Chapitre XXII

EXPROPRIATION ET ÉCHANGES


Les dernières convulsions du capitalisme n’apportèrent aucune entrave à l’œuvre de refonte sociale. Sur tous les points, les syndicats parachevaient la réorganisation. Dans les rares branches où, — soit ignorance ou inertie, soit effet de la pression capitaliste, — les travailleurs n’étaient pas groupés précédemment, il y était remédié, avec l’aide et les conseils des délégués confédéraux. Si bien que, peu à peu, les enclaves qui, au premier jet révolutionnaire, étaient restées en dehors du mouvement, se trouvèrent imprégnées, gagnées.

Les méfiances avaient disparu. La peur de perdre au change, de tomber de mal en pis, qui, au début de la révolution, avait empêché les timorés de s’y rallier, était dissipée. Les faits étaient là, prouvant l’absurdité de ces craintes. Aussi, dans les régions retardataires, où maintenant la transformation s’opérait, des difficultés qui, dès l’abord, avaient créé de graves embarras, se résolvaient sans obstacles.

Ainsi, la question d’octroyer une indemnité aux petits industriels, aux petits commerçants, que le nouveau régime éliminait, ne se posait plus ; tandis qu’aux premiers jours, cette question de l’expropriation, avec ou sans indemnité, avait été une pierre d’achoppement. Le congrès confédéral l’avait débattue, — et résolue par la négative. L’expropriation sans indemnité, — qui était d’ailleurs un fait accompli, — était admise par tous, quand elle touchait les grandes fortunes, les grandes propriétés, la grande industrie. Par contre, certains cherchaient à établir une distinction entre d’autres capitaux : ils classaient d’un côté, ceux provenant de la propre fructification du capital, — par conséquent ne donnant pas droit à indemnité ; d’un autre côté, les capitaux provenant du travail direct de leurs détenteurs, fruit de leurs économies, — et méritant compensation. Cette compensation, disaient-ils, pourrait consister en une faculté de consommation, accordée aux expropriés reconnus comme y ayant droit, d’après un tant pour cent à fixer.

À cette thèse, il fut objecté que l’amélioration de vie et l’assurance du lendemain, avec continuité et accroissement indéfini de bien-être, qu’apportait la révolution à la catégorie des « privilégiés » qu’on jugeait mériter une indemnité, compensait — et au delà ! — la perte de leur mince capital. Ainsi, le petit rentier, parvenu à l’âge du repos, n’avait-il pas, actuellement, la vie plus large et meilleure que celle qu’il eût pu s’offrir avec ses maigres rentes d’antan ? L’ex-petit commerçant, l’ex-petit industriel, — qu’on avait d’ailleurs laissés libres de croupir dans leur coin, — n’avaient-ils pas aisance plus grande qu’autrefois ? Quant aux paysans et aux prolétaires qui, sou à sou, avaient économisé juste assez pour se constituer une petite hypothèque sur un voisin, ou pour acheter quelques actions, n’étaient-ils pas, eux aussi, très largement indemnisés de la perte de ces infimes privilèges ?

Et puis, ajoutaient les partisans de l’expropriation pure et simple, tant d’inconvénients surgiraient de l’opération proposée que ce serait raison suffisante pour y renoncer. D’abord, comment établir une ligne de démarcation entre les capitaux méritant indemnité et les autres ? Ensuite, à supposer cette première difficulté surmontée, d’autres surgiraient, aussi fâcheuses : il faudrait une bureaucratie pour faire les enquêtes et les estimations aux fins d’indemnité ; en outre, les appétits seraient éveillés et surexcités, grâce à ce mirage de vivre encore en parasites. Ce serait perpétuer l’ancien régime dans le nouveau.

Ce serait greffer le cancer au cœur de la jeune société. Non ! Non ! Pas d’indemnité !

À cette argumentation, les adversaires de l’indemnité ajoutèrent l’exemple de 1789. Ils dirent qu’il ne fallait pas recommencer la duperie de la nuit du 4 août. Dans cette fameuse séance à grand fracas verbal, la Constituante proclama la suppression des privilèges féodaux… avec rachat ! Pourquoi ? Parce que les Constituants avaient peur de l’insurrection paysanne et parce qu’ils comptaient l’enrayer avec d’illusoires promesses.

Après le 4 août, le vieux système féodal continua, — avec ses dîmes et ses redevances ! — et il eut persisté si les paysans n’y avaient mis ordre en supprimant eux-mêmes, violemment, les privilèges qu’ils abhorraient. Ils furent tenaces. Pendant quatre ans, ils restèrent sur la brèche. Ce ne fut qu’après cette période d’inlassable révolte, qu’en 1793, la Convention fut obligée de sanctionner l’abolition pure et simple des droits féodaux.

Qui peut dire l’élan qu’aurait eu cette révolution si, à son origine, en 1789, les Constituants avaient eu la conscience de répondre à la révolte populaire par la suppression sans rachat des privilèges féodaux ?

Aujourd’hui, concluaient-ils, la situation est identique : les privilèges du capital équivalent aux privilèges féodaux de 1789…, mais, tandis que les Constituants, qui étaient d’origine bourgeoise ou noble, avaient intérêt à la conservation de ces privilèges, il n’en est pas de même de nous : nos intérêts sont les mêmes que ceux de nos camarades, et nous n’avons pas le droit d’énerver la révolution par des demi-mesures.

En conclusion de cette discussion, il fut décidé que le capital, quelle que fût sa provenance, ne donnerait pas lieu à indemnité. On considéra que l’assurance de vie, large et facile, qu’en retour d’un travail modéré la société garantissait à chacun, constituait la part de remboursement auquel chacun pouvait équitablement prétendre.

Cette résolution ne visait que le capital, sous forme de propriétés, immeubles, magasins, usines, titres de rente, actions. Quant à la monnaie détenue par les particuliers ; elle fut laissée en circulation. De même, les détenteurs de livrets de caisse d’épargne purent rentrer en possession de leurs dépôts, et les personnes ayant des dépôts aux banques purent en obtenir remboursement jusqu’à un maximum de quelques milliers de francs, — à peu près de quoi vivre environ une année, en tablant sur les anciens prix d’achat. L’inconvénient de ces diverses mesures était minime, attendu que cet argent, ne pouvant plus servir qu’à la consommation, devait, — fatalement et rapide.. ment, — faire retour à la banque syndicale ! Ce fut en s’inspirant de ces données que la fédération des employés de banque assura le fonctionnement de la banque syndicale et de ses succursales : cette banque, nous l’avons dit, s’était constituée avec l’encaisse de la banque de France, des maisons de crédit et avec les trésors des banques juives, catholiques, protestantes ou autres. Elle était le réservoir général où la collectivité puisait. Comme il ne s’agissait que d’établir le niveau des entrées et des sorties, comme il n’y avait plus de doit ni d’avoir, la comptabilité était peu compliquée…

Pour les rentrées de numéraire, le mécanisme était simple : les particuliers qui achetaient aux magasins sociaux, selon l’ancien procédé d’échange, payaient en or ou en argent. Ce numéraire, dont le magasin n’avait que faire (car ses réapprovisionnements s’opéraient sur simple demande, par l’entremise des fédérations et des Bourses du Travail), il ne le gardait pas en caisse, mais l’expédiait à la banque. Celle-ci enregistrait la somme qu’elle encaissait et sa provenance, sans cependant la porter à l’avoir du magasin payeur, — pour la raison péremptoire qu’il n’avait pas de compte avec elle.

Pour les sorties de numéraire, le fonctionnement n’était pas plus compliqué. Il comportait deux cas : celui d’approvisionnement à l’intérieur et celui d’approvisionnement à l’extérieur.

Les organisations qui avaient besoin de s’approvisionner à l’intérieur, — par exemple pour acheter aux paysans, aux éleveurs qui n’avaient pas encore accepté le contrat social, — demandaient à la banque, ou à la succursale de leur région, l’avance en numéraire ou chèque qui leur paraissait nécessaire, et elles faisaient leurs achats, selon l’ancien système. Or, comme les vendeurs, qui étaient payés en monnaie, avaient, eux aussi, besoin de s’approvisionner en produits de tout genre, ils s’adressaient aux magasins. sociaux… et le numéraire qui leur avait été versé revenait à la banque syndicale d’où il était sorti. Tout ne rentrait pas ; il y avait un écart entre les débours et les encaissements, — causé par la manie thésauriseuse de certains maniaques. C’était d’importance nulle, car la banque se préoccupait, non de conserver son encaisse au même niveau, mais seulement de remplir sa fonction de pompe aspirante des produits qu’elle déversait sur la communauté.


Le trafic avec l’extérieur s’opérait aussi selon le mode commercial : les produits à exporter étaient dirigés, soit sur les ports d’embarquement, maritimes ou fluviaux, soit sur les docks des voies ferrées. De même arrivaient les produits importés. Les syndicats et la fédération des dockers présidaient aux diverses opérations d’exportation et d’importation.

Les produits importés étaient selon les demandes, — ou proportionnellement aux quantités en magasin et aux besoins, — dirigés par les syndicats des dockers vers tels ou tels centres. Naturellement, les opérations commerciales cessaient dès que les produits d’importation entraient dans la circulation intérieure.

On n’exportait plus que le trop-plein, — car avec le capitalisme avait sombré l’absurde et néfaste système de produire pour l’exportation, — alors qu’à l’intérieur le peuple vivait misérablement, manquant des produits qu’on expédiait au loin. On ne jaugeait plus le degré de prospérité et de richesse du pays d’après l’étendue des exportations, mais, tout simplement, d’après la quantité de bien-être répartie entre toute la population.


Le régime de la navigation se trouvait, par suite de sa situation particulière, être à double face : resté commercial dans ses rapports avec les pays étrangers ; devenu communiste dans ses relations avec l’intérieur.

Des premiers, les marins du commerce s’étaient associés à la révolution et, sans hésitation, leurs syndicats avaient pris possession des vaisseaux de tout ordre, — de ceux appartenant à des armateurs et de ceux frétés par des Compagnies.

La première mesure qui s’imposait était de reconstituer les équipages par affinités et sympathies, — car, plus en mer que partout ailleurs, l’homogénéité et l’accord sont nécessaires. Pour ce faire, les équipages se recrutèrent eux-mêmes, sous les auspices conciliateurs des syndicats de marins. Ce fut aussi par une entente commune entre le personnel d’un équipage qu’il fut fait choix du capitaine et autres hommes qui eurent charge de la direction du navire. Il ne s’agissait plus là de fonctions d’autorité, mais d’une naturelle division du travail, qui n’infériorisait personne et ne donnait à quiconque une supériorité de droit.

Pendant qu’il était procédé à la reconstitution des équipages, s’élaboraient les conditions nouvelles de la navigation. Il fut convenu que, tant qu’ils seraient en terre française, ou dans les ports français, les marins auraient les mêmes commodités de vie que tous les camarades. En période de navigation, il leur faudrait fatalement se soumettre aux restrictions nécessitées par le rationnement obligé en mer. Quant aux facilités de vivre aux pays étrangers, au cours de leurs escales, elles leur seraient assurées par une indemnité en numéraire, qu’ils toucheraient à la banque syndicale de leur port d’embarquement.

Les vaisseaux, — tout comme leur équipage, — auraient un fonctionnement mixte : ils effectueraient gratuitement le transport des voyageurs qui seraient confédérés, tandis qu’ils transporteraient aux conditions financières anciennes les voyageurs étrangers. De même, tandis que les marchandises de provenance française seraient embarquées gratuitement, — mais grevées d’un droit de transport que paierait l’acheteur, — les marchandises d’importation seraient débarquées, sans être grevées d’aucune redevance.

Les bateaux qui commerceraient avec l’étranger recevraient des indications, basées sur les demandes de produits parvenues aux syndicats des dockers et aux syndicats des marins ; il leur serait laissé, pour ces opérations d’achat, une large initiative, — et la banque syndicale leur donnerait les sommes nécessaires.

Au retour, les bateaux verseraient à la banque les sommes qu’ils auraient encaissées, en paiement des produits exportés, ou pour transport de voyageurs, — mais sans qu’il y ait à établir un équilibre entre leurs recettes et leurs dépenses.

Tel fut, dans ses grandes lignes, le mécanisme adopté pour les échanges avec l’extérieur.

On pouvait craindre que les pays étrangers, par haine de la révolution, rompissent toutes relations commerciales avec la France. Les gouvernements l’eussent souhaité. Mais l’appât du gain l’emporta. : Toutes les tentatives de boycottage international échouèrent ; il se trouva des capitalistes étrangers pour tirer profit des événements et réaliser d’autant meilleurs bénéfices qu’étant données les circonstances, les français n’hésitaient pas à payer les matières premières dont ils avaient besoin, à un taux supérieur.

Cette méthode d’échange, qui devait rester en vigueur autant que les pays voisins ne seraient pas libérés du capitalisme, n’était que l’extension de l’attitude observée à l’intérieur, envers les réfractaires au pacte confédéral.

Le circulus monétaire n’avait donc un caractère commercial qu’à l’égard des étrangers au contrat social ; à l’égard des associés, la banque fonctionnait comme un réservoir commun où il était puisé selon les besoins. La royauté de l’or était, par conséquent, abolie dans la nouvelle société : ce métal était privé des pouvoirs de fructification qui autrefois avaient fait sa puissance et il était réduit à une fonction transactionnelle qui irait toujours en décroissant.