Chapitre XXVI

COMPLICATIONS EXTÉRIEURES


La profonde secousse sociale qui transformait si complètement la physionomie de la France, avait eu sa répercussion dans l’Europe entière. Les peuples, incités par l’exemple de la classe ouvrière française, aspiraient à marcher sur ses traces.

Chez les nations latines, la royauté avait été jetée bas, et espagnols et italiens s’efforçaient de brûler les étapes, afin que leur révolution ne soit pas restreinte à une simple modification gouvernementale et pour qu’elle acquière le caractère social qui, seul, pouvait la rendre féconde, Dans les pays saxons, la foi en la grève générale étant moins ardente, les peuples hésitaient à se lancer dans l’aventure.

Les gouvernements qui étaient encore debout, redoutant de ne pouvoir comprimer indéfiniment la poussée émancipatrice, en haïssaient d’autant plus la révolution, Entre eux et le régime nouveau qui s’instaurait en France, les relations diplomatique avaient été rompues, dès la première heure. C’était normal. Il ne pouvait guère y avoir contacts et rapports entre les organismes économiques, issus de la révolution, — qui étaient la négation de tout gouvernement, — et les excroissances politique qu’étaient les États, aussi bien monarchiques que démocratiques.

Il y avait bien, en France, au sommet du réseau syndical, le Comité Confédéral, formé par les délégués des organisations fédératives. Seulement, l’eût-on voulu, qu’il n’y avait pas d’équivoque possible : ce comité ne pouvait faire figure de gouvernement. Ce fut cependant devant lui que s’évoqua la question des relations diplomatiques avec les gouvernements étrangers. Les maintiendrait-on ? Il fut conclu par la négative. Par contre, il fut convenu de raffermir et de développer les relations antérieurement existantes, entre les fédérations et les confédérations ouvrières de tous pays. Ces décisions avaient reçu l’unanime approbation du congrès confédéral.


Cette solidarité internationale entre les peuples était un besoin d’autant plus pressant que les gouvernements étrangers songeaient à intervenir dans les affaires intérieures de la France. Le prétexte avait été commode à trouver ; n’avaient-ils pas le devoir de sauvegarder les intérêts de leurs nationaux ? D’abord, de ceux établis en France, et dont les commerces et les industries étaient ruinés, et aussi de ceux, porteurs de titres français (rentes sur l’État, actions de chemins de fer, de mines et autres) que la faillite financière lésait ?

Les gouvernements s’émouvaient donc par solidarité capitaliste, — tout comme en 1792 leurs prédécesseurs s’étaient émus par solidarité dynastique. Tout comme en 1792, la révolution leur portait ombrage et ils rêvaient de la noyer dans le sang, pour en finir avec son action prosélytique.

L’empereur allemand, qu’appuyait un patronat puissant, solidement organisé et très combatif, prit la tête de la nouvelle coalition, avec d’autant plus d’empressement qu’il sentait le bouillonnement gagner les grands syndicats ouvriers allemands. D’autre part, il était incité à cette offensive contre la révolution française par les émigrés qui avaient pris Strasbourg pour centre de ralliement, et qui se dépensaient en manœuvres réacteuses, quémandant le concours de tous les gouvernements contre leur « patrie ». Contre elle, c’était surtout l’Allemagne et l’Angleterre qu’ils tâchaient d’émouvoir et de mobiliser ; ils rêvaient d’encercler la révolution et ils combinaient de faire concorder l’invasion par terre et l’attaque par mer avec une nouvelle Vendée.

Ainsi, l’histoire se recommençait : Strasbourg répétait Coblentz ! La bourgeoisie du vingtième siècle singeait les aristocrates du dix-huitième et pastichait l’armée de Condé !


Nombreux avaient été les capitalistes qui, aux premiers incidents révolutionnaires s’étaient réfugiés dans la ville rhénane ; nombreux aussi furent les fuyards qui, après la destruction du camp de Châlons, y prirent leurs quartiers. Il y avait là, de grands financiers ayant partie liée avec leurs confrères d’outre-Rhin ; il y avait les trusteurs de la métallurgie et des mines, associés, eux aussi, avec leurs pareils d’Allemagne ; puis, s’y coudoyait le personnel gouvernemental et parlementaire, ainsi que les familles dynastiques de la république. Derrière eux, s’amassait une horde d’aventuriers, apaches de divers mondes, officiers de fortune, émigrés de tout ordre, qui préféraient continuer à vivre là en parasites que s’adonner au travail.

À tous ceux-là, cette ville, détachée de la France, leur semblait être le meilleur abri : ils s’y sentaient à l’aise, sous les plis du drapeau allemand, — et désormais, le meilleur allié leur paraissait être l’empereur germanique.

De même que les émigrés de 1792 avaient mis au-dessus de la nation la fidélité à leur roi, de même, à l’heure présente, pour les nouveaux émigrés, l’idée de patrie était éliminée par l’idée de classe, — aussi, les capitalistes français trouvaient-ils normal d’en appeler à l’Allemagne capitaliste, contre la France ouvrière.

Aux premières rumeurs des menaces d’intervention étrangère, le Comité Confédéral — qui n’avait aucune qualité pour prendre une décision, — en appela au peuple lui-même, par le canal de ses organismes corporatifs : il convoqua un Congrès général de tous les syndicats.

Cette consultation populaire — qui était la deuxième depuis le nouveau régime, — se fit rapidement. En quelques jours, les délégués étaient choisis et ils se réunissaient à Paris. Il y avait là des délégués de toutes les branches de l’activité humaine. Toutes les professions étaient représentées, toutes étant désormais groupées en fédérations et en syndicats, — et toutes ayant qualité pour discuter et décider des intérêts généraux.


Tous les délégués abhorraient la guerre avec une intense passion. Ils en avaient la haine, — et aussi l’épouvante. Ils la redoutaient, non seulement pour les maux effroyables qui lui font cortège, mais encore — et surtout ! — pour ses pernicieuses conséquences. Ils voyaient en elle un torrent de barbarie qui risquait de ravager la belle harmonie naissante.

Et pourtant, on ne pouvait laisser écraser la révolution ! Il fallait la défendre !

Mais, comment ?

Après d’angoissantes discussions, le Congrès rejeta le projet de défense militarisée, qui eût impliqué un retour vers l’ancien régime. Il considéra que ce serait acheter trop cher la victoire, s’il fallait la devoir à une armée régulière, reconstituée pour la circonstance. Il ne voulut pas, pour se garer d’un péril extérieur, se créer un redoutable péril intérieur.

Il fut donc décidé de ne pas recourir au système ancien, qui consistait à opposer des masses armées et à les précipiter les unes contre les autres. On convint de faire front aux attaques extérieures par une guerre en ordre dispersé, — qui ne serait pas une vulgaire guerre de guérillas, mais une lutte inexorable et sans pitié. Il s’agissait de mettre à profit, pour la défense, les dernières découvertes scientifiques, — en faisant, sans scrupules, litière du prétendu droit des gens.

On partit de ce principe que, plus terribles pourraient être les expédients auxquels on aurait recours, plus efficaces ils seraient, et plus courte serait la guerre. Des commissions spéciales, composées de techniciens énergiques et audacieux, se mirent à la besogne. La plus grande latitude leur fut laissée et les moyens auxquels ils allaient avoir recours, dont ils posèrent les données, furent approuvés par le Congrès.


Après avoir paré aux mesures de salut public qu’imposaient les menaces de réaction extérieure, le Congrès tint à affirmer son inébranlable confiance en l’avenir par une décision qui prouverait la fécondité de la révolution. Une enquête précise, ayant démontré qu’en tenant compte des réserves nécessaires, le niveau de la production dépassait très largement le niveau de la consommation et qu’il pouvait être satisfait à celle-ci avec un temps de travail beaucoup plus réduit, le taux moyen de la journée fut ramené à six heures, au lieu de huit.

Cette décision, en un pareil moment, prouvait combien les confédérés étaient sûrs d’eux-mêmes ; quelle foi était la leur et combien peu les émotionnaient les préparatifs d’invasion qui, en peu de jours, allaient peut-être mettre leur œuvre en péril.


Avec une activité qu’imposait l’éventualité des événements, les Commissions de défense commencèrent leurs travaux. Elles n’avaient d’ailleurs guère à innover. Il leur suffisait de préparer la mise en application de découvertes déjà connues, — même par le gouvernement ancien, qui n’avait osé songer à leur application, parce qu’il les jugeait trop redoutables.

L’une de ces commissions s’occupa de l’utilisation des ondes hertziennes. Déjà, en 1900, Gustave Lebon avait indiqué tout le redoutable parti qu’on pouvait tirer de leurs propriétés : ce savant annonçait alors que, dans un avenir proche, il serait possible de diriger, à distance, sur les vaisseaux de guerre, des faisceaux électriques assez puissants pour provoquer spontanément l’explosion des obus et des torpilles accumulés dans leurs flancs ; qu’il serait également possible d’obtenir, — toujours d’un point éloigné, — la déflagration de la provision de poudre et d’obus contenue dans une forteresse ; celle des parcs d’artillerie d’un corps d’armée et celle des cartouches métalliques des soldats dans leurs gibernes. Quelques années plus tard, à la suite de la catastrophe du cuirassé Iéna, un savant de la Seyne, M. Naudin, passait de la théorie à la pratique et, pour le compte du gouvernement, il réalisait le premier les prévisions de Gustave Lebon : en 1908, il parvenait à faire exploser à distance une caisse de poudre.

On était arrivé, dans cette voie, à des réalisations stupéfiantes et d’une puissance incomparable : on parvenait à faire déflagrer, avec une précision mathématique, — et à distance, — des amas de matières explosibles, enfouies dans le sol ou enfermées dans les cales des navires. La commission vulgarisa cette formidable découverte et, de suite, on construisit en quantité suffisante les appareils de radio-détonation, afin d’être prêts à tout événement.


Dans le même ordre de faits, la commission appliqua à des torpilles aériennes les procédés de direction, par les ondes hertziennes, appliqués déjà aux torpilles sous-marines. On construisit une flottille d’aéroplanes pouvant, chacun, emporter quelques centaines de kilos d’explosifs qui, par un déclenchement radio-automatique, seraient précipités à terre au point voulu.

Ces torpilles aériennes étaient actionnées par un moteur à essence et dirigées dans les airs avec le clavier Gabet : l’opérateur, installé à plusieurs kilomètres du but à atteindre, lançait l’aéroplane télémécanique et, appuyant sur les touches du radio-combinateur, il le faisait manœuvrer, virer, aller en avant, en arrière. Quand l’appareil était parvenu au point fixé, l’opérateur appuyait sur une touche spéciale du clavier et la provision d’explosifs de la torpille aérienne était détachée.

Cet engin avait une supériorité redoutable : lorsqu’il planait au-dessus d’un camp, la plus grande des imprudences, pour l’armée qu’il menaçait, était de chercher à arrêter sa course… ce qui ne pouvait avoir qu’un résultat, — hâter la catastrophe explosive !


Une commission d’études chimiques et microbiennes s’adonna à des travaux de protection, dans un ordre différent, — mais dont on devait attendre des résultats plus terrifiants encore : il s’agissait d’infecter les armées d’invasion, — bêtes et gens ; de leur inoculer la peste, le typhus, le choléra… et ce, en les contaminant grâce à des préparations redoutables, saturées des bacilles pathogènes de ces virulentes maladies épidémiques. Toutes les précautions furent prises pour se garer des répercussions fâcheuses, grâce aux sérums préservatifs et guérisseurs dont on disposait.

La mise en pratique de cet effrayant moyen d’extermination fut combinée de diverses manières, — soit en répandant dans les eaux, que devraient forcément boire les armées d’invasion, des produits gélatineux ou autres, ensemencés de bacilles, — soit en lançant sur l’armée ennemie, du haut d’aéronefs montés, ou par le moyen des aéroplanes radio-dirigeables, des bombes en verre qui exploseraient en éparpillant avec violence des fines aiguilles dont la piqûre inoculerait les bacilles infectieux.


Ces procédés de défense et d’extermination étaient, nous l’avons dit, connus antérieurement. Mais les gouvernements s’étaient toujours refusés à en envisager sérieusement l’application. Ils entendaient garder, même sur les champs de bataille, des apparences de civilisation… des apparences seulement ! Car il y avait davantage de véritable barbarie à lancer des milliers d’hommes les uns contre les autres, qu’à employer ces redoutables procédés.

Grâce à ces moyens, la guerre fut devenue impossible ! Or, les gouvernements tenaient à conserver la guerre, — car la peur de la guerre était, pour eux, le meilleur des artifices de domination. Grâce à la crainte de la guerre, habilement entretenue, ils pouvaient hérisser le pays d’armées permanentes qui, sous prétexte de protéger la frontière, ne menaçaient, en réalité, que le peuple et ne protégeaient que la classe dirigeante.

Le jour où on eût su qu’une poignée d’hommes décidés pouvaient s’opposer à la violation d’une frontière, — ce jour-là, l’opinion publique eût imposé la suppression des armées permanentes. Pour éviter d’être acculés à cette alternative, les gouvernements tinrent secrètes et étouffèrent le plus qu’ils le purent les inventions qui eussent permis à un peuple de protéger son indépendance territoriale, grâce à la science, — et mieux qu’avec une armée.


Ce qu’avaient refusé d’envisager les gouvernements, les confédérés allaient le tenter : sans armée, sans se battre, — rien que par l’action d’une infime minorité, — ils allaient rendre leurs frontières inviolables !

Les procédés de défense auxquels ils allaient avoir recours, les confédérés décidèrent de ne pas les tenir cachés. En les rendant publics, les gouvernements seraient avisés de la réception qu’on préparait aux envahisseurs. Il y avait, en outre, à cette publicité un autre avantage : celui de faire connaître aux masses populaires de l’étranger qui consentiraient à coopérer au crime d’invasion à quels risques elles s’exposaient.

Des manifestes, en toutes langues, furent donc lancés, avisant que, dorénavant, il était constitua à la frontière française, une zone dangereuse, qu’il était interdit à toute bande armée de franchir sous peine de mort.