résistance instinctive contre la glaciale régularité d’une nomenclature arithmétique.

Les fondateurs de la Plata auraient été impardonnables, le terrain qu'ils avaient à lotir ayant à ce moment peu de valeur, de se montrer parcimonieux d’espace, d’air et de pelouses pour les futurs habitans des parties centrales de la ville. Ils n’ont eu garde de tomber dans ce travers, fort démodé, du reste, depuis que les saines notions d’hygiène se sont généralisées. Si, selon une expression juste et vive, les squares sont les poumons d’un quartier, tous les quartiers de La Plata pourront respirer largement. Non-seulement les places et la verdure abondent ; mais encore, par une innovation heureuse, les nombreux édifices publics qu'une capitale comporte occupent, en quatre rues, le centre d’un carré de 120 mètres, bordé de grilles et dessiné en jardin. Dans un sol et sous un climat où les arbres poussent comme par enchantement, où les gazons et les fleurs ignorent à peu près les gelées de l’hiver, il ne faudra pas quatre ans pour que ce coquet arrangement des rues officielles, qui sont en même temps les plus commerçantes, donne à la ville une originalité aussi utile à la santé que charmante à la vue.

A la suite de la partie réservée aux maisons viennent deux zones concentriques affectées, la première aux quintas, la seconde aux chacras, c’est-à-dire aux jardins potagers ou d’agrément et aux petites fermes. C’est encore une des traditions de la conquête. On admettait en ce temps-là que toute ville nouvelle devait se suffire. C'était un îlot de civilisation battu de tous côtés par les vagues de la barbarie, qui l’isolaient du reste du monde, et n’ayant à compter pour sa subsistance que sur ses propres ressources. Il lui fallait produire à ses portes les légumes et le blé, ou se résigner au régime exclusivement carnivore, qui est encore le régime habituel de l'homme de campagne dans les plaines argentines. Toutes les villes sud-américaines sont ainsi entourées d’une double ceinture de quintas et de chacras, également découpés en carrés, mais plus grands à mesure qu'on passe d’une zone à l’autre. C’est là, si la ville s'étend, l’ébauche des quartiers qu'on devra lui adjoindre. Il suffit d'ouvrir quelques rues pour que des pâtés réguliers de maisons se juxtaposent aux anciens. La ville se reproduit, pour ainsi parler, par scissiparité. Si les idées des conquérans sur le plan d’une cité étaient marquées au coin d’une symétrie un peu froide, on ne peut leur refuser un caractère de simplicité et de prévoyance pratique qui leur a mérité d’être conservées par leurs successeurs.

Dans l’enceinte de la ville proprement dite, les lots de terrains à bâtir avaient, lors de la distribution primitive, 600 mètres carrés. Tantôt cette surface était donnée par 10 mètres de façade sur 60 de fond, tantôt par 15 mètres de façade pour 40 de profondeur, selon la situation du lot dans le moulon. Pour les lots d’angle et les surfaces triangulaires, on s’était arrangé de manière à ne pas trop s’éloigner de cette dimension-type. Le prix à verser, d’après la loi, pour les acheter dans les premiers mois de la fondation était fort bas. Il variait suivant les quartiers, de 0 fr. 15 à fr. 60 le mètre carré. pour moins de 400 francs, on pouvait devenir propriétaire d’un lot de 600 mètres carrés dans les rues de plus grand avenir. Les fonctionnaires provinciaux, pour lesquels la résidence allait devenir obligatoire au moment de la translation des bureaux, avaient le privilège d’acquérir pour la moitié de ce prix l’emplacement de leur future demeure. Une émission de bons amortissables à long terme, par l’abandon d’une fraction minime de leurs appointemens, leur permettait de la construire tout de suite. L’acheteur d’une parcelle devait, sous peine de déchéance, l’enclore d’un mur de briques, élever une construction d’au moins 16 mètres carrés par chaque 10 mètres de façade et établir le trottoir conformément aux ordonnances de voirie, successivement mises en vigueur du centre aux extrémités de la ville. Il devait en outre contribuer pour une quotité déterminée au pavage de la chaussée, lorsqu’il s’exécuterait. Somme toute, ces conditions étaient libérales. À Buenos-Ayres, le prix du terrain à bâtir est, dans les beaux quartiers, de 50 à 100 francs le mètre carré. Il n’était pas de 5 il y a vingt ans, et si La Plata n’est pas Buenos-Ayres et ne prétend pas l’égaler, elle entend bien marcher sur ses traces comme rapidité de développement. Pourtant ces obligations étaient assez sérieuses pour empêcher l’accaparement. Si elles n’ont pas coupé court aux spéculations de la première heure, elles n’ont pas tardé, dès qu’on a tenu la main à l’exécution rigoureuse de la loi, à faire revenir les parcelles urbaines entre les mains d’acquéreurs décidés à les mettre en valeur. On est maintenant en plein dans la période sérieuse de construction après une série de tâtonnemens et d’à-coups.

Les quintas ont depuis 1 hectare 1/2 jusqu’à 7 1/2, selon la distance à la ville. Les chacras ont de 12 à 30 hectares. Durant deux mois, à partir de la promulgation de la loi, on eut le droit d’en acheter en payant au gouvernement le prix de coût augmenté de 75 pour 100. Une loi de 1883 a fixé le prix des terres encore disponibles à 700 francs l’hectare pour les quintas et à 450 pour les chacras, payables une faible partie au comptant, le reste en cinq ou huit annuités, selon les cas. Ici encore, l’acheteur ne peut laisser son domaine à l’abandon. Il doit l’entourer d’une clôture en fil de fer, en défricher une moitié, y planter un certain nombre d’arbres et construire une habitation.

Une fois que ces dispositions, longuement mûries, eurent été consacrées par une loi, on se mit vivement à l’œuvre. Le 12 juin 1882, les chambres votèrent un crédit de 85 millions de francs pour la création de la nouvelle capitale. Sur cette somme, 55 millions devaient être versés par le gouvernement national et représentaient une partie du prix consenti pour la cession d’immeubles ou établissemens provinciaux situés à Buenos-Ayres, et dont la nation prenait charge en y installant sa capitale ; 30 millions devaient être fournis par la vente de terres publiques de la province, des terrains de la nouvelle capitale et de quelques propriétés qui lui restaient encore dans l’ancienne.

Le docteur Rocha, qui mettait un amour-propre vigilant à surveiller les moindres détails de sa grande œuvre, voulut ouvrir un concours pour les plans des principaux édifices. Les programmes furent envoyés à profusion dans le vieux continent. Il ne semble pas que cet appel ait été entendu en France. Trois projets venus de l’extérieur ont été couronnés ; ils appartiennent tous trois à des professeurs d’écoles d’architecture du Hanovre. Il n’est pas défendu de voir là un symptôme du soin avec lequel l’Allemagne suit le mouvement des pays étrangers et de la négligence que nous mettons à savoir ce qui s’y passe. Ces trois édifices, aujourd'hui en construction, ont un fort accent germanique ; mais l’un d’eux surtout présente de sérieuses qualités. C’est la Municipalité. L’auteur s'est inspiré des hôtels de ville du Nord, berceau en Europe des libertés communales à une époque où florissait une architecture aussi virile que la vie militante de la bourgeoisie émancipée. Il a donné à son monument une allure massive, mais fière, qui ne perd point sa saveur sous le ciel éclatant et au milieu de la civilisation démocratique de La Plata.

L'école française ne laisse pourtant pas d’être représentée. Elle l'est, il est vrai, par un Belge, M. Dormal, élève de l’École centrale d'architecture de Paris et établi depuis longtemps dans le pays. Il a été chargé de l’œuvre la plus importante de la nouvelle capitale, le palais du gouverneur. Son projet, de belle ordonnance, rappelle un peu. par les lignes générales, le Luxembourg. Il a moins de sérieux et de fermeté, sans doute, mais offre un caractère de caprice élégant et de luxe gai tout à fait aimable.

On pourrait dire, à la rigueur, que la tradition française a également inspiré M. Benoît, qui était alors à la tête du service d’architecture à la direction des travaux publics, et dont le nom, qu'il est impossible de ne pas mentionner à propos de la fondation de La Plata, révèle assez l’origine. Seulement, Argentin de naissance et d'éducation, M. Benoît n’a pas démenti, dans les nombreux travaux qu'il a exécutés, les tendances et la facilité d’assimilation d’un pays cosmopolite. On peut citer de lui, entre autres, un ministère de style italien, une cathédrale gothique, un arc de triomphe renaissance, conçus avec une tranquille et correcte distinction.

Voilà, dira-t-on, d’après ces échantillons, beaucoup de magnificences. Est-il possible que la construction privée ait pu emboîter le pas et suivre, même de loin, ces splendeurs administratives? Franchement, c’est ce que l’on est tenté de reprocher à tous ces palais, non pas certainement au point de vue de l’art, qui a ses droits, mais au point de vue des conditions d’exécution de toute œuvre humaine. On a voulu trop faire d’un coup.

Ce n’est pas tant l’argent qu'ils ont coûté qui représente une fausse manœuvre. Au règlement de comptes de décembre 1884, en deux ans, on n’avait déboursé de ce fait qu'une dizaine de millions de francs. Dans ce chiffre n’entrent point quelques somptueux bâtimens provinciaux, ceux par exemple élevés par la Banque de la province et la Banque hypothécaire, qui, bien qu'établissemens d'état, ont un budget particulier, ou les immenses constructions du chemin de fer de l’Ouest, qui appartient à la province, mais jouit aussi de ressources propres et travaille avec ses deniers. Dix millions ne sont pas une dépense exagérée si l’on ne considère que l'importance de l’entreprise et le but qu'on avait en vue ; mais, sur un point où la veille il n’y avait ni un ouvrier ni une brique, des travaux de bâtisse menés avec cette fougue avaient l’inconvénient de paralyser les travaux particuliers. Ce qui constitue une capitale, ce ne sont pas les palais, ce sont les maisons. Des palais, il est toujours temps d’en faire. Se figure-t-on ce qu'un pareil cube de maçonnerie exige de milliers de briques? Un nombre effrayant. On avait beau en produire fiévreusement, autour de La Plata, des centaines de mille par jour, — le faubourg où ont été concentrés les fours à briques n’a jamais cessé d’occuper depuis sa fondation et occupe encore 5,000 ouvriers, — on avait beau en faire venir de plusieurs lieues à la ronde et encombrer les chemins de fer, le gouvernement n’en avait jamais assez. Il ne se portait pas seulement, comme entrepreneur, un préjudice direct en faisant hausser le prix des matériaux et des salaires ; il en recevait un plus considérable de l’hésitation qu'éprouvaient les propriétaires prudens à bâtir dans ces conditions.

Il fallait pourtant des logemens. Il en fallait pour les employés qui allaient venir, pour la population ouvrière, qui affluait, pour les commerces indispensables à toute agglomération d’hommes. Aux États-Unis, où le cas qui se présentait là est fréquent, on a un moyen de tourner la difficulté. C’est l’installation de maisons de bois transportées de loin à peu de frais et montées en un clin d'œil. Les particuliers ne négligèrent point cette ressource. Tout ce qu'il y avait de planches et de tôles ondulées à Buenos-Ayres y passa. Le gouvernement même fit venir de l’Amérique du Nord des chargemens entiers d’habitations toutes faites. On les fabrique là-bas aussi couramment que de la toile. Il les louait à bas prix à ses employés, qu'il tenait à attirer le plus tôt possible aux abords de leurs nouveaux bureaux. Si ces logemens n’avaient rien de monumental, ils ne laissaient pas d’être bien entendus et confortables. Pendant longtemps pourtant il a eu du mal à décider ses fonctionnaires à émigrer à La Plata. L’habitant de Buenos-Ayres a pour sa ville une affection passionnée et tire de sa résidence une certaine vanité. Les hommes, passe encore! ils se seraient, en général, résignés à changer de pénates, mettant en balance d’un côté les avantages qu'on leur faisait, de l’autre les mesures coercitives par lesquelles on les obligeait à une rigoureuse assiduité et l’ennui de passer en chemin de fer quatre heures par jour; mais leurs femmes et leurs filles étaient plus récalcitrantes. Ç’a été un triomphe quand on a vu quelques fraîches toilettes égayer l’aspect masculin et effaré de la population : « c’est seulement à présent, disait un observateur, que je commence à croire que La Plata est fondée. » Il y a une chose certaine : de même que la première hirondelle annonce le retour du printemps, la première femme élégante qui a débarqué à La Plata avec tout son attirail de malles et de colis a marqué pour la ville le début d’une phase nouvelle. C’était une façon très exacte et fort attrayante d’avoir la mesure des progrès qu'elle réalisait que de comparer, à de courts intervalles, l’animation que présentaient les bals officiels. Nous avons ici affaire à un peuple éminemment sociable, chez qui toutes les manifestations de la vie mondaine se modèlent avec empressement sur les vicissitudes et les succès de la vie de lutte. Tant que les habits noirs et la politique y dominèrent, la ville fut un campement le jour, la nuit un tombeau. Dès qu'il devint nécessaire d’agrandir les salons trop exigus du château renaissance qu'on appelle le Chalet, à cause de la légèreté des matériaux dont il est construit, de le flanquer de deux vastes pavillons auxquels il est relié par des serres, d’emménager et d’illuminer par des fêtes de nuit la partie du parc réservée au jardin particulier du gouverneur dès que les accords d’un orchestre invisible, le frôlement des robes à traîne, l’éclat de blanches épaules, égayèrent ce coin d’estancia, tout imprégné, quelques mois auparavant, à la nuit tombante, de rébarbative solitude, il n’y eut plus à douter, sans avoir été y voir, que des quartiers entiers s’étaient levés de terre. La Plata a changé depuis lors à vue d'œil. La bâtisse officielle, prudemment ralentie, a permis à la construction privée de prendre tout son essor. Lorsque, du haut d’un monument élevé, on embrasse l’ensemble de la jeune capitale, on sent qu'elle est à point pour devenir véritablement, au jour prochain de l’inauguration du port, une grande, très grande ville.

En attendant, à part les affaires de bâtiment, qui sont très actives, le commerce y est rudimentaire et la population volante encore considérable. L’animation se concentre autour de la gare, laquelle est, du reste, au cœur même de la cité et sur une place dont le palais du gouverneur et le corps législatif occupent deux autres côtés.

Les Argentins des villes traitent leurs chemins de fer comme les Arabes leurs chevaux, en camarades, en membres de la famille. On laisse les trains circuler dans les rues, comme dans la campagne, sans barrière. Ils n’effarouchent personne, et il n’y a guère d’exemple qu'ils aient endommagé quelque passant. C’est une des surprises du nouvel arrivant dans une capitale sud-américaine, de voir les wagons aller, venir, côte à côte avec les charrettes qui croisent librement la voie dès que la locomotive est passée. Les tramways traversent le chemin de fer le plus naturellement du monde. Il y en a à La Plata deux réseaux, un à traction de chevaux, un autre à vapeur. Dans un pays où la production et les échanges n’ont pas de plus grand ennemi que les distances, on a un tendre pour les voies ferrées sous toutes les formes. Comment ne se recouperaient-elles pas dans les rues d’une ville? On y est fait. A peine de loin en loin un garde-ligne, un drapeau à la main, fait-il signe aux cochers d’attendre un peu, si le train est en vue, dans un point où une courbe trop prononcée ou la disposition des édifices voisins cache la voie aux voitures qui se disposent à la franchir.

L'éclairage, la distribution d’eau, la canalisation souterraine, ont été, avant que la ville eût une seule maison, l’objet de toute la sollicitude de ses fondateurs. Pour l’éclairage, l’électricité devait séduire des gens pressés. Cela s’installe en un moment. On a plus vite fait de tendre des fils aériens que de loger en terre une conduite en fonte, et établir une machine à vapeur sous un hangar léger est autrement simple et court que de bâtir une usine. Trois ou quatre cents lampes Brush ont satisfait les besoins urgens. Le plus remarquable de ces foyers lumineux est justement sur cette place de la gare, un des points les plus élevés de la ville. Les quatre lampes accouplées qui le forment sont placées à 30 mètres de hauteur et soutenues par une charpente métallique fine comme une toile d’araignée, pourvue de deux ascenseurs élégans à force de légèreté et d’audace. C’est un parfait échantillon d« l’esprit pratique et intrépide des fabricans des États-Unis. Voilà le phare de l’avenir, économique et léger, montant, si l’on veut, jusqu'aux nues, avec quelques bouts de fer, et prenant à distance, au loin, les élémens de sa puissance lumineuse. Bien que situé à 8 ou 10 kilomètres du chenal navigable, ce foyer fait déjà fonction de phare. Il est très connu des marins de ces parages.

Pour tout dire, il faut bien avouer que la lumière électrique de La Plata, charmante quand on erre la nuit sous les ombrages du parc, où elle fait l’illusion du clair de lune, parfaite quand elle est réchauffée, pour une décoration de fête en plein air, par les lanternes vénitiennes pendues aux arbres, intéressante à considérer quand elle adoucit les plans avancés et relève d’ombres vigoureuses les colonnades et les saillies de quelque palais, ne résout que d’une façon imparfaite le problème de l’éclairage public. Elle est à la fois aveuglante et boréale. On fera mieux, on est en train. Néanmoins, on vient de donner à une compagnie la concession de l’éclairage au gaz, et plusieurs grands établissemens, que l’électricité ne satisfaisait point, se sont mis à fabriquer le gaz pour leur compte. Le théâtre est éclairé à la lumière électrique, au moyen de dispositions provisoires comme l’édifice lui-même!

La distribution d’eau est conçue dans les idées de simplicité et de rapidité d’exécution qui ont présidé à tout le reste. On a profité, pour l’établir, d’une nappe qui règne sous la plus grande partie de la province et dont les eaux, lorsque pour les atteindre on pousse un forage à travers les marnes aquifères supérieures, où sont creusés les puits ordinaires, s’élèvent à peu près au niveau de ceux-ci. Elles ne sont pas artésiennes, en ce sens qu'elles n’arrivent pas au jour, mais remontent d’une vingtaine de mètres dans le trou de sonde. Cette nappe est absolument inépuisable, c’est un fleuve immense coulant dans les profondeurs du sol. L’eau en est d’une limpidité extraordinaire. Elle est préservée de tout mélange par une mince couche d’argile bleue d’une vingtaine de centimètres qui lute le dessus du vaste bassin qui la contient. Son seul défaut est d’être trop pure : tamisée durant son long voyage souterrain par des sables siliceux, elle manque de sels calcaires. On s’est contenté d’élever le liquide au moyen de fortes machines dans un petit réservoir en tôle : c’est un simple régulateur de pression posé sur colonnes et établi sur le point culminant de la ville. Il se répand de là dans toute la conduite. Chaque maison, moyennant une faible redevance, a de l’eau à discrétion.

Les travaux d’égout sont à peine commencés, mais ils le sont. Ce sera la première ville sud-américaine où l’on n’ait pas attendu, pour les entreprendre, les avertissemens de la peste. Le principe adopté est celui de « tout à l’égout, » en donnant à celui-ci de petites dimensions, de fortes pentes, et en distribuant l’eau assez libéralement pour être complètement assuré de la dilution des matières qui ont à le traverser. Les eaux vannes, disait le décret qui, dès 1882, traçait leur programme aux ingénieur chargés des études, pourront être ou rejetées dans le fleuve ou employées à l’irrigation. A Buenos-Ayres, c’est la première idée qui a été suivie; à La Plata, c’est la seconde qui a prévalu. Voilà encore un problème fort discuté ailleurs et ici attaqué de front.

Il n’a été jusqu'à présent question que d’installations matérielles. Elles ne sont pourtant ni le côté le plus méritoire ni le gage d’avenir le plus assuré d’une civilisation naissante. Les choses de l’esprit occupent une place d’honneur dans le vaste programme du docteur Rocha. Ce n’est pas sans un sentiment de sympathie et d’émotion que l'on voit figurer parmi les premiers établissemens d’une ville embryonnaire un observatoire, un musée d’anthropologie et de paléontologie, une bibliothèque. Il n’y avait pas à songer à établir des facultés d’enseignement supérieur : Buenos-Ayres est trop près, et celles que la province y avait fortement organisées passaient aux mains de la nation. On n’en a pas moins résolu d’éclairer ce centre de politique et de trafic par un rayon de science.

L'observatoire a été confié à un officier distingué de la marine française, dont le nom est bien connu des astronomes, M. François Beuf, ancien directeur de l’observatoire de Toulon. Faire retentir le nom de La Plata dans un autre monde que celui du commerce, lui donner la consécration qui s’attache aux découvertes scientifiques, c'est une noble ambition. M. Beuf est déjà attelé à une grande et laborieuse série d’observations et de calculs sur les phases de la lune. Le premier mémoire qu'il publiera sur ce sujet sera comme la lettre de faire part, adressée aux savans de l’univers, de l’existence de l’observatoire nouveau. A côté de ces recherches purement théoriques, l’établissement a d’ailleurs une destination pratique. Un service météorologique y a été installé. Le voisinage du port, le développement de l’agriculture, l’intérêt croissant que prennent les questions de climatologie, lui donnent une réelle importance. Le directeur est, en outre, chargé de déterminer, avec la rigueur des méthodes astronomiques, la situation de cinquante points de la province. Ils formeront le canevas d’une grande opération géodésique pour en lever la carte et en établir le cadastre, qui n’a encore été tracé que d’après les procédés sommaires des arpenteurs. Un des desseins favoris de M. Beuf, c’est de former autour de lui une pépinière de jeunes astronomes. À ce point de vue, l’observatoire de La Plata rendra au pays un service que n’a pas su lui rendre l’observatoire national de Cordoba, dirigé par des savans nord-américains, du reste d’un grand mérite. Ils ont mené à bien des travaux distingués et utiles, mais n’ont pas du tout contribué à répandre parmi la jeunesse studieuse le goût de cette branche si élevée des connaissances humaines. Qu'il soit permis de constater ici que c’est à l’ardeur communicative et à la bonne volonté persévérante d’un missionnaire de la science française que ce résultat a été dû. M. Beuf aura attaché son nom dans la république argentine à la réorganisation de l’école navale et à la diffusion des études astronomiques.

L'anthropologie et la paléontologie devaient fleurir dans La Plata. Elles s’y sont développées spontanément. Ces plaines infinies, dont aucune force cosmique n’a dérangé la formation, ont conservé intacts et presque à fleur du sol les restes des faunes tertiaire et quaternaire. Les recherches y sont attachantes parce que les trouvailles y sont nombreuses. C’est dans cet ordre de révélations que M. Burmeister, le célèbre directeur du musée de Buenos-Ayres, a conquis quelques-uns de ses meilleurs titres à la renommée. M. Francisco Moreno, directeur du musée de La Plata, a eu la bonne fortune, dans ses hardies excursions jusqu'au fond de la Patagonie, de surprendre quelques secrets de l’histoire géologique de ce continent. Quant à l'âge de la pierre polie, il y est comme chez lui. La collection de crânes de ce temps dont il a fait cadeau à la province est des plus complètes. Lui aussi prend souci de faire des élèves et y réussit. Musée, institutions d’enseignement supérieur, bibliothèque, la province avait cédé à la nation le plus clair de ses richesses scientifiques, elle s’est attachée avec ardeur à se constituer un capital nouveau. Pour un pays d’élevage et de négoce, voilà qui ne sent pas trop le terre-à-terre de la vie d’affaires. Il va sans dire que la ville a été pourvue d’un lycée. C’était d’abord le gouvernement national, au moment de sa grande tendresse pour les chefs de la province, qui avait voulu l’en gratifier. Une loi du congrès de 1884 avait affecté 250,000 francs à cette fondation. C’est sur ces entrefaites que les rapports se refroidirent. Cette loi resta lettre morte. Le gouvernement de la province a spirituellement répondu à ce manque d’empressement en créant un lycée pour son compte et en lui donnant une dotation, des programmes et un personnel enseignant qui en font, dans son genre, un établissement de premier ordre.

Il eût peut-être fallu commencer cette énumération par l’enseignement primaire, qui est la base des autres et comme le réservoir où ils s’alimentent. Je l’ai gardé pour la bonne bouche. La république argentine attache une importance extrême à le développer. Le gouvernement national et les provinces les plus avancées, celle de Buenos-Ayres en tête, mettent une vive émulation à le doter richement. Pour ne parler que de cette dernière, où l’instruction primaire est gratuite et obligatoire, la loi y a institué et déclaré inviolable un fonds permanent des écoles. On ne peut y toucher que pour les dépenses pédagogiques et la construction d’édifices scolaires. Il est administré par un conseil supérieur, investi de facultés très étendues. C’est une tendance argentine de décentraliser les services afin d’éviter les engorgemens et le manque d’initiative d'une bureaucratie compliquée. Ce fonds commun, outre les sommes qui se trouvaient déposées pour cet objet à la Banque de la province au moment où il fut créé, est alimenté par le produit de toutes les amendes auxquelles une loi antérieure ne fixe pas un emploi spécial, par la valeur intégrale des successions qui font retour à l'état, et par les prélèvemens suivans sur les autres : 5 pour 100 des legs à des collatéraux, à partir du second degré, 10 pour 100 des legs au-dessus de 1,000 piastres fortes faits à des personnes non parentes, 50 pour 100 des legs faits aux églises ou à des établissemens religieux, enfin par les donations particulières, qui sont fréquentes. C’est un budget royal.

Sous l’influence de cette loi, les écoles primaires se sont multipliées dans la province de Buenos-Ayres. Elles s’y multiplient tous les jours. Au recensement général de 1881, il y en avait 429, dont 285 publiques et 144 particulières. Elles étaient fréquentées par 46,000 enfans de six à quatorze ans. La population enfantine était de 116,000. Cela donne la mesure des efforts qu'il reste encore à faire pour rendre l’instruction universelle. Ce n’en sont pas moins des chiffres fort honorables, si l’on tient compte des immenses régions où les chaumières sont à plusieurs lieues les unes des autres et où l’assiduité des jeunes écoliers est chose impossible, si hardis cavaliers qu'ils puissent être, à peine sortis de la mamelle. A La Plata, en y joignant le bourg de La Enseñada, aujourd'hui englobé dans la capitale, il existe 25 écoles primaires. Comme à Buenos-Ayres, du reste, on leur a construit des bâtimens luxueux. Quand on parcourt les deux villes, la préoccupation assidue dont l’enseignement est l’objet saute aux yeux. C’est sur cette observation favorable que je veux finir cette étude.

En l’écrivant, je me suis peu défendu du sentiment de sympathie que ce pays inspire à ceux qui l’ont habité longtemps. Ne faut-il pas sympathiser avec les gens pour les bien comprendre, et un critique chagrin ne voit-il pas en général plus faux qu'un observateur bienveillant? Il me semble qu'il se dégage de ce tableau, peut-être complaisamment éclairé, mais tracé d’après nature, l’impression d’une nationalité vivace, agissante. Elle est encore en formation, beaucoup d’élémens hétérogènes viennent s’y amalgamer. Il doit suffire, pour que nous nous y intéressions en France, que la plupart de ces élémens soient latins, et que ceux qui ne le sont point se latinisent en s’y absorbant. C’est une civilisation latine qui est en train d’éclore, et elle paraît appelée à jeter un certain éclat. Il ne doit pas nous être indifférent que les rejets de la sève latine poussent vigoureusement quelque part, ne fût-ce que pour mettre un peu de diversité dans la teinte anglo-saxonne qui envahit les autres parties du monde colonial.


ALFRED EBELOT.

  1. Le dernier grand travail statistique officiel a été publié en 1883 sous ce titre : Censo general de la provincia de Buenos-Ayres, demografico, agricola, industrial, comercial, verificado el 9 de octubre de 1881, bajo la administracion del doctor don Dardo Rocha. Il donne une sorte de photographie de la province prise le 9 octobre 1881, et forme un volume in-4o de plus de 600 pages. C’est un modèle de méthode et de conscience. Nous y avons puisé la plupart des renseignemens numériques qu'on trouvera dans cette étude. Depuis 1881, tous ces chiffres se sont encore améliorés.
  2. Voir, dans la Revue du 15 décembre 1877, Cent lieues de fossé.