Chapitre XVIII

LE CONGRÈS CONFÉDÉRAL


Il vint des délégués de tous les points de la France. Il en vint de tous les métiers, de toutes les professions. Dans l’énorme salle où se tint le congrès, paysans, instituteurs, pêcheurs, médecins, postiers, maçons, voisinaient avec les maraîchers, les mineurs, les métallurgistes. Toute la société était là, — en raccourci.

Émouvant spectacle que celui de cette assemblée où se trouvaient réunis les plus énergiques et les plus enthousiastes des combattants de la révolution et qui, inaugurant une ère nouvelle, allait dégager et condenser les aspirations du peuple, — indiquer dans quelle voie il était résolue à s’engager.

Les vieux militants, — qui avaient vu tant de congrès ! — qui avaient rudement bataillé, avaient connu l’âpreté des luttes contre le patronat et l’État, et qui, à leurs heures d’anxiété et de doute, avaient désespéré de voir jamais leurs espoirs se matérialiser, rayonnaient de joie. Leurs pensées audacieuses d’antan prenaient corps. Ils vivaient leur rêve ! Doux moment que celui où s’accostaient les anciens camarades. Ils s’abordaient, les mains tendues et, frémissants, profondément émus, ils s’embrassaient, — transfigurés, rayonnants.

Les délégués nouveaux, dépaysés dès l’abord, au milieu de cette fièvre, furent vite gagnés par cette atmosphère d’enthousiasme. Beaucoup étaient le produit des événements. Avant la révolution, ils s’ignoraient et, si elle ne fut venue secouer leur torpeur, ils eussent continué à végéter, inertes, insensibles, sceptiques. Grâce à elle, leur flamme intérieure s’était révélée à eux-mêmes et, maintenant, débordants de passion, d’énergie et d’ardeurs, ils vibraient avec une intensité magnifique.


Plus merveilleux et plus réconfortant encore que le tableau de l’enthousiasme général qui épanouissait le Congrès était le spectacle de l’unité de pensée et d’action qui l’animait.

Les opinions, qui avaient tant divisé les hommes, avaient stérilisé tant d’efforts, suscité tant de haines, — qui avaient fait couler des flots d’encre… et combien de sang ! — étaient inconnues dans cette assemblée. En elle, il n’y avait pas de partis politiques. Ils avaient disparu dans la tourmente, sombré avec l’État. Ils étaient anéantis, finis, — la révolution 1es avait tués. Toutes les subdivisions, toutes les classifications qu’engendrait le parlementarisme étaient d’un autre âge. Aussi, quand le flot des délégués houlait et déferlait, il était soulevé par des préoccupations d’un ordre élevé, et non par la bassesse et la vulgarité des ambitions et des appétits, endémiques aux assemblées légiférantes du régime aboli.

Il n’y avait pas, dans cette enceinte, de député, inconnu de ses électeurs, — ayant cependant reçu d’eux un pouvoir illimité, — et substituant sans scrupules, aux aspirations de ses commettants, ses personnelles manières de voir…, qui variaient souvent au gré des vents ministériels. Il y avait des travailleurs, siégeant momentanément et ayant à se prononcer sur des points élucidés par les camarades qui les avaient mandatés. Et puis, différence considérable : au bout de quelques jours, la corvée du congrès terminée, tous ces délégués allaient retourner dans leurs syndicats et reprendre leur place de travail, — à l’usine, au chantier, aux champs.

Le changement était énorme ! Et des hommes qui, autrefois, dévoyés par les influences morbides du milieu étatique, se fussent tenus pour adversaires, (sous prétexte de divergences dans leurs conceptions gouvernementales) se trouvaient aujourd’hui en plein accord, — la question gouvernementale, totalement éliminée, n’ayant même plus à se poser. La préoccupation qui dominait, et obsédait le congrès était de besogner pour l’entente économique et de réaliser, — ou s’efforcer de réaliser — un milieu favorable à l’épanouissement humain.

Il s’agissait, pratiquement, de coordonner et d’unifier les vues des différents organismes corporatifs et fédératifs, de manière qu’en découlât un équilibre qui, loin de léser la liberté individuelle, l’étendrait et la prolongerait par l’appui que chacun retirerait de l’accord avec ses semblables.


En premier lieu, une résolution, qui n’avait pas à être examinée, — même pas à être posée, — tant elle était logique et inéluctable, fut prise : la mise à la charge sociale des enfants, des invalides et des vieillards. C’était une question de principe qui avait l’avantage de fixer, pour ceux qui pouvaient conserver des préventions à l’égard du nouveau régime, combien l’avenir allait peu ressembler au passé.

Il fut convenu qu’il ne serait fait aucune distinction entre vieillards, et que, « ci-devant » et prolétaires, auraient droit à égal traitement. Il ne pouvait, non plus, être question de restreindre parcimonieusement leur possibilité de vie, en les tarifant, à un minimum dérisoire, et en leur accordant, comme précédemment, des retraites insuffisantes. Il fut donc décidé que le plus grand aise possible leur serait donné.

Ensuite, il fut stipulé que l’âge du travail commencerait, en moyenne, à dix-huit ans, pour finir au maximum, à la cinquantaine ; cette limite d’âge n’était que provisoire, et devait être abaissée à quarante-cinq ans, dès que le fonctionnement social aurait permis de constater la surabondance des bras. L’examen des statistiques comparatives, sur les probabilités de production et de consommation, que fournirent les Bourses du travail et les fédérations corporatives, entraîna à fixer, pendant le délai d’un an, la durée moyenne de la journée de travail à huit heures. Dans les professions où déjà, cette durée était intérieure, l’horaire ancien fut maintenu et, pour les travaux particulièrement durs et pénibles, la moyenne de huit heures fut abaissée.


À ce propos, s’élucida l’ancien problème des métiers « majeurs » et des métiers « mineurs », — comme on disait dans les républiques italiennes du moyen âge. Y aurait-il encore des distinctions pareilles ? Allait-il se reconstituer une sorte d’aristocratie du travail qualifié « intellectuel », et les métiers « mineurs » et pénibles, seraient-ils infériorisés ?

Bien avant la révolution, la question avait été controversée dans les organisations syndicales. Toutes s’étaient, à maintes reprises, prononcé pour l’égalité des salaires, ce qui, à l’époque, exprimait qu’on ne concevait pas de distinction à établir selon tel ou tel travail. Cette manière de voir n’avait pu que se fortifier, — aussi, au congrès, n’y eut-il guère de défenseurs de la théorie d’inégalité.

Au contraire, la thèse qui se fit jour, — à titre d’argument, — était que les métiers « mineurs » auraient plus logiquement droit à un traitement de faveur, par cela seul qu’ils sont plus pénibles que les métiers « majeurs ».

Les délégués qui exposèrent cette opinion expliquaient que le médecin, l’ingénieur, le professeur, devaient se considérer comme « payés » largement par la joie de cultiver leur cerveau, la satisfaction d’orner leur esprit ; ils affirmaient que si certains avaient droit à une rétribution supplémentaire, ce ne pourrait être que les ouvriers trimant aux besognes écrasantes. Ils ne demandèrent pas que leur thèse soit prise en considération. Mais, ils insistèrent fortement sur l’urgence qu’il y avait à renoncer aux méthodes de production, usitées dans certaines usines de produits chimiques et autres, — méthodes nuisibles au plus haut degré à la santé des ouvriers. Ces survivances barbares il fallait les faire disparaître au plus vite ; il n’était pas compatible avec le nouvel état de choses que ces monstruosités se continuassent. Et ils concluaient : autant, il est nécessaire et indispensable que chacun fournisse un travail déterminé, autant il est inadmissible que ce travail s’effectue dans des conditions pernicieuses.

Cette question en entraînait une autre, d’importance primordiale ; il fut stipulé qu’aucune corporation, aucun service social, — autonome au point de vue de la gestion et du fonctionnement, — ne pourrait avoir une vie isolée, se constituer une comptabilité particulière, s’abstraire de la communauté. S’il en eut été autrement, si des groupes avaient pu, sous l’apparence de coopératives, se constituer des intérêts particuliers, hors de l’ensemble, c’eût été le germe de privilèges collectifs, de prérogatives de corporations, qui se fussent développés sur les ruines des privilèges individuels du Capitalisme.

Ce péril fut signalé, avec une abondance d’argumentation par nombre de délégués, — et ce dangereux écueil fut évité.


À cette décision était liée la solution de l’allégement du travail, de l’aménagement scientifique des usines.

Si le système d’organisation à base coopérative eut prévalu, le mercantilisme et la concurrence eussent persisté : des corporations plus riches auraient pu s’outiller mieux et l’intérêt de tous eut été subordonné à celui de quelques-uns.

Avec la solution qui fut adoptée, la concordance entre l’intérêt général et les intérêts particuliers était inéluctable et automatiquement obtenue : les corporations, les groupes de travail qui auraient besoin, soit d’outillage, soit de réfection de matériel, en aviseraient la fédération intéressée, ou plus simplement le groupe de production apte à accomplir la besogne désirée, et il y serait pourvu sans autre procédure. Il n’y aurait pas, en la circonstance, à établir une balance de « doit et avoir » entre le groupe demandeur et celui fournisseur ; l’outillage, le matériel, l’aménagement, n’étaient pas considérés comme un capital, — non plus comme représentatifs d’un capital, — mais simplement comme une richesse, mise en état d’accroître la richesse de tous : donc, de contribuer à augmenter le bien-être de chacun.

Pour que la mise en pratique suivit cette décision, il fut convenu que de larges enquêtes, rapidement menées, indiqueraient les travaux à effectuer pour la réfection des usines, manufactures et ateliers. Les stocks de machines et d’outillage, existant en magasin, permettaient déjà de faire face, en partie, à bien des nécessités. Puis, les constructeurs ne manquaient pas : à la fabrication du gros matériel de guerre et de marine, suspendue déjà, on substituerait la fabrication de l’outillage utile. En outre, pour faire mieux et vite, on convînt d’en appeler aux conseils des savants, des ingénieurs, des praticiens, des professionnels, — au bon vouloir des hommes énergiques, jeunes ou vieux.


Le problème de la rémunération et de la répartition était étroitement soudé au précédent. D’ailleurs, à bien considérer les données du problème social, toutes les questions s’encastraient les unes dans les autres ; toutes étaient liées entre elles, en rapports tellement étroits, tellement dépendants, qu’il fallait apporter à toutes une solution découlant d’un même principe.

Dans quelles proportions serait établie la part de consommation des uns et des autres ? Comment chacun serait-il admis, et traité au banquet social ?

C’était le point d’interrogation redoutable !

Sur ce sujet, les discussions furent longues, passionnément approfondies. Les solutions entrevues et prônées, tenaient au cœur des délégués et chacun exposait et défendait sa thèse avec une conviction vive et ardente. Tous sentaient qu’il ne s’agissait pas d’entraîner une majorité, de la subjuguer grâce à une rhétorique subtile, à des procédés oratoires, — mais, de dégager un mode de relations et de rapports (de producteurs à consommateurs) qui, malgré des défectuosités inévitables, et quoique ne répondant pas pleinement à l’idéal de chacun, serait pourtant accepté par tous comme une solution d’autant plus raisonnable qu’elle ne barrerait pas l’avenir.

Deux tendances se firent jour : l’une, celle des communistes purs, qui préconisaient la liberté complète de consommation, sans restriction aucune ; l’autre, qui, tout en s’inspirant des prémisses communistes, trouvait leur stricte application prématurée, et prônait une solution mitigée.

Cette dernière prédomina. Il fut donc stipulé ce qui suit :

Tout être humain, quelle que soit sa fonction sociale, (accomplie par lui dans les limites d’âge et de temps indiquées plus haut) aurait droit à une rémunération égale dont il serait fait deux parts : l’une pour la satisfaction des besoins ordinaires ; l’autre pour celle des besoins de luxe. Cette rémunération serait constituée, pour la première, par la carte permanente de syndiqué ; pour la seconde, par un carnet de « bons » de consommation.

La première catégorie comprendrait toutes les denrées, tous les produits d’alimentation, d’habillement, tout ce qui serait en abondance suffisante pour que la consommation n’en soit pas restreinte ; chacun aurait droit de puiser suivant ses besoins dans le fonds commun, sans autre formalité que d’avoir à présenter sa carte, dans les magasins et dépôts, aux préposés à la répartition.

Dans la seconde catégorie seraient classés les produits d’ordres divers qui, se trouvant en trop petite quantité pour qu’ils puissent être mis à la disposition gratuite de tous, conserveraient une valeur d’achat, susceptible de varier selon le plus ou moins de rareté et la plus ou moins grande demande. Le prix de ces produits se calculerait suivant l’ancien procédé monétaire et la quantité de travail nécessaire à les produire serait un des éléments de la fixation de leur valeur ; ils seraient délivrés contre des « bons de consommation », dont le mécanisme d’emploi rappellerait le chèque. Seulement, il fut convenu qu’au fur et à mesure que les produits de cette deuxième catégorie deviendraient assez abondants pour atteindre le niveau de la consommation libre, ils entreraient dans la première et, cessant d’être considérés comme objets de luxe, ils seraient, sans rationnement, mis à la disposition de tous.

Par cette stipulation, automatiquement, la société allait se rapprocher de plus en plus du communisme pur.

Le Congrès ne vit pas d’inconvénient à conserver pour les produits de luxe, le mode de fixation de la valeur, transmis par la société capitaliste : il considéra que, prendre pour étalon de la valeur l’heure du travail, au lieu du gramme d’or, serait se payer de mots. Certes, grands avaient été les malheurs engendrés par la royauté de l’or, par sa monopolisation ; mais, ce métal, désormais détrôné, réduit à n’être plus qu’une simple marchandise, était privé de son poison ; il n’avait plus aucun pouvoir d’absorption, ni d’exploitation, — par conséquent son utilisation ne présentait plus de dangers.

C’est pourquoi on ne redouta pas de laisser aux monnaies encore en cours leur puissance d’achat. D’ailleurs, les circonstances y obligeaient, au moins durant la période transitoire. Mais, il fut stipulé que, rentrées aux caisses sociales, ces monnaies n’en devaient sortir que dans des cas exceptionnels, — soit pour se procurer à l’étranger les produits exotiques, soit pour acheter aux réfractaires qui n’acquiesçaient pas encore au nouveau pacte social.

Force était, en effet, qu’on le voulût ou non, de tenir compte des réfractaires, — ne fût-ce que pour les gagner par la persuasion.

À l’égard de ceux qui, dans les milieux en plein travail de transformation, s’obstinaient, par étroitesse d’esprit ou crainte de perdre au change, à vivre la vie ancienne, aucune mesure autre que le boycottage ne fut décidée. Ils voulaient rester à l’écart, — on les y laisserait ! Ils allaient se trouver tellement infériorisés que leur situation serait intenable ; ils ne pourraient, par leur travail isolé, concurrencer les productions sociales et, s’ils voulaient commercer, ils n’auraient que maigre clientèle… Et le jour où ils viendraient à résipiscence, ce qui ne tarderait guère, on les accueillerait sans rancune.

Une attitude moins expectative, moins indifférente, fut arrêtée à l’égard des populations tardigrades de certaines régions, — principalement paysannes, — qui étaient restées en dehors du mouvement. C’était, surtout, les masses rurales, encore ombrageuses, qu’il s’agissait de convaincre. Il fut donc jeté les bases d’une vaste campagne de propagande, méthodiquement conduite, à laquelle participeraient des délégués urbains et paysans : ils iraient de concert dans ces parages, expliqueraient le mécanisme de la société nouvelle, en démontreraient les avantages et la supériorité.

Une autre catégorie de réfractaires était celle des anciens privilégiés. Ils n’avaient pas tous émigré, — ce qui eût simplifié le problème ! Certains, prenant leur parti des événements, s’étaient mis au travail, s’adaptaient et s’assimilaient. Il n’y avait donc qu’à les traiter en camarades. Restaient les autres ! Ceux qui ne s’étaient pas amendés et qui, provisoirement, vivaient en marge de la société, prolongeant leur parasitisme ancien. Quelle attitude aurait-on envers eux ? Continuerait-on à les entretenir à rien faire ? C’était inadmissible et nul n’y songeait. Il fut décidé de les mettre en demeure de choisir une profession et, au cas où ils s’y refuseraient, ils seraient invités à émigrer ; s’ils n’y consentaient de bon gré, ils seraient assimilés aux « apaches » et traités comme tels. Oh ! il ne s’agissait pas de reconstruire les prisons et de rétablir, à leur intention, un système répressif aboli. Non pas ! On se bornerait à débarrasser le territoire de leur encombrante et pernicieuse présence : on les transporterait, nantis d’un peu d’or, au pays qui leur agréerait. Par conséquent, contre eux, nulle violence. Puisqu’ils se refusaient au pacte social, puisqu’ils n’étaient pas de caractère à vivre autrement qu’en parasites, le divorce s’imposait.

Afin de ne pas s’exposer mutuellement aux querelles pouvant découler de la rupture, on prendrait à leur égard la précaution la moins brutale : le bannissement.


Il serait oiseux de suivre pas à pas le Congrès, de relater et d’énumérer le menu de sa besogne et de ses décisions. Nous avons voulu, en signalant quelques-unes de celles-ci, dégager les grandes lignes de son action, montrer que ses résolutions furent toujours inspirées par un sentiment très vif de la solidarité humaine, par un large esprit communiste.

Ajoutons qu’aucune note discordante ne vint troubler la cordialité ambiante. Certes, il y eut des discussions vives, le diapason des voix monta haut ; mais, à aucun moment le ton ne devint acrimonieux et on put constater combien factices étaient les dissidences qui, sous le règne de la bourgeoisie, avaient agité la Confédération et mis aux prises réformistes et révolutionnaires. Au feu de la bataille, les querelles s’étaient apaisées : la réconciliation s’était opérée sur les ruines du capitalisme.


Une fois le Congrès terminé, le Comité Confédéral, constitué par les délégués des fédérations corporatives et des Bourses du travail, entra en fonctions. Sa besogne fut, non de direction, mais de condensation et d’analyse : il concentrait les statistiques sur l’étiage de la production et de la consommation et servait de trait d’union entre tous les groupements. Il fut comme le centre d’un vaste réseau téléphonique auquel aboutissaient et d’où partaient les renseignements, permettant de régulariser le fonctionnement social, de maintenir partout l’équilibre, afin qu’il n’y ait pas pléthore sur un point, tandis qu’il y aurait disette dans un autre.