Chapitre XX

L’ARMEMENT DU PEUPLE


L’œuvre de réorganisation n’avait pas fait négliger une besogne contraire, mais indispensable : l’anéantissement des institutions de violence et de coercition qui avaient assuré la puissance et la durée du capitalisme. Les révolutionnaires parisiens s’en occupèrent sans désemparer : en prélude, ils dispersèrent le personnel qui vivait de ces institutions ou gravitait autour.

Ils firent plus. Par excès de prudence, — afin de paralyser, par les difficultés de concentration, toute tentative offensive de la Bourgeoisie, — afin de mieux déraciner les institutions du passé, ils anéantirent les monuments qui leur avaient donné asile, avaient été leur symbole.

La préfecture de police avait été un des premiers repaires gouvernementaux occupés, — et un des premiers elle fut rasée. Le palais de justice eut le même sort, avec les deux prisons qu’il encerclait, — le Dépôt et la Conciergerie.

Les policiers, les sergents de ville furent introuvables. La chasse qui leur avait été faite, au cours de la grève générale, dans les quartiers qu’ils habitaient, leur avait été un avertissement des dangers courus. Aussi, dès qu’ils constatèrent que le triomphe du peuple n’était plus qu’une question d’heures, ils disparurent, s’enfuirent.

Au palais de justice, on trouva du monde. Il y fourmillait et baguenaudait une population d’avocats, d’hommes de lois, d’employés du parquet, de gens louches, qui, se rendant piètrement compte de la portée qu’allait avoir la transformation en passe de s’accomplir, supposaient pouvoir continuer leurs opérations et vivre encore aux dépens du commun. Leurs illusions furent déçues. Tous ces personnages furent avisés que leurs fonctions n’auraient plus de raison d’être, que c’en était fini de tous les parasitismes et qu’il leur faudrait opter pour une profession ou un métier utile. Il leur fut conseillé de prendre les devants et de s’affilier au syndicat de la profession pour laquelle ils avaient un penchant, ou qui correspondrait mieux à leurs goûts.


On se porta aux prisons. Elles furent vidées de tous leurs prisonniers politiques, — de même que des prisonniers de droit commun. Seulement, pour ceux-ci, on procéda à quelques formalités préalables.

Une commission confédérale eut charge de s’aboucher avec les spécialistes les plus réputés par leur savoir et leur intégrité ; ils eurent mission d’examiner ceux d’entre les prisonniers qui, vu leurs tares physiologiques, étaient des malades à soigner, dont la libération brusque eut constitué un danger et qu’on transféra dans des maisons de santé.

Ensuite, les délégués confédéraux réunirent les détenus, — y compris leurs gardiens. Aux uns et aux autres, ils exposèrent les conditions de la vie nouvelle ; ils leur expliquèrent que la révolution était faite pour supprimer les fainéants, les parasites, les voleurs et les criminels de tout ordre et que, par conséquent, désormais, le travail de tous était nécessaire et qu’aucun valide ne devait s’y soustraire. Puis, s’adressant indistinctement aux gardiens et aux prisonniers, ils ajoutèrent :

« À vous de décider si vous vous sentez capables de vous adapter à ce milieu, de vous régénérer ? Si oui, vous ferez choix d’une profession ou d’un métier et vous serez acceptés dans son syndicat. Là, vous ne trouverez que des camarades ; ils vous traiteront en amis et ils ignoreront, — ou oublieront, — l’homme que vous avez été… Au cas où cette existence de labeur sain, base de bien-être, ne vous séduirait pas, libre à vous de refuser le contrat social que nous vous proposons. En ce cas, vous serez bannis du territoire et dirigés sur la contrée que vous désignerez. Mais, afin que, dès votre arrivée, vous ne soyez pas pris au dépourvu, nous vous nantirons d’un léger pécule… »

Ces paroles, retentissant entre les murs épais, derrière les barreaux et sous le jour terne des prisons ; dans l’atmosphère moite des geôles, toute de crasse et de relents humains ; là, où avaient crevé et agonisé tant de douleurs ; s’adressant aux prisonniers et aux gardiens, qui les écoutaient sur pied d’égalité ;… ces paroles proclamèrent toute l’étendue du bouleversement social, — et elles émurent et convainquirent leurs auditeurs.

Les gardiens furent heureux d’abandonner une profession pour laquelle ils n’avalent que rancœurs, et qu’ils subissaient par besoin ; quant aux prisonniers, la franchise et la sincérité du langage qui leur était tenu, — qui les changeait de l’hypocrisie dont on usait à leur égard, — les impressionna, et la plupart acquiescèrent au contrat qui leur était offert.


La démolition des prisons et des tribunaux et la dispersion dans les groupements de production des parasites qui avaient vécu du dol, du vol, du crime, — soit directement, en y participant, soit indirectement, sous prétexte de répression et en qualité de policiers, de juges, de geôliers, — n’eurent pas pour résultat de mettre la société à la merci du brigandage et de la fainéantise.

Dorénavant, les actes anti-humains relevaient du groupement de travail ou du syndicat auquel étaient affiliés leurs auteurs.

Chacun était donc « jugé par ses pairs », pour employer l’expression ancienne. Mais, ou bien le « coupable » était reconnu malade et il recevait les soins que nécessitait son état ; ou bien, il était prononcé à son égard un verdict qui, au lieu de peine corporelle, entrain ait simplement un châtiment moral, sous forme de boycottage, de mépris.

Cette quarantaine était suspendue, dès qu’on jugeait amendé celui qui y était soumis.

Dans des cas excessivement rares, le bannissement fut appliqué, par décision de l’assemblée générale du syndicat, dont il pouvait être fait appel à la fédération corporative, et voire au Comité Confédéral. Mais on n’eut besoin de recourir qu’exceptionnellement à cette mesure. Le plus souvent, le boycottage suffisait à amender las délinquants.

Pour accepter d’être mis ainsi au ban général, il faut être rudement trempé et être soutenu par une grande et généreuse idée, — c’était le cas, autrefois, des révolutionnaires qui, forts de leurs idées subversives, affrontaient l’opinion publique et se moquaient de la réprobation moutonnière et unanime qui s’attachait à eux ; ou bien, il faut se savoir approuvé et encouragé dans un certain milieu — c’était le cas des criminels de droit commun qui, pour le monde des prisons, étaient des héros.

Or, comme il fallait, maintenant, davantage d’énergie pour affronter la réprobation générale que pour se plier aux conditions de travail exigées, — et comme il n’y avait plus de population interlope pour admirer les « apaches », plus de presse pour exalter leurs exploits, ces tristes spécimens disparurent.

Le régime de pestiféré auquel les coupables étaient astreints était si pesant, si pénible, que les méfaits devinrent de plus en plus rares. Ce frein moral fut plus efficace que ne l’avaient été les pénalités de la société bourgeoise : par cette méthode, on obtint un résultat auquel le recours à l’emprisonnement et aux supplices n’avait pu aboutir, — on endigua, dans une proportion considérable, les actes anti-humains.

Ceux-ci, au surplus, se trouvèrent diminués automatiquement d’abord, dans la proportion de cinquante pour cent, parce qu’il n’y eut plus de crimes et délits occasionnés par la misère, l’inégalité, les malfaisances du capitalisme. En outre, les méfaits qui étaient la conséquence de tares physiologiques, de dégénérescence, de maladies mentales, eurent tendance à disparaître, sous l’influence du milieu. Il ne subsista donc que les crimes passionnels et ceux dus à des causes accidentelles, — pour lesquels, déjà, dans la société bourgeoise, il y avait toujours excuses, circonstances atténuantes, sinon acquittement.

Certes, il advint quelquefois que, sous le coup de l’indignation, les témoins d’une violence odieuse se laissèrent entraîner à des actes de justice sommaire. Ainsi, des souilleurs d’enfants, des violeurs de femmes, pris sur le fait, furent exécutés sans pitié.

Ces soudaines violences, pour impitoyables, brutales et sanguinaires qu’elles parussent, étaient saines et fécondes. Elles donnaient la sécurité à tous les faibles ! Les bêtes mauvaises, qui avaient le malheur de traîner en elles les sauvageries ancestrales, étaient, autant qu’il se pouvait, mises en garde contre leurs instincts pervers, par la menace suspendue sur leurs têtes. Si ces monstres ne pouvaient se contenir, tant pis pour eux ! Ils ne réitéreraient pas deux fois leur acte…

Pour cruel et inexorable que fût ce système d’immédiate répression, il était moins répugnant que la procédure ancienne, avec son attirail judiciaire, — et il avait l’excuse d’une légitime colère, que n’avait pas le magistrat opérant à froid.


En même temps que se poursuivait la destruction des prisons, celle des casernes et celle des forts encerclant Paris n’était pas oubliée.

L’armée fut dissoute. Les soldats de toute catégorie furent renvoyés dans leurs foyers. Déjà, bon nombre avaient pris les devants et, de leur propre initiative, ils s’étaient licenciés. Surtout, il fut veillé avec soin au désarmement des corps qualifiés d’élite, où s’était maintenu un esprit d’aristocratie.

Ces mesures de prudence furent complétées par le licenciement des écoles militaires.

Quant aux casernes, on les jeta bas sans hésitations. Elles avaient trop longtemps menacé Paris pour qu’on se fît un scrupule de leur démolition, sous le spécieux prétexte qu’elles eussent pu être transformées en maisons d’habitations. La fureur du peuple se déchaîna contre elles avec frénésie et ce fut avec enthousiasme que des équipes de démolisseurs se constituèrent et manœuvrèrent pics et pioches pour les raser.

Les forts eurent le même sort. On mit à les démanteler d’autant plus d’empressement qu’ils étaient une constante menace pour Paris, au cas d’une tentative réacteuse. En effet, ils avaient été construits et aménagés plus avec l’arrière-pensée de les utiliser à maîtriser et bombarder la grande ville qu’avec la préoccupation de la défendre contre une attaque extérieure. Et si le gouvernement n’avait pas eu recours à leurs canons, c’est que la révolution avait eu un déroulement imprévu, rapide, qui l’avait mis dans l’incapacité d’user de tous ses moyens de défense. Il lui était advenu ce qui, au cours des révolutions antérieures, avait perdu des gouvernements qui, la veille de leur chute, semblaient inébranlables, — il avait été sidéré par l’ampleur de l’insurrection, par son offensive vigoureuse.

La démolition des forts eut davantage le caractère de fêtes champêtres que d’expéditions révolutionnaires.

On alla à leur démantèlement en bandes joyeuses ; on festoyait gaiement sur les glacis, chantant, farandolant et trinquant avec bonne humeur. On préluda par l’allégresse au nivellement des fossés, au défoncement des casemates, à l’enclouage des canons, à la destruction des munitions.

On n’eut de respect que pour les fusils et les armes de facile maniement, qu’on déménagea en cortèges triomphaux et qu’on transporta à la Bourse du travail.

C’était de bonne et judicieuse tactique. C’était la preuve qu’ayant été capable de vaincre, le peuple allait être apte à défendre sa victoire, puisque, autant il tenait pour indispensable d’anéantir tout ce qui était armement offensif et moyens d’attaque, autant il appréciait l’avantage de se conserver des armes défensives. Il se souvenait combien il avait souffert du manque de fusils ! Il avait la mémoire des déceptions éprouvées, lorsque les occasions de se libérer s’offrirent à lui et qu’il ne put en profiter, faute d’armes ! Aussi, il ne dédaignait pas de s’armer, — malgré que son triomphe en rendît problématique le besoin.

Le peuple avait toujours abhorré la servitude militaire ; il avait toujours exécré les guerres entre nations, et les carnages dont ses enfants avaient été victimes. Mais, cela n’avait jamais impliqué, pour lui, la résignation et la non-résistance prêchées par Tolstoï, — et ce n’était pas de gaieté de cœur qu’après avoir plié l’échine sous l’oppression, il prêtait ses bras à l’exploitation. Toujours il avait cherché à s’armer pour contrebalancer les forces militaires et autres — qui, sous l’ancien régime, le tenaient sous le joug. Il s’était approvisionné de revolvers ! Il avait acheté des fusils, quand il avait pu ! Il avait manipulé les explosifs et usé de la bombe !… Et c’est pourquoi il était normal que, mis en situation de s’armer sérieusement, il s’y empressât.


En l’occurrence, les syndicalistes ne faisaient que marcher sur les traces des révolutionnaires de 1789, qui mirent autant d’ardeur à se saisir d’armes, partout où ils en découvrirent, qu’ils en avaient mis à donner l’assaut au couvent Saint-Lazare et à la Bastille.

À cette époque reculée, la meilleure des armes était les canons, — et les Parisiens, qui les prisaient plus que les fusils à pierre, les considéraient comme le meilleur des arguments. Aussi, ils allaient en prendre où il y en avait !…

Des expéditions s’organisaient contre les châteaux connus pour posséder des canons : le château de Choisy-leRoi fut dépouillé des siens et, furent de bonne prise également, les canons des châteaux de Chantilly, de l’Isle-Adam, de Limours, du château de Broglie et de beaucoup d’autres demeures nobiliaires.

Lorsque, au retour d’une de ces opérations, les Parisiens ramenaient leur conquête à Paris, ils n’avaient pas la naïveté d’écouter les conseils perfides de Lafayette qui s’affligeait de voir le peuple s’armer et qui, pour le désarmer adroitement, voulait que les districts lui remissent leurs canons, sous prétexte d’en former un parc d’artillerie. Les Parisiens ne tombèrent pas dans le piège, ils n’écoutèrent pas ces fourbes conseils : ils gardèrent leurs canons dans leurs sections, — et ce fut leur force aux grands jours de révolte !


Donc, imitant les révolutionnaires du dix-huitième siècle, leurs petits-neveux du vingtième prirent des armes où ils en trouvèrent. Les engins de bataille étant plus perfectionnés, ils n’avaient pas pour les simples canons la même estime que leurs aïeux ; par contre, ils ne dédaignaient pas les mitrailleuses et les canons-revolvers. Avec un soin extrême, ils faisaient main-basse sur toutes les armes défensives, — et elles étaient distribuées, dans les syndicats, aux camarades valides qui voulurent s’armer.

Aux armes trouvées dans les forts, s’ajoutèrent celles provenant du désarmement des troupes, celles amoncelées dans les magasins et dépôts de la guerre, celles recueillies chez les armuriers.

L’épuration radicale dont nous venons de narrer quelques-unes des péripéties ne se limita pas à la capitale. Avec un entrain égal, la province se mit à l’unisson : les palais de justice et les prisons y furent rasés, les casernes et les forts démantelés.

Bientôt, sur toute la surface du territoire, il n’y eut plus un bataillon en armes. Simultanément, à la dislocation et à la dispersion de l’armée, le recensement des armes défensives était effectué et, par l’intermédiaire des Bourses du Travail, leur distribution s’accomplissait dans les syndicats, au gré des demandes.

Dans chaque syndicat un groupe de défense s’était constitué, auquel affluaient volontairement les éléments jeunes et actifs ; on s’y exerçait au maniement des armes et aux manœuvres de résistance, afin de n’être pas pris au dépourvu, au cas de conspiration réacteuse. Ces groupements émanaient des Bourses du Travail et, tout en liant des relations avec les groupes similaires de la région et des centres éloignés, leurs membres ne cessaient pas d’être des syndiqués actifs. Ils ne se croyaient pas dispensés de leur somme de production quotidienne, sous le prétexte qu’ils se livraient à des exercices de gymnastique militaire.

Ces cohortes syndicales n’étaient pas une force extérieure au peuple. Elles étaient le peuple lui-même qui, ayant libéré le travail, avait la prudence de s’armer pour protéger la liberté conquise.

Cette organisation de défense, à base corporative et fédéraliste, rendait impossible toute intrigue tendant à détourner cette force armée de la fonction qu’elle s’était attribuée. Des éléments hétérogènes et suspects ne pouvaient s’y incorporer ; on était là entre camarades, et pour être admis dans un de ces groupes, il fallait, non seulement être syndiqué, mais être connu et être présenté par des parrains qui répondaient de vous. Précautions un peu ombrageuses, — mais utiles pour empêcher que des « ci— devant » douteux s’y infiltrassent.

Maintenant, hérissée de fusils et de baïonnettes, de mitrailleuses et de canons-revolvers, la France syndicale était sur ses gardes ; ces armes puissantes étaient maniées par des hommes de tempérament et de résolution, — et elle avait, sur la France de 1789, la supériorité d’être irrémédiablement guérie de tous les Lafayette.