Gil Blas du 29 novembre 1887 (p. 5-18).

COMMENT ON CAUSE



Le Monsieur qui fait des visites, qui promène par les salons, de quatre à sept heures, son sourire et sa conversation, retrouve infailliblement, presque chaque jour, les mêmes visages sur les mêmes fauteuils et les mêmes propos dans les mêmes bouches.

Il est d’usage de s’aller voir, bien qu’on n’ait rien à se dire. Les femmes dans leur salon, attendent d’autres femmes, et des hommes qui entrent saluent, baisent les mains, prennent un siège, émettent ce qu’on croit être une idée, qu’ils ont émise déjà dans la maison précédente, et qu’ils émettront encore dans la maison suivante ; puis ils se lèvent et vont recommencer ailleurs cette exhibition polie de leur figure et de leur niaiserie.

Les gens du monde appartiennent à une race particulière, remarquable surtout par une ignorance universelle et par une admirable facilité à parler de tout avec un air d’esprit.

De tout ! on parle de tout dans le monde ! Les hommes qui n’ont jamais lu que leur journal, appris que leur alphabet et retenu que le Gotha ; les femmes, vaguement renseignées par les confidences pseudo-scientifiques des savants de salon, jugent, discutent, apprécient, résolvent, sans embarras, sans hésitation, sans scrupule les questions les plus hautes, les plus profondes, les plus inquiétantes, les plus mystérieuses.

Rien n’est plus drôle et plus amusant qu’une tournée de visites — une seule — tous les trois mois. Il y a toujours un sujet du moment que tout le monde sait par cœur, car on ne parle que de lui, en tous lieux. Deux opinions se sont formées, ou plutôt deux camps, car il est nécessaire qu’il y ait des avis différents. Chaque parti a ses arguments connus et réfutés d’avance ; et la bataille s’engage dans chaque maison, de la même manière, à chaque renouvellement de visiteurs.

Les événements politiques, les pièces et les romans nouveaux, les découvertes scientifiques, les faits mondains de nature scandaleuse sont les aliments les plus ordinaires de la causerie contemporaine.

Ce qu’on entend dire sur les événements politiques et les aventures d’amour peut être entendu sans révolte, ces sujets étant à la portée des intelligences incultes et prétentieuses des mondains plus préoccupés de leur corps que de leur esprit.

Mais ce qu’on entend exprimer sur toutes les autres questions devrait faire hurler d’indignation et trépigner de dégoût si la politesse n’imposait le devoir d’écouter avec un sourire et de répondre avec indifférence.



Les scandales Limouzin et consorts sont épuisés ; la Souris semble condamnée ; on n’est pas d’accord sur la Tosca ; la Terre décidément est à l’index, et ne s’en porte pas plus mal, mais on continue encore à discuter sur Mensonges.

Les femmes ont d’abord poussé des clameurs, se sont fâchées, ont déploré la voie dans laquelle Bourget semble s’engager. Mais voilà que dans le monde des lettres qui tient à l’autre par quelques liens, on a déclaré, d’un seul cri et sans hésitation que c’était là un fort beau livre, de sorte que toutes les belles dames assez maltraitées dans ce roman se sont peu à peu résignées et ont fini par admirer tout à fait, grâce à leur sincérité tournante.

Et puis il s’agit d’adultère, ce qui les passionne toujours.

Donc, on discutait dans un salon plusieurs points intéressants et non encore éclaircis. La mode étant aux indiscrétions et à l’espionnage littéraire, je me permettrai, pour une fois, d’imiter ces indélicatesses, tout en couvrant les noms d’un voile, pour donner l’exemple aux autres.

Cinq heures, les lampes allumées, deux jeunes femmes (charmantes) causent autour d’une table à thé avec trois messieurs fort corrects. Ce sont Mesdames A… et B…, — Messieurs C…, D…, E…

Voici ce qu’on disait :

Madame A. — Ce qu’il y a d’inadmissible, c’est le vieux serviteur qui fait le service rue du Mont-Thabor.

Monsieur C. — Quel vieux serviteur ?

Madame A. — Vous n’avez pas remarqué cela, vous ? Et les hommes se prétendent observateurs ! Sachez donc, mon cher, que l’appartement où le baron Desforges reçoit madame Moraines est tenu par un domestique mâle. Or, jamais une femme ne consentirait à cela ! Jamais, jamais. Songez donc à tous les détails… intimes… Non, c’est impossible.

Monsieur D. — Il me semble pourtant qu’une bonne serait tout aussi gênante.

Madame B. — Oh ! non, par exemple !

Monsieur C. — Affaire d’habitude. Les femmes, paraît-il, sont accoutumées à faillir devant d’autres femmes. Ça ne les embarrasse pas… Tandis que…

Madame A. — Que vous êtes grossier ! Vous n’entendez rien à ces choses-là. C’est tout simple, pourtant. N’est-ce pas, ma chère, que vous êtes de mon avis ?

Madame B. — Oh ! absolument.

Monsieur C. — Cependant… permettez…, je me fierais bien plus à la discrétion d’un homme qu’à celle d’une femme.

Madame A. — Il ne s’agit pas de discrétion…, mais de tact…

Monsieur E. — Moi, ce qui m’étonne le plus, c’est que le mari ne se doute de rien.

Monsieur C. — Mon cher, nous sommes ici trois hommes mariés qui ne nous doutons de rien non plus !

Monsieur D. — Ah ! Ah ! Ah ! Permettez. J’ai la prétention de n’être pas trompé.

Monsieur C. — Je suis également convaincu que je ne le suis point ; cependant j’ignore totalement ce que fait ma femme en ce moment, et il en est de même pour la vôtre et pour celle de E… Est-ce pas vrai ?

Monsieur E. — La mienne est chez sa couturière.

Monsieur D. — La mienne chez son médecin.

Monsieur C. — Vous le croyez ! Qui vous le prouve ? Elles vous l’ont dit, mais vous imaginez-vous qu’elles vous préviendront de leurs visites chez leurs amants. Quand vous demandez, à l’heure du dîner : « Où avez-vous été aujourd’hui, ma chère ? » que voulez-vous qu’elle réponde si elle a passé son après-midi à vous rendre… ridicule… Elle vous dira donc avec sérénité : « Je suis restée deux heures chez ma couturière… ou trois heures chez mon médecin. Il y avait un monde fou. » Et elle vous cite des noms, donne des détails intéressants et précis, qui vous amusent, vous font rire. Elle est très gaie d’ailleurs, ce qui vous met en joie, et vous la trouvez plus charmante que jamais…

Monsieur D. — Le paradoxe est drôle mais ne prouve rien.

Monsieur C. — Prenez le cas de madame Moraines et de Vincy qui est fréquent et admirablement exposé. Une femme voit un homme qui lui plaît, et comme rien n’est plus compromettant que ce qui précède la chute, elle brusque les événements et se donne. Quel est le mari qui croira sa femme capable de se jeter, sans passion préliminaire, dans les bras d’un monsieur presque inconnu de lui ?

Monsieur E. — Oh ! c’est un cas extrêmement rare. Nous connaissons parfaitement ceux qui tournent autour de nos femmes.

Monsieur C. — Jamais, mon cher, et la preuve évidente, c’est que les maris à revolver sont pris pour des aveugles ou des complaisants, tant leur malheur est notoire, jusqu’au moment où ils égorgent les coupables.

Madame A. souriant. — Oh ! il n’y a plus beaucoup de maris briseurs de vitres.

Monsieur E. — Mais si. Mais si. Moi, si j’étais trompé, je les tuerais l’un et l’autre sans hésiter.

Madame A. — On dit cela tant qu’on est sûr de la fidélité de sa femme, et puis, et puis… Tenez, j’en ai connu un qui, prévenu par une lettre anonyme, rentre chez lui juste au moment où… Enfin, il entend du bruit, voit l’appartement en désordre, et décidé à exterminer le coupable s’élance, une bougie à la main vers l’armoire au pied du lit. Elle était vide. Il la referme en criant : « Rien dans celle-ci », et passe à la suivante. Elle était vide aussi. Exaspéré, il repousse la porte avec violence en vociférant : « Rien dans celle-là. » Il se précipite vers la troisième au coin de la cheminée, et il aperçoit dedans un capitaine de dragons, debout son sabre au poing. Alors il la referme plus vite encore et donne deux tours de clef en déclarant d’une voix apaisée : « Rien nulle part. Je m’étais trompé. »

Monsieur C., riant. — C’est drôle, mais c’est une fable.

Madame A. — Non, mon cher. On est féroce en paroles tant qu’on se croit sûr qu’Elle est sage. On dit, et on pense, oui, on pense sincèrement qu’on tuera, sans hésiter. Mais au jour de la découverte, on demeure atterré… hésitant…, on pèse les conséquences… et on referme l’armoire en disant : « Rien nulle part, je m’étais trompé. »

Madame B. — Avez-vous quelquefois songé à ce que deviennent les lettres d’amour ?

Monsieur C. — Oui, on les rend, après rupture.

Madame B. — Mais les autres ?

Monsieur C. — Quelles autres ?

Madame B. — Une de mes amies est morte dernièrement, qui devait en avoir beaucoup… et… de mains différentes. Il est indubitable que le mari les a trouvées… et… il pleure sa femme plus que jamais sur le cœur de ses amis.

Monsieur C. — Oh ! après le décès, on peut être indulgent.

Madame A. — Moi, je n’ai jamais trompé mon mari, et pourtant Dieu sait s’il est laid !

Madame B. Alors… comment faites-vous, ma chère ?

Madame A. — Mon Dieu ! quand il m’embrasse, je ferme les yeux et je pense… à quelque autre.


GUY DE MAUPASSANT